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Le dernier article de Raymond Aron sur
le sujet de la monnaie que j'ai rappelé dans un billet précédent
était daté du 10 août 1971, cinq jours avant la
décision du président des Etats-Unis d'Amérique, Richard
Nixon, de suspendre la convertibilité extérieure en or du
dollar, la convertibilité intérieure étant interdite
depuis 1933.
Dans cet article, il n'envisageait en aucune façon une telle
décision ni que les circonstances qu'il décrivait y
conduiraient.
Cet article et d'autres reproduits dans le billet faisaient suite à
des articles de mai 1971 que j'ai rappelés dans ce billet, après en avoir
rappelé six autres, de la période février 1969-
février 1970, dans ce billet. : dans aucun d'eux,
l'idée d'un tel événement n'est effleurée.
Raymond Aron fera connaître ses premières impressions sur la
décision prise dans un article intitulé "Comment
dévaluer le dollar ?" qu'il publiera le 26 août dans le
quotidien Le Figaro.
Cet article sera suivi de cinq autres en septembre, les 3, 6, 7, 8 et 17 septembre 1971. Je
les ai reproduits ci-dessous.
Pourquoi ce rappel ? Pour deux grandes raisons :
Parce que ces événements de 1971 ne sont pas sans relation avec
ceux d'aujourd'hui, de 2011, ni avec ceux plus anciens de 1931.
Relativement à ces derniers, ils en sont même des causes
intermédiaires.
La trame est la même.
Elle n'a rien à voir avec un quelconque sens de l'histoire. Des
hommes de l'Etat irresponsables institutionnellement prennent des
décisions et des commentateurs plus ou moins stipendiés par iceux-ci et peu au fait de ce dont ils parlent s'en font
l'écho.
Elle n'a rien à voir non plus avec une connaissance économique
de la question de la monnaie qui déboucherait sur de telles
décisions.
J'y reviendrai ci-dessous après les articles.
Seconde raison : parce que Jacques Rueff les avait très
rationnellement prédits étant donnés sa connaissance de
la science de la monnaie et son intérêt pour cette science, une
science différente de la science officielle qui sévissait
déjà à l'époque.
I. Raymond Aron.
- Les caractères en
gras sont de mon crû. -
1. Comment
dévaluer le dollar?
Le Figaro, 26
août 1971
Le président Nixon ne voulait pas, en 1969, être le premier
président des Etats-Unis à perdre une guerre : le voici en
train d'en perdre plusieurs.
Camouflant sous des coups de poker et un style agressif la retraite à
laquelle le contraint l'opinion américaine, il liquide
- la politique asiatique des vingt dernières années,
- puis le système monétaire de Bretton-Woods,
- demain peut-être il liquidera la présence américaine
sur le vieux continent.
Liquidation
inévitable ?
Il fallait reprendre contact avec le gouvernement de la Chine populaire,
à coup sûr.
Mais fallait-il mettre des
alliés, en particulier le Japon, devant le fait accompli?
Le système monétaire international était condamné
à mort moins par l'inconvertibilité de fait du dollar en or que
par l'incertitude sur la valeur de la monnaie américaine par rapport
aux autres monnaies.
Devait-on lui porter le
coup de grâce par des décisions prises soudainement, dans le
secret, sans même consentir à une discussion d'ensemble avec les
partenaires-concurrents ?
La rhétorique nationaliste du président Nixon accompagne, d'un
bruit de fond désagréable, la renonciation des Etats-Unis
à leurs responsabilités d'économie dominante.
André François-Poncet aime à dire que les
Français sont régulièrement surpris par les
événements qu'ils prévoyaient.
La formule s'applique cette fois non pas aux seuls Français mais
à tous les Européens, aux Japonais aussi, à tous ceux
qui appartiennent à l'économie mondiale, capitaliste ou
occidentale, comme on voudra dire.
Depuis des années, on savait que, en suprême recours, les
Américains rompraient définitivement le lien entre le dollar et
l'or, ou encore, ce qui revient au même, mettraient l'embargo sur leur
stock d'or, déclareraient officiellement le dollar inconvertible et
abandonneraient une parité fixe entre leur monnaie et les autres
monnaies.
[Ma remarque - et il n'y en aura pas d'autre...- : Monsieur Aron est pour le
moins "gonflé" d'écrire cela.
Il suffit de se reporter aux articles qu'il avait écrits sur le
système monétaire international et que j'ai reproduits dans les
trois billets de ce blog cités ci-dessus.
Loin de s'y attendre, il lançait des flèches à qui
faisait de telles prédictions, comme, par exemple, Jacques Rueff, cf.
ci-dessous].
Entre la fixation d'une nouvelle parité dollar or d'une part,
l'embargo sur l'or avec un dollar flottant de l'autre, les Américains,
s'ils devaient choisir, choisiraient le deuxième terme de
l'alternative.
Il ne semble pas qu'en aucun pays les responsables aient étudié
à l'avance les conséquences et les exigences de la conjoncture
ainsi créée.
L'autre terme de
l'alternative eût-il été préférable aux
yeux des Européens et des Japonais ?
Le président Nixon aurait pu convoquer le Congrès et obtenir de
lui une modification du prix de l'or — ce qui aurait consacré
une dévaluation officielle du dollar.
On ne l'a pas fait (et tous ceux qui connaissent Washington savaient qu'il ne
le ferait pas, au moins dans la première phase) pour diverses raisons
parmi lesquelles figurent en bonne place des raisons de prestige, d'amour
propre national.
Mais cette solution, modification du poids d'or du dollar, comportait aussi
des difficultés.
Une dévaluation de l'ordre de 10 à 20 % n'aurait probablement
pas suffi à ramener le prix de l'or sur le marché libre au
niveau du prix officiel.
Tant qu'à changer le prix officiel, il aurait mieux valu prendre du
champ comme en 1934.
Or un doublement du prix de l'or entraînait d'autres dangers
(l'inflation) et favorisait Afrique du Sud et Union soviétique.
Enfin et surtout la dévaluation officielle du dollar par rapport
à l'or ne déterminait pas automatiquement les nouvelles
parités entre la monnaie américaine et les autres.
Les gouvernements de
Paris, de Londres et de Tokyo auraient-ils accepté une
dévaluation du dollar de 15 % sans contre-mesure ?
Nous en arrivons ainsi au problème crucial que personne ou presque ne
semble avoir discuté au cours de ces dernières semaines :
le dollar, avant les
décisions du président Nixon, était-il oui ou non
surévalué par rapport à l'ensemble des autres monnaies ?
La théorie de la surévaluation du dollar n'a rien d'original.
Le professeur Samuelson, prix Nobel d'Economie, l'avait exposée
secrètement à J.-F. Kennedy en 1961.
Nombre d'experts français la défendent ouvertement et, en
privé, certains des responsables français la tiennent pour
évidente.
Dès lors, si le dollar est effectivement surévalué, la
modification de la parité entre le dollar et les principales monnaies
s'impose, d'une façon ou d'une autre.
Mais quand il s'agit d'une monnaie qui a servi d'étalon international
pendant vingt cinq ans, la façon importe
grandement et le problème prend un autre caractère.
Le déficit global de la balance américaine des paiements
résulte de la compensation entre
- postes positifs (balance commerciale, revenus des investissements eu
dehors) et
- postes négatifs (exportations de capitaux, dépenses d'ordre
militaire ou politique).
Même quand la balance commerciale est globalement déficitaire
(ce qui est le cas pour la première fois depuis trois mois), elle
reste excédentaire à l'égard de certains pays ou groupes
de pays, France, Communauté européenne.
Les différents pays du monde n'acceptent pas la dévaluation du
dollar comme ils acceptent celle du franc ou même de la livre.
D'autre part, depuis des années, les entreprises américaines
continuaient d'investir au-dehors au-delà des revenus des placements
extérieurs, en dépit du déficit global des comptes.
Les gouvernements étrangers craignaient ou pouvaient craindre que la
dévaluation du dollar par rapport aux autres monnaies servît non
à rétablir l'équilibre des comptes mais à
accumuler ces excédents commerciaux qui eux-mêmes permettraient
de nouveaux placements au-dehors.
Enfin, la réévaluation des monnaies européennes par
rapport au dollar laisserait intacte le rapport or-dollar, alors qu'une
dévaluation officielle de la monnaie américaine
relèverait le prix de l'or du pourcentage de la dévaluation
elle-même.
La surévaluation de la monnaie étalon, le lien
inévitable entre le cours du dollar et l'ensemble du système
monétaire international créent une situation à ce point
complexe que les gouvernements ont tous cédé à la
tentation de la facilité : adopter une tactique et laisser aux
événements le soin de dessiner pour eux les lignes de
stratégie possible.
En dehors de toutes les complexités
techniques, de quoi s'agit-il?
I1 s'agit d'abord de mettre fin à la surévaluation du dollar
ou, si l'on veut, d'amener le dollar à trouver par rapport aux autres
monnaies une parité réaliste.
Si déplorable que soit 1a manière du président Nixon, la
prétention des Japonais de conserver tous les avantages dont ils ont
bénéficié au cours de ces dernières années
sans offrir de contrepartie devait provoquer une réaction aux
Etats-Unis, et peut-être ailleurs.
La dévaluation du dollar doit s'accompagner d'une révision du
rôle de la monnaie américaine.
Celle-ci ne peut ni ne doit remplir seule la fonction de mesure de tous les
prix et de moyen d'échange valable à travers le monde entier.
Le président Nixon a rendu cette révision nécessaire en
donnant l'impression que la relance intérieure de l'économie
lui importait plus que la fonction internationale du dollar.
Révision nécessaire mais non pas inévitable : tant que
les Européens ne parleront pas d'une seule voix, les Etats-Unis
n'auront pas en face d'eux d'interlocuteurs valables.
2. La crise
monétaire – Chacun sa vérité.
Le Figaro, 3
septembre 1971
Comment interpréter
les événements monétaires déclenchés par
les mesures du président Nixon ?
A lire la presse française et étrangère, le commentateur
a le sentiment que trois interprétations s'offrent à lui.
La première aurait pour titre ou pour thèse "Je vous
l'avais bien dit"; la deuxième : "Cynisme
et bonne conscience à Washington" ; la troisième :
"Enfin ou Une lumière à l'horizon".
Essayons de résumer les arguments principaux des unes et des autres.
2.A. « Je vous l'avais bien
dit » (en anglais : I told you so).
Cette interprétation est la plus populaire en France dans les milieux
officiels, parmi les hommes politiques, les fonctionnaires, les disciples de
Jacques Rueff, les gaullistes qui n'ont pas oublié certaine
conférence de presse.
Le système fondé sur. l'étalon-dollar portait en lui une
contradiction qui le condamnait à mort.
Les Etats-Unis avaient transformé leur propre monnaie en monnaie
transnationale.
Ils se désintéressaient du déficit de leur balance des
comptes et obligeaient les banques centrales des principaux pays à
conserver des quantités croissantes de dollars, en fait
inconvertibles.
Un jour ou l'autre, ces banques centrales devaient refuser de jouer aux
billes selon les règles absurdes de l'étalon de change-or,
autrement dit de placer outre-Atlantique leurs créances en dollars,
résultant du déficit américain.
Selon le mot de Jacques Rueff :
« Ce qui doit arriver arrive ». ou encore, aujourd'hui :
« Ce qui devait arriver est arrivé », ou encore :
"Le roi est nu, le dollar est nu".
2.B. "Cynisme et bonne conscience
à Washington".
A coup sûr, le dollar a rompu les amarres qui le rattachaient à
l'or, il n'est pas encore officiellement dévalué par rapport au
métal, mais il se déprécie par rapport aux principales
monnaies.
Perte de face ? Humiliation ?
Aux yeux des profanes ou du grand public, peut-être.
Mais, en fait, c'est le gouvernement américain qui a rejeté les
anciennes règles du jeu et qui cherche à en imposer de
nouvelles, c'est lui qui a mis à exécution une menace implicite
depuis des années, à savoir l'embargo sur le stock d'or et la
fluctuation du dollar.
Les partenaires des Etats-Unis craignaient la mise à exécution
de cette menace parce que, toute question de prestige mise à part,
elle compromet leur prospérité beaucoup plus que celle de
l'économie américaine.
La suppression officielle de la convertibilité du dollar en or
entraîne, au moins dans l'immédiat, une
dépréciation de celui-ci par rapport aux monnaies des grands
pays industriels, c'est-à-dire l'appréciation du mark, du yen
ou du florin par rapport au dollar. Je dis : dépréciation et
appréciation parce que la dévaluation ne serait
consacrée que le jour où une nouvelle parité-or aurait
été fixée.
Provisoirement, un gouvernement au moins, celui de Paris, refuse d'accepter
la dépréciation du dollar sur les marchés libres comme
l'équivalent d'une dévaluation (qui, elle, exigerait la
détermination d'un nouveau poids d'or du dollar).
Qu'importe, répondent les tenants de la deuxième thèse,
l'attitude d'un gouvernement.
Le président Nixon voulait libérer la politique
économique des Etats-Unis de la contrainte qu'imposait la
relation-dollar et, en même temps, il voulait contraindre Allemands et
Japonais (subsidiairernent les autres
Européens) à subir l'appréciation de leur monnaie par
rapport au dollar.
Or cette appréciation favorise les exportations américaines,
défavorise les exportations des concurrents.
Là où la première école voit l'effondrement du
dollar, la fin d'une hégémonie monétaire, la
deuxième voit une victoire nouvelle, une autre forme de la domination.
La flottaison du yen devient une défaite japonaise.
Le langage militaire revient sous la plume des journalistes : les
gouvernants défendent la parité des monnaies comme jadis les
tranchées.
Alors que d'ordinaire la dépréciation passe pour un aveu de
défaite, cette fois, c'est l'inverse : l'appréciation
d'une monnaie par rapport au dollar fait figure tantôt de recul
stratégique et tantôt de capitulation.
Les responsables de Washington abusent doublement de leur force.
Si le dollar est surévalué, pourquoi n'acceptent-ils pas
d'adopter la méthode courante et normale : modifier le poids or
de leur unité monétaire ?
Les autres pays garderaient le choix , ou bien de
maintenir eux, la parité ancienne, et, en cette hypothèse,
d'apprécier leur monnaie par rapport au dollar ; ou bien de
modifier la parité ancienne, mais éventuellement d'un
pourcentage inférieur à celui que les Américains
eux-mêmes auraient fixé.
Ensuite et surtout, en admettant que le dollar soit surévalué,
le déficit des comptes des Etats-Unis, au long des années, a
été dû aux exportations de capitaux et non à
l'excès des importations sur les exportations — excédent
qui ne date que de quelques mois.
Les revenus des capitaux américains placés au dehors
permettraient d'équilibrer les comptes extérieurs, même
avec un déficit faible et temporaire des échanges commerciaux.
Mais le président Nixon veut que le flux des investissements au dehors
ne se ralentisse pas et, à cette fin, il se donne un double moyen de
pression : l'appréciation des autres monnaies et la taxe de 10 %.
L'opinion américaine applaudit sans scrupule de conscience cette
politique du big stick économique. Pour
relancer l'économie américaine, il risque de provoquer une
dépression au Japon ou en Europe, voire de déclencher la guerre
commerciale ou les < dévaluations compétitives >, de
funeste mémoire.
2.C. « Enfin, ou Une
lumière à l'horizon ».
Un hebdomadaire célèbre a salué les décisions du
président Nixon avec un enthousiasme lyrique, The Economist.
Pourquoi ?
D'abord et avant tout à cause de la rupture avec le principe des
parités fixes.
Alors que la plupart des fonctionnaires et des hommes politiques tiennent
pour sacro-saint le principe des parités fixes, posé à Bretton Woods et
abandonné le 15 août, l'hebdomadaire londonien ne cesse de
rompre des lances en faveur de la fluctuation des monnaies.
L'expérience du gouvernement travailliste, paralysant la croissance de
l'économie afin de sauvegarder, contre vents et marées, un taux
de change irréaliste, explique, au moins pour une part, la passion de
notre confrère pour les taux de change flexibles, tenus pour
l'expression des mécanismes du marché.
Du coup, les journalistes de l'Economist se livrent à un de
leurs exercices préférés : la dénonciation du
gouvernement français, de sa stupidité, de son obstination aveugle.
La nouvelle politique économique du président Nixon
présente, à leurs yeux, des avantages supplémentaires :
elle accentue les désaccords allemands,
elle va modifier le rapport des forces à l'intérieur de la
Communauté en faveur de la République fédérale ;
elle risque
de rendre impossible le fonctionnement de la politique agricole commune,
de condamner à l'avance le projet d'union monétaire ou le plan
Werner.
La lumière à
l'horizon ?
La liberté que les fonctionnaires nationaux ou internationaux, ainsi
que !es hommes politiques voulaient exclure du marché des changes et
que les événements restaurent en sa fonction légitime.
Au lieu des parités fixes, modifiées de temps à autre
d'un pourcentage important, les monnaies trouveront leur valeur les unes par
rapport aux autres non par le décret des bureaucrates, mais par
l'arbitrage du marché.
C'est le marché qui sanctionne la gestion des Etats, les performances
des économies.
Faut-il choisir entre
ces trois interprétations ?
Chacune ne
contient-elle pas une part de vérité?
Le dollar perdra certaines des fonctions qui symbolisaient la
monnaie-étalon. Le président Nixon manie le big
stick à l'égard de ses alliés (mais non de l'ex-ennemi
chinois).
La fluctuation des monnaies, redoutée par tant d'administrateurs, ne
me semble ni un remède miracle ni une catastrophe ;
l'expérience enseignera si le commerce international parvient à
s'adapter aux changes flottants.
Ces trois théories, toutes trois partielles, comportent en tout cas
une leçon : le problème monétaire met en question tant
d'intérêts politiques et de doctrines économiques que le
futur système monétaire ne sortira tout armé
ni du cerveau des experts ni d'une conférence internationale : il
apparaîtra peu à peu, au terme d'une longue période
transitoire dont nous vivons les premiers jours.
3. La crise
monétaire : le prix de l'or.
Le Figaro, 6
septembre 1971
La crise du système monétaire international, pour employer
l'expression courante, présente une extraordinaire complexité,
nous l'avons indiqué en un précédent article (1), parce
que les oppositions entre gouvernements ont une double origine :
intérêts divergents et doctrines incompatibles.
Les commentateurs supposent d'ordinaire que les incompatibilités de
doctrines traduisent les divergences d'intérêt.
Hypothèse plausible, souvent vraie, mais trop simple : ministres et
experts ressemblent aux hommes ordinaires, ils veulent avoir (ou avoir eu)
raison.
J'examinerai brièvement d'abord deux controverses de doctrine : l'or
et les taux de change fixes.
La dépréciation du dollar a déclenché, en France,
un réflexe conditionné : le couplet
poético-économique sur l'or, arbitre objectif des valeurs,
inaltérable, immuable, objet depuis des millénaires d'un
attachement devenu naturel, seul étalon monétaire soustrait aux
manipulations des spéculateurs ou des Etats.
Rappelons d'abord que l'or est, au même titre que toute autre monnaie,
une valeur fiduciaire. Ce qui mérite l'adjectif inaltérable ou
immuable, c'est le métal, non la monnaie. De tous les placements
possibles, en 1950, c'est l'or qui, de beaucoup, s'est
révélé le plus mauvais.
L'écart entre le prix du lingot et le prix du napoléon, en
France, traduit la force de préjugés que les discours à
la mode tendent à rafraîchir et à renforcer.
Quel que soit le prix de l'or fixé par les gouvernements, le
métal se déprécie d'année en année tant
que les économies fonctionnent en régime de croissance
inflationniste.
La parité fixe entre l'or et une monnaie assure aux détenteurs
du métal la conservation d'une valeur nominale, non de la valeur
réelle des sommes investies.
La dépréciation du métal, par le fait du maintien de la
parité 35 dollars l'once, fixée en 1934, a été le
résultat inévitable du mouvement des prix pendant et depuis la
guerre.
Ceux qui proposent de relever le prix de l'or envisagent, selon les cas,
l'une ou l'autre des deux solutions suivantes :
- ou bien une dévaluation du dollar, comparable à celle de
n'importe quelle monnaie, c'est-à-dire une diminution du poids de l'or
de l'unité monétaire (de 10 à 15 %), les autres
gouvernements gardent la liberté de diminuer la définition or
de leur monnaie d'un pourcentage égal ou inférieur ;
- ou bien une augmentation massive du prix de l'or, au moins un doublement,
afin que la valeur nouvelle .dépasse de loin celle du métal -
marchandise.
A l'heure présente, la dépréciation du métal a
pour conséquence une demande non monétaire de l'or qui se
rapproche de la production annuelle.
Jusqu'à présent, le gouvernement français s'est
prononcé officiellement en faveur de la première solution et
non pas de la seconde.
Peut-être est-il en faveur de la seconde solution aussi, mais, en ce
cas, s'il y pense toujours, il n'en parle jamais, au moins à voix
haute.
Il est normal que les Français défendent la première solution.
Pourquoi ajouter à
la dépréciation de l'or résultant de la hausse des prix,
celle que provoque la dépréciation du dollar par rapport aux
autres monnaies ?
La convertibilité du dollar en or avait pour fonction, dans les
accords de Bretton Woods,
de fonder la stabilité générale des parités de
change ;
le gouvernement américain a utilisé le système, depuis
quinze ans, pour transformer sa propre monnaie en monnaie internationale,
pour se donner le moyen d'investir au dehors, quel que soit l'état de
la balance des comptes ;
il l'utilise maintenant pour contraindre les autres gouvernements
à modifier les parités de change en fonction d'une politique
américaine, déterminée surtout par l'état
intérieur de l'économie.
Pourquoi, à
supposer que la monnaie américaine soit surévaluée,
ne serait-elle pas officiellement dévaluée, comme toute autre
monnaie?
Le professeur Samuelson qui, il y a onze ans, avait déclaré au
président Kennedy que l'équilibre des comptes américains
ne serait pas rétabli aux taux de change officiel, a écrit
récemment, non sans quelque prudence, qu'après tout une
dévaluation du dollar par rapport à l'or de 10 à 15 %
deviendrait éventuellement nécessaire.
Violant un « tabou », il suggérait qu'une telle
mesure n'avait pas d'autre importance que celle que les gouvernements
voulaient bien lui attribuer.
Le gouvernement français souhaite la dévaluation officielle du
dollar pour diverses raisons parmi lesquelles le profit comptable de la
revalorisation du stock d'or de la Banque de France ne tient probablement
qu'une place subordonnée.
Le refus américain de dévaluer le dollar par rapport à
l'or symbolise la réduction du rôle monétaire du
métal, la substitution du dollar à l'or en tant
qu'étalon, voire la pratique des monnaies flottantes substituée
au principe des parités fixes.
L'insistance française a pour origine le refus de la valeur symbolique
du refus américain.
La portée matérielle de la dévaluation est
médiocre, la signification en est grande.
Or, chacun sait, pour reprendre un mot fameux de Hitler,
qu'il est plus facile de trouver un compromis entre des intérêts
qu'entre des conceptions du monde.
L'or — relique barbare ou instrument irremplaçable,
inventé par la sagesse inconsciente de l'humanité — met
en cause les conceptions du monde économique.
Le gouvernement
américain consentira-t-il un jour à cette dévaluation ou
sera-t-il contraint d'y consentir ?
Ce n'est pas impossible.
En tout cas, le gouvernement français, sur ce point, soutient une
thèse assez solide et raisonnable pour la maintenir en tout
état de cause, même s'il est amené à un changement
de tactique, c'est-à-dire à l'abandon de la parité
actuelle pour le dollar commercial.
Il n'en reste pas moins que le système monétaire ne changerait
pas de face si l'once d'or fin valait 41 dollars au lieu de 35.
Il n'en résulterait pas d'augmentation substantielle de l'extraction
du métal, thésaurisation de l'or, spéculation à
la hausse du prix ne cesseraient pas pour autant.
Quant à la démonétisation, cette notion équivoque
n'a pas de sens précis dans le contexte actuel.
En mettant fin à la convertibilité du dollar, le gouvernement
américain a voulu aussi conserver les dix milliards de dollars d'or de
Fort Knox : les fournisseurs étrangers pourraient e
n certaines circonstances exiger un payement en or et refuser un
payement en dollars.
En ce sens, l'inconvertibilité du dollar n'équivaut nullement
à la démonétisation du métal.
Mais, en un autre sens, elle en réduit le rôle monétaire
puisqu'elle accentue le caractère conventionnel, arbitraire du prix de
l'or qui devrait demeurer stable en dépit de toutes les fluctuations
des parités de change.
L'autre Solution, une augmentation du prix de l'or comparable à celle
de 1934, n'a guère de partisans dans le monde en dehors du milieu
français des professeurs d'économie politique.
Même si ces professeurs ont raison — ce qui me paraît pour
le moins douteux, ils n'ont aucune chance de convaincre les responsables,
à Washington ou à Bonn.
Seuls des événements, comparables à ceux de 1929 -1933,
pourraient y parvenir.
Il me paraît donc inutile d'analyser avantages et inconvénients
d'un doublement éventuel du prix de l'or, risque évident
d'inflation d'un côté, accroissement de l'extraction et
réduction de la thésaurisation de l'autre. (Ajoutons que la
France semble le seul des pays industrialisés dans lequel la
thésaurisation a une ampleur significative.)
Politiquement, la controverse actuelle sur l'or porte sur ce que j'ai
appelé la première solution (dévaluation du dollar par
rapport à l'or) et, implicitement, sur le rôle respectif de l'or
et du dollar dans le système monétaire en même temps que
sur le choix entre parités fixes et parités flexibles.
4. La crise
monétaire : fin des parités fixes
Le Figaro, 7
septembre 1971
Le principe des parités fixes soulève autant de passions, que
le prix de l'or (1) mais des passions différentes, moins
métaphysiques, plus proches des expériences de la vie
quotidienne.
Alors que les partisans d'un doublement du prix de l'or ne
représentent, parmi les économistes, experts et fonctionnaires,
qu'une faible minorité, les tenants des parités fixes demeurent
une solide majorité.
Jusqu'à une date récente, on ne rencontrait de tenants de la
thèse opposée que parmi des journalistes ou des
économistes (qui passaient pour doctrinaires). L'influence de
l'école dite monétariste aux Etats-Unis, les crises de ces
dernières années ont quelque peu modifié le rapport de
force entre les deux écoles.
Les fonctionnaires français me paraissent presque unanimement hostiles
aux parités flexibles : les fonctionnaires du Fonds monétaire
ou de Bruxelles également ; la majorité des dirigeant:
d'entreprise aussi.
Ils invoquent les arguments classiques, bien connus : le système des
parités fixes a permis, sinon provoqué, une croissance sans
précédent du comme ce international ;
il ne porte pas la responsabilité des crises puisque celles-ci
résultent du déficit américain.
L'incertitude sur les parités de change crée pour les
exportateurs et importateurs des risques permanents.
Les marges bénéficiaires à l'exportation sont parfois
extrêmement faibles : les calculs deviendront impossibles si les
fluctuations des taux de change doivent être prises en compte.
Argumentation à laquelle les porte-parole de l'autre école
répondent, eux aussi, sans trop de peine.
La fluctuation du dollar canadien n'a nullement paralyse les échanges.
Exportateurs et importateurs peuvent se couvrir par des opérations
à terme.
Ils l'ont fait en d'autres temps, ils apprendront de nouveau à le
faire s'ils l'ont oublié.
Le système d'hier comportait lui aussi des inconvénients,
même en l'absence des crises provoquées par l'afflux de dollars
ou par la surévaluation de la monnaie américaine.
La lutte du gouvernement travailliste pour maintenir la parité de la
livre a duré des années, avec des conséquences
déplorables.
En 1968-1969, il n'est pas démontré que le système des
parités fixes ait été le plus conforme à
l'intérêt français.
Les adversaires des parités flexibles craignent avant tout, me
semble-t-il, une spéculation permanente sur les marchés des
changes et !a suppression du dernier obstacle à une politique de
facilité à l'intérieur, des pays.
L'argument de la défense de la monnaie aide les gouvernants à
résister aux revendications excessives, à freiner l'inflation.
Si cette barrière saute, si la dépréciation
monétaire offre ou semble offrir un remède inodore, il faut
redouter le pire.
Les doctrinaires de l'école opposée, aux Etats-Unis, en
Grande-Bretagne ou en République fédérale, retournent
cet argument.
La modification des parités de change fonctionnera à la fois
comme un "clignotant" et comme un instrument de contrôle
effectif.
Je me garderai de trancher entre ces thèses contradictoires.
Peut-être les différents pays ont-ils une capacité
inégale de tirer parti des fluctuations des parités
monétaires.
Les Français, fonctionnaires et même hommes d'affaires, n'ont
jamais eu beaucoup de goût pour les mécanismes du marché.
Les marchés de change ne seront d'ailleurs jamais d'authentiques
marchés libres : les banques centrales les contrôleront toujours
d'une manière ou d'une autre.
La suppression des parités fixes n'en marque pas moins la fin d'un
tabou : la valeur d'une monnaie, comme celle des marchandises, peut varier
sur le marché, en dehors ou en dépit des décisions des
pouvoirs publics.
Quelles que soient les préférences des gouvernants et des
fonctionnaires français, même si la parité du franc
commercial par rapport au dollar est maintenue, il me paraît prudent de
prévoir une période prolongée de fluctuations
monétaires.
En cette éventualité, le succès de la tactique
française des deux marchés témoignerait à la fois
de l'efficacité de l'administration et de la place modeste que tient
l'économie française dans le monde.
Les Etats-Unis n'auront pas contraint la France à l'appréciation
du franc commercial, la France n'aura pu empêcher nos partenaires
d'entrer dans le jeu américain.
Entre-temps, le Marché commun, sous sa forme actuelle, aura
reçu un rude coup.
Les gouvernants des Etats-Unis, il y a vingt ans, ont tenu le Marché
commun sur les fonts baptismaux.
Il y a dix ans, le président Kennedy avait rêvé d'un
accord atlantique entre te Nouveau Monde et une Communauté
européenne élargie par l'entrée de la Grande-Bretagne.
Aujourd'hui, les responsables de l'économie, à Washington, se
réjouiraient de la disparition de la politique agricole commune et ils
ne verseraient guère de larmes si tout le mécanisme
administratif de Bruxelles était définitivement
paralysé, mais n'ont pas encore dit quelles sont les entraves
non-tarifaires aux exportations américaines dont ils réclament
la suppression.
Visiblement, ils veulent continuer les exportations de capitaux et
améliorer leur balance commerciale.
Exigences exorbitantes ?
Bien sûr.
H ne s'agit malheureusement pas du juste et de l'injuste, mais du souhaitable
et du possible, du rapport des forces.
Français et Américains interprètent tout autrement le
passé récent : les Américains ont le sentiment qu'ils
ont garanti la sécurité des Européens, aidé
à la reconstruction des économies et qu'ils sont payés
en retour par l'ingratitude.
Les Français ont le sentiment que les Américains se mettent en
dehors de la loi commune, considèrent leur monnaie comme
l'équivalent d'une monnaie internationale, investissent au-dehors lors
même que leurs comptes sont déficitaires et qu'ils veulent faire
payer aux Européens, sous forme d'importations accrues et
d'exportations réduites, le coût de leur inflation
intérieure et de la guerre du Vietnam.
En tout-état de cause, la stratégie économique de Nixon
ne ressemble que superficiellement à sa stratégie politique :
peut-être les troupes américaines se retireront- elles.
d'Europe, les entreprises .y resteront (heureusement d'ailleurs).
Les gouvernants français avaient à choisir entre adopter la
tactique de la République fédérale et faire cavalier
seul.
Le premier terme de l'alternative comportait une solidarité accrue,
éventuellement une marge de fluctuation réduite, entre les
monnaies des Six avec une fluctuation commune à l'égard du
dollar.
Le gouvernement français a refusé cette solution parce que
l'économie française lui paraît trop faible,
comparée à celle de l'Allemagne.
Une unité monétaire de l'Europe signifierait une zone mark, ont
dit des porte-parole officiels-.
Il se peut mais, en dehors
de cette solution, y aura-t-il autre chose qu'une zone dollar ?
Le roi nu — le dollar — ne sera-t-il pas une fois de plus demain,
faute de rival, le roi régnant ?
Ou bien faut-il espérer qu'Allemands et Japonais se révoltent
au risque que la lutte de tous contre fous mette en péril la
prospérité commune ?
5. La crise
monétaire : éviter l'ascension des extrêmes
Le Figaro, 8
septembre 1971
Tous les conflits, économiques aussi bien que militaires, ont,
à notre époque, un trait commun ; ils obéissent ou
devraient obéir à une règle suprême, celle
d'éviter l'ascension aux extrêmes.
Symbolise les extrêmes la menace des armes nucléaires dans un
cas, la menace de dépression générale dans l'autre.
Les Européens ne prennent pas de mesures de rétorsion contre la
taxe de 10%, non parce qu'ils en reconnaissent la légalité (le
président Nixon lui-même n'oserait pas plaider
sérieusement qu'elle est conforme aux règlements du G.A.T.T.)
mais parce qu'ils ne veulent pas s'engager dans une "escalade"
avec, au sommet, la catastrophe commune.
Ils attendent de savoir si la taxe de 10 % doit disparaître une fois la
réévaluation du yen et des monnaies européennes obtenue
ou si les responsables, à Washington, entendent
bénéficier simultanément d'une protection commerciale et
d'une prime de change (1).
La modération des actes n'exclut pas la violence des propos et le
divorce des opinions publiques.
Les décisions du 15 août ont reçu un accueil favorable
aux États- Unis puisque les dirigeants syndicaux ont dû se
rallier au sentiment commun après une protestation initiale.
Les critiques ont porté sur les économies budgétaires
apparemment contradictoires avec lés
diminutions d'impôt et la finalité générale des
décisions, à savoir la relance de l'économie.
Aucune voix, semble-t-il, ne s'est élevée pour expliquer et
justifier à l'avance les protestations des Européens et des
Japonais.
Admettons (ce qui me paraît vrai) que le dollar était depuis des
années une monnaie surévaluée.
La prétention des Américains de déterminer
souverainement les règles du jeu, de refuser la dévaluation de
leur monnaie par rapport à l'or et d'imposer une appréciation
des autres monnaies par rapport au dollar, de retrouver un excédent
commercial en phase d'expansion, grâce à des mesures
protectionnistes, en bref la subordination des responsabilités
internationales des Etats-Unis à la nécessité d'une
relance intérieure, elle-même en relation avec les
élections de 1972, une telle politique, vue de l'étranger, ne
ressemble guère à l'image que s'en fait le public
américain lui-même.
Celui-ci voyait avant tout la lutte contre l'inflation et le chômage ;
le reste du monde voyait ou bien les Etats-Unis uniquement
préoccupés d'eux-mêmes ou restaurant leur domination par
d'autres moyens.
Il y aura beaucoup à faire, des deux côtés de
l'Atlantique, pour éviter non pas seulement l'ascension aux
extrêmes mais une rupture morale entre Européens et
Américains.
Depuis plusieurs mois, le gouvernement français a le choix entre deux
orientations :
- ou bien utiliser la crise pour renforcer l'union européenne,
réduire les marges de variation entre les monnaies des Six et, en
contrepartie, élargir la marge de fluctuation à l'égard
du dollar,
- ou bien recourir à l'un ou l'autre des systèmes de
contrôle (à l'heure présente, le double marché).
Le choix du deuxième terme de l'alternative ne surprendra personne :
presque tous les fonctionnaires français, même ceux qui se
croient des libéraux, reviennent toujours, en période de crise,
aux méthodes administratives.
Quant aux hommes politiques, ils avaient un motif supplémentaire,
probablement décisif à leurs yeux, pour ne pas suivre la
République fédérale : la disproportion des forces. M.
Giscard d'Estaing l'a confessé publiquement, dans l'interview donnée
au "Spiegel".
La valeur des exportations allemandes est à peu près le double
de celle des exportations françaises.
M. Schiller n'a pas peur de jouer au poker avec M. Nixon. La
République fédérale investit au dehors, avec ses surplus
commerciaux, comme les Etats-Unis le font, fût-ce avec leur
déficit.
Or, dans la phase actuelle de l'économie mondiale, l'expansion
transnationale des entreprises n'a pas moins de portée, à
terme, que les échanges de marchandises.
L'argument de la différence de poids entre France et République
fédérale ne me convainc pas : cette différence de poids
subsiste, que la France adopte la stratégie de M. Schiller ou non.
Il s'agirait de savoir dans quelles conditions notre pays a le plus de
chances de combler en partie son retard au cours des années à
venir.
Quels objectifs vise le
gouvernement français ?
Il veut tout d'abord mettre fin au régime dans lequel toutes les
monnaies tournent autour du dollar ou se définissent par rapport
à lui.
Les événements vont d'eux-mêmes dans ce sens. Les
décisions du 15 août ne seront pas oubliées rapidement.
Il faudra bien trouver un étalon international des valeurs qui ne se
confonde pas avec la monnaie américaine dont la parité fixe
avec l'or s'accommode malaisément des relations changeantes avec les
autres monnaies.
Cet objectif n'a en lui-même qu'une importance limitée.
Ce que le gouvernement français veut par-dessus tout empêcher,
c'est que, le dollar faisant fonction de monnaie de réserve, les
Etats-Unis puissent en fait régler leurs dépenses au-dehors
avec leur propre monnaie.
Or ce deuxième objectif est autrement difficile à atteindre que
le premier parce qu'il ne fait l'unanimité ni en Europe ni même
dans le Marché commun.
Après tout, les investissements américains ont contribué
à la prospérité générale.
Ce que les Européens n'acceptent pas, c'est que les dirigeants des
Etats-Unis veuillent à la fois la liberté d'investissements
illimités au-dehors et des mesures protectionnistes.
De même, ils n'acceptent pas le double avantage, commercial et
monétaire : ou bien l'appréciation des monnaies
européennes ou bien la taxe de 10 p. cent.
Le président Nixon ne saurait user simultanément de ces deux
armes sans provoquer des réactions même de ceux qui
interprètent avec indulgence les motifs du président : celui-ci
ferait des concessions au protectionnisme afin de freiner le mouvement vers
l'isolationnisme.
L'opposition commune aux excès de la politique américaine ne
conduit pas d'elle-même à un système monétaire
conforme aux préférences françaises ou à la
rationalité.
Les Américains ont suspendu la convertibilité du dollar non pas
seulement en or mais en tout autre actif de réserve ("other reserve assets") c'est-à-dire droits de tirage
ordinaires ou spéciaux,
II est à craindre que, faute d'un accord entre les principaux pays
industriels, d'Europe et d'Asie, les Etats-Unis parviennent à
conserver le privilège de régler leur déficit
extérieur avec leur propre monnaie, privilège que les
gouvernants français jugent à bon droit exorbitant, dangereux
pour les Etats-Unis eux-mêmes en même temps que pour l'ensemble
de l'économie mondiale.
En d'autres termes, au-delà des mesures conservatoires prises dans
l'immédiat, la France a un intérêt vital, pour atteindre
les fins qu'elle s'assigne, à trouver un accord avec ses partenaires,
faute d'un tel accord, la réforme, sinon la liquidation du
Marché commun sous sa forme présente deviendra
inéluctable. Et le règne du dollar flottant fera
peut-être regretter celui du dollar fixe.
À supposer qu'un tel accord exige des concessions, nos gouvernants
pourront se consoler en citant une formule célèbre : il n'est
pire folie que de vouloir être sage tout seul .
6. La crise
monétaire internationale sera longue
Le Figaro,17 septembre 1971
Ministres, chefs d'entreprises, experts, fonctionnaires nationaux et internationaux
réclament, presque unanimement, le retour à des parités
fixes.
Qu'ils aient tort ou raison, ils devraient, moins que jamais, confondre le
souhaitable avec le probable : tout annonce que la crise monétaire va
se prolonger. Exportateurs et importateurs prendront désormais en
compte les aléas de change, condamnés à se couvrir,
à parier ou à spéculer.
6.A. Pourquoi une solution de la crise, me
paraît-elle, à court terme, improbable ?
Les responsables de la politique américaine refusent pour l'instant de
préciser à quelles conditions ils supprimeraient la taxe de 10%
sur les importations.
Les Japonais réduisent au minimum l'appréciation du yen pour
conserver cette carte en vue des futures négociations.
La France fait de même avec le double marché et la
défense de la parité ancienne du dollar pour des transactions
commerciales. Peut-être les Européens unis entre eux et avec les
Japonais parviendraient- ils à contraindre les Américains
à des concessions.
Or la crise, jusqu'à présent, a provoqué le réflexe
ancestral : chacun pour soi.
Un des conseillers du président Nixon, M. Milton Friedmann, le
théoricien du monétarisme, affirme que la décision
américaine est irréversible et le retour aux parités
fixes exclu.
6.B. Sans souscrire à cette
prédiction, pour le moyen ou le long terme, comment la mettre en doute
sur le court terme ?
A l'intérieur, le président Nixon a
décrété un blocage des prix et des salaires pour 90
jours.
Au terme de ces trois mois, il installera des organismes de contrôle,
avec des règles souples auxquelles les conventions collectives auront
à se conformer.
De plus, les mesures prises pour accélérer la reprise de
l'économie, les avantages fiscaux accordés aux investissements
(à condition de ne pas user de produits importés) ne
développeront leurs conséquences qu'après un certain
délai.
Il faut un robuste optimisme pour imaginer que le président Nixon
acceptera la détermination d'une parité de change avant de
connaître les résultats de sa nouvelle politique
économique, aussi bien à l'intérieur qu'à
l'extérieur (taux de croissance et balance commerciale).
Les marchés de change, tels qu'ils fonctionnent actuellement, n'ont
qu'un lointain rapport avec les marchés libres et ne
révéleront évidemment pas des parités correctes.
La « flottation » du yen est plus apparente que
réelle ; le système français, avec toutes ses
complications, ne donne ni indication sur la valeur du franc ni garantie aux
exportateurs et importateurs : nul ne sait combien de temps les
autorités parviendront à maintenir l'écart entre
"dollar commercial" et "dollar financier" à
l'intérieur d'une marge tolérable.
En tout état de cause, la découverte des "parités
correctes" par le marché n'exigerait pas seulement la
neutralité ou l'abstention des banques centrales mais la suppression
de la taxe de 10% aux Etats-Unis et "l'arrimage" des milliards de
dollars, accumulés par les banques centrales par suite des
déficits des comptes américains.
En d'autres termes, il ne me semble pas que les Etats-Unis soient
disposés à une négociation pour l'instant et je me
demande si les Européens, incapables de s'accorder sur une tactique,
s'accorderaient davantage sur un plan de réforme.
Prenons pour exemple celui de M. Denizet :
- augmentation du prix de l'or monétaire,
- utilisation du bénéfice comptable de cette
réévaluation pour consolider les balances dollars
transférés au fonds monétaire international,
- émission d'une monnaie internationale, basée sur l'or afin de
créer les moyens de payement nécessaires au commerce
international, dont l'augmentation régulière a
été, depuis vingt ans, le moteur de la croissance
économique.
Les objectifs visés me paraissent raisonnables : l'utilisation d'une
monnaie nationale comme moyen international de paiement présente des
inconvénients et des dangers que peut-être les Américains
eux-mêmes (certains d'entre eux au moins) finiront par
reconnaître.
Mais chacune des mesures envisagées dans ce plan se heurterait
à l'opposition des autorités de Washington et nos partenaires
européens hésiteraient probablement à les adopter par
crainte de la réaction américaine ou par scepticisme sur les
conséquences.
Certains lecteurs m'ont reproché de ne pas soutenir la thèse de
la réévaluation de l'or (réévaluation massive en
pourcentage de la hausse du niveau général des prix depuis 1934
ou 1945).
Sans reprendre une controverse inépuisable, j'admettrai sans peine
qu'il est peu rationnel de provoquer une dépréciation de l'or
par le jeu de la parité or-dollar tout en conservant au métal
un certain rôle monétaire.
La réévaluation de l'or pourrait s'insérer dans une
réorganisation d'ensemble du système monétaire.
Mais l'essentiel est d'aboutir à une réorganisation d'ensemble.
Il s'agit de mettre fin au système dans lequel les Etats-Unis
règlent leur déficit avec leur propre monnaie et obligent
éventuellement les banques centrales à accumuler des dollars.
Il s'agit donc également de réduire ou de supprimer les
déficits des comptes américains.
Les dirigeants de Washington répondent qu'ils ne peuvent
équilibrer leurs comptes que par la diminution des excédents de
leurs "partenaires - adversaires".
Proposition incontestable mais équivoque : les Etats-Unis veulent
parvenir à l'équilibre en important moins et en exportant plus.
Européens et Japonais répliquent que d'autres postes —
par exemple, les investissements au dehors — ne devraient pas
être considérés comme intouchables.
Même s'ils acceptent une certaine réévaluation de leurs
monnaies, les "partenaires – adversaires" des Etats-Unis
n'ont aucun motif de se plier à la méthode, pour eux la plus
coûteuse, à savoir les rétablissements d'un
excédent commercial substantiel aux Etats-Unis.
A l'époque où la Grande-Bretagne encaissait des revenus
considérables de ses placements au dehors, elle avait une balance
commerciale déficitaire.
L'accord, réalisé à Bruxelles entre les Six du
Marché commun, si heureux soit-il en lui-même, ne me
paraît pas modifier les perspectives prochaines.
Il n'envisage que les modifications des parités de change et laissera
le président Nixon indifférent ou hostile.
Quoi ajouter à ces articles ?
Je l'ai écrit en introduction : ces événements de 1971
ne sont pas sans relation avec ceux d'aujourd'hui, de 2011, que nous vivons,
ni avec ceux de 1931 que beaucoup ignorent. J'y vois même des
causes intermédiaires.
La trame est la même:
elle n'a rien à voir avec un quelconque sens de l'histoire.
elle n'a rien à voir non plus avec une quelconque connaissance
économique de la science de la monnaie qui déboucherait sur de
telles décisions.
II. Jacques Rueff.
J'en veux surtout pour preuve la pensée de Jacques Rueff sur le sujet.
Etant donnés les coups de pattes dont il a été l'objet
de la part de notre auteur, je ne saurais trop rappeler d'abord les
principaux textes que Rueff avait écrits sur le sujet.
En relation avec les événements de 1931, - il était
alors "attaché financier à l'ambassade de France à
Londres" - c'est-à-dire la suspension de la convertibilité
de la monnaie anglaise "livre", redevenue convertible en 1925 alors
que le franc français ne le redeviendra qu'en 1928 et pour neuf ans,
voici des titres de texte qu'il a publiés et dont l'actualité
ne vous échappera pas, j'en suis sûr, pourtant à quatre vingt ans d'intervalle :
- « Le marché financier devant les problèmes
internationaux du crédit », dans C. Farmier
et alii,
Les Problèmes Actuels
du Crédit, Alcan, Paris, 1930, pp. 179-220.
- « Face à la crise. La défense de l'étalon-or
», Revue des Deux
Mondes, 102, 15 avril 1932, pp. 883-903.
- « L'étalon-or et monnaie dirigée », X Informations, 12, 25
avril 1932, pp. 252-253.
- « Défense et illustration de l'étalon-or », dans
F. Piétri et alii, Les
doctrines monétaires à l'épreuve des faits,
Alcan, Paris, 1932, pp. 177-224.
1. La première conférence de Gênes sur la réforme
du système monétaire international : 1445 - 1447
2. Le fonctionnement de l'étalon-or
3. La fin de l'étalon-or
4. La seconde conférence de Gênes sur la réforme du
système monétaire international : 1922
5. Les inconvénients de l'étalon de change-or
6. La crise de 1929
7. Les problèmes d'une économie dirigée
Et des textes non publiés :
- « Sur les causes et les enseignements de la crise financière
anglaise », 1er octobre 1931, 31 p.
- « Sur quelques réformes financières qui paraissent
souhaitables », juin 1932, 7 p.,
- « Gold Reparations and the Crisis », 20 avril 1932, 27 p.
1. Trente
cinq ans plus tard :
- « Is the Strongest Economy
in the World Going " Bankrupt
" ? », U.S. News
and world Report, 17 octobre 1966, pp. 60-63
- Préface de F. Von Hayek, « L'étalon-or. son
évolution », Revue
d'Economie Politique, 76, novembre-décembre 1966, pp.
1091-1092.
- « Avant qu'il ne soit trop tard », Revue de Paris, 74, mars 1967, pp. 81-86.
- « Nathanaël ou l'or-papier », Le Monde, 19 septembre 1967.
1. Une décision très insolite
2. Du néant habillé en monnaie
3. Aventure ou expansion ?
- « L'or et le dollar : la suppression ou l'atténuation de la
couverture légale constituera un nouveau pas important dans la voie
qui conduit les Etats-Unis à l'inconvertibilité
monétaire », L'Information,
19 septembre 1967.
- "Les problèmes monétaires internationaux après la
dévaluation de la livre », Cote
Desfossés, 9, 10 décembre 1967.
- « Un système monétaire dérisoire qui se disloque
sous nos yeux...", Le
Figaro, 15 mars 1968.
- « Ce qui doit arriver, arrive », Le Monde, 4, 5 et 6 juin 1969.
1. Les derniers soubresauts
a) Pérennité du déficit de la balance des paiements des
Etats-Unis
b) Inflation dans les pays créanciers
c) Dislocation du système
d) La soif de biens réels
2. Les droits de tirage spéciaux
a) Une monnaie qui n'est pas « gagnée »
b) Le privilège des Etats-Unis
3. L'or
a) La seule solution
b) Pour une convention internationale
- « La dévaluation était une condition nécessaire
mais non suffisante de l'assainissement financier », le Figaro, 19
août 1969.
- « Yet Another Expédient : Spécial Drawing Rights
» The Banker,
119, septembre 1969, pp. 854-863.
«
L'hégémonie du dollar », Les Informations, 29 décembre 1969-5
janvier 1970, pp. 21-25.
« Et maintenant : la précaire hégémonie du dollar
», Le Monde,
13, 14 et 15 février 1970.
1. La grande mutation du 17 mars 1968
a) Une question de civilisation
b) L'explosion de mars 1968
c) Les décisions du 17 mars 1968
d) Attention, on te voit
e) La convertibilité — dollar
2. Une convertibilité précaire
a) Convertible, tant qu'on n'en demandera pas la conversion
b) Seront-ils toujours des moutons ?
3. Les voies du retour à une convertibilité durable
- « La prolongation de la crise monétaire internationale : le
seul remède reste l'augmentation de l'or », Le Monde Diplomatique, 16
juillet 1970.
- « La convertibilité monétaire », dans G. Franco
(Ed.), Studi sulle Politiche Monetarie e Creditizie per lo Suiluppo Economico, Edizioni
CEDAM, Padoue, 1970, pp. 65-78.
- « Au sujet d'un factum sur " le meilleur système
monétaire international et les lancinantes thèses de M. Rueff
". Réponse », Analyse
et Prévision, 10, décembre 1970, pp. 737-740.
2. Le Péché monétaire de
l'Occident.
Mais le texte le plus important de cette période "pré-15
août 1971" est celui qui sortira de l'imprimerie le 17 mars 1971
et sera offert à l'attention du public dans la foulée, soit
cinq mois avant l'événement mais aussi trois ans après
la création du "double marché de l'or", ce
marché dont le fonctionnement sied à Aron.
Jacques Rueff publie en effet le livre intitulé Le Péché
Monétaire de l'Occident, Plon, Paris, 1971, 285 p.
dont l'épigramme est :
"Le monde est tragique parce que les hommes inventent de toutes
pièces des tragédies superflues, c'est-à-dire qu'ils ne
sont pas sérieux", Henry de Montherlant, La Rose de Sable, p. XIII
En voici la table des matières :
Prologue
Première partie . — Introduction de l'étalon de change or
Chapitre Premier . Le diagnostic de juin 1961
Un danger pour l'Occident : le gold-exchange standard
I. — Le mal
II. — Deux pyramides de crédit sur le stock d'or des Etats-Unis
III. — Comment sortir du système ?
Annexe au chapitre Premier . Précisions sur
l'étalon de change-or
Chapitre II. Le système monétaire de l'Occident peut-il durer ')
I. — L'étalon de change-or et la politique monétaire
II. — L'étalon de change-or et le courant de l'histoire
Deuxième partie. — Essais de persuasion
Chapitre III. Prudence et discrétion
Chapitre IV. La conférence de Presse du général de
Gaulle
Chapitre V. Mon interview à 1' « Economist
»
Le rôle et la règle de l'or
Chapitre VI : Le Temps de l'action
I. — Les actes indispensables
II. — Une vague durable de prospérité
III. — Exorciser le problème de l'or
Chapitre VII. Triffin et moi
Troisième partie . — L'entrée en
scène des experts.
Chapitre VIII. L'environnement
Chapitre IX. Une médication purement symptomatique
Chapitre X. L'erreur de diagnostic décisive : l'insuffisance des
liquidités internationales
Chapitre XI. Des plans d'irrigation pendant le déluge
Chapitre XII. La mise en oeuvre des directives de
Washington.
Chapitre XIII. Nathanaël ou l'or-papier
Chapitre XIV. Une hérésie économique : le projet de
« recyclage» des capitaux exportés
Quatrième partie . — « On aura
les conséquences »
Chapitre XV. Une évolution irréversible
Lettre à des amis Américains
Chapitre XVI. Ce qui doit arriver arrive
I. — Les derniers soubresauts
II. — Les droits de tirage spéciaux
III. — L'or
Chapitre XVII. Et maintenant : la précaire hégémonie du
dollar
I. — La grande mutation du 17 mars 1968
II. — Une convertibilité précaire
III. — L es voies du retour a une convertibilité durable
Epilogue
dontje reproduis ci-dessous le texte :
Ce livre est terminé, mais nullement l'aventure dont il décrit
les premières étapes.
Au point où elle est arrivée, un résultat est acquis :
l'Occident, non en droit mais en fait, est livré à un
régime de monnaie inconvertible.
La presse à billets a des formes nouvelles, qui s'appellent «
droits de tirage spéciaux », « accords de Swaps »,
« augmentation des quotas du Fonds monétaire international
», mais à l'abri de l'inconvertibilité monétaire,
elle peut répondre, presque sans limite, à toutes les
sollicitations du marché.
Certes, l'étalon de change-or n'est pas la seule source possible
d'inflation. Même en régime de convertibilité
métallique, tout pays peut pratiquer une politique fiscale ou
monétaire génératrice d'un excès de la demande
globale sur la valeur globale des offres et, par là,
mettre sa balance des paiements en déficit.
De ce fait, la perversion issue du régime de monétisation de
certaines devises étrangères n'est pas la condition
nécessaire du déséquilibre économique, mais elle
suffit à le provoquer.
Inversement, par une politique de crédit adéquate, les
autorités monétaires des pays à monnaie de
réserve — en l'espèce les Etats-Unis — pourraient,
théoriquement, résorber les surplus de disponibilités
issus du retour dans leur pays d'origine des versements accomplis à
l'étranger.
Mais l'expérience oblige à constater que pareille
éventualité est purement théorique. Dans un
régime qui ne serait pas entièrement totalitaire, il est
inconcevable que les autorités monétaires d'un pays à
monnaie de réserve puissent créer, par résorption de
pouvoir d'achat, une contraction monétaire équivalente à
celle qu'eût entraînée, en régime d'étalon
or, un même déficit de balance des paiements.
Si l'on avait des doutes à cet égard, l'expérience des
Etats-Unis suffirait à les écarter.
Voilà un pays puissant, doté des institutions bancaires les
plus savantes et les plus efficaces, qui s'assigne ostensiblement, aux yeux
de l'univers, la tâche de rétablir l'équilibre de sa
balance des paiements, mais en excluant les méthodes, tenues pour
barbares et périmées, de la régulation monétaire.
Son ministre des Finances, l'éminent Secrétaire au Trésor
Fowler, annonce solennellement, en juillet 1965, un programme de redressement
assorti d'un calendrier :
« le déficit sera réduit de moitié à la fin
de 1965 dit-il, et entièrement éliminé à la fin
de 1966. »
Le Secrétaire au Trésor avait même une telle certitude de
l'efficacité de sa politique qu'il tenait pour indispensable
« la création délibérée d'un instrument de
réserve nouveau (les droits de tirage spéciaux) propre à
remplacer les suppléments de liquidités issus du déficit
de la balance des paiements des Etats-Unis, déficit sur lequel il ne
fallait plus compter. »
On sait ce qu'il en advint par la suite. L'entreprise de lutte contre le
déficit extérieur sans utilisation de l'instrument
monétaire fut poussée jusqu'à ses limites extrêmes
par le grandiose programme de San Antonio, du 1" janvier 1968 1 .
1. Voir ci-dessus, pages 208 et 209.
Le président Johnson tentait de rétablir, par voie de manipulation , administrative dans les domaines les plus
divers, l'équilibre des engagements extérieurs. Le résultat
fut insignifiant.
L'insolente indifférence de la balance des paiements des Etats-Unis
aux prévisions du chef tout-puissant de la Trésorerie
américaine et aux sollicitations du président des Etats-Unis,
mais son humble et constante soumission aux influences perverses de
l'étalon de change or devraient ouvrir les yeux des aveugles, en leur
montrant la dominance de l'influence monétaire sur celle de toutes les
autres interventions, si puissantes fussent-elles.
Cet enseignement négatif est confirmé, a contrario, par les
événements qui ont affecté la balance des paiements de
la France pendant l'année 1968.
Devant les sorties massives de capitaux l'institut d'émission
s'interdit de réagir, renonçant même à relever son
taux d'escompte, qui resta imperturbablement fixé à 3,5 %
jusqu'au 3 juillet 1968.
Du 2 mai au 21 novembre 1968, 17,7 milliards de francs sortirent de France,
cependant que la banque d'émission, bien loin de tenter de les retenir
par raréfaction du crédit, créa 23,3 milliards de francs
de crédits supplémentaires.
Indifférence d'une balance des paiements — celle des Etats-Unis
— à des mesures qui ne touchent pas le crédit, soumission
rigoureuse d'une autre — celle de la France — à des
procédures monétaires, tel est le diptyque qui met en pleine lumière
à la fois la futilité de toute action non monétaire sur
l'équilibre des engagements internationaux, et, a contrario,
l'efficacité des procédures fondées sur le
contrôle du volume global du crédit.
Au vu de pareils enseignements, qui peut penser que le Fonds monétaire
international, le Comité des Dix ou d'autres autorités
plurinationales seront en mesure de réaliser, par décisions
autoritaires, les variations de demande globale que des transferts d'or, si
on les avait laissés se produire, eussent suscitées ?
Qui peut imaginer qu'il soit au pouvoir de pareilles autorités de
contracter le crédit jusqu'au moment où l'équilibre
rompu aura été rétabli ?
Qui peut croire que l'opinion et les gouvernements accepteront les dangers de
récession que pareilles mesures risquent d'entraîner ?
Il y a une immense différence entre l'effet lent et progressif,
exercé au jour le jour, donc insensiblement, par les variations de
pouvoir d'achat résultant des règlements internationaux et les
conséquences soudaines, massives et généralement
dramatiques des contractions décidées par des autorités
monétaires.
On a dit que l'opinion n'accepterait plus la tutelle aveugle de la monnaie.
Mais faute de l'accepter, elle a eu l'inflation
généralisée, la renaissance de l'isolationnisme
américain, l'abandon de la libéralisation des échanges,
les premières mesures de restriction aux transactions
financières internationales et, par-dessus tout, des taux
d'intérêt exclusifs de tout développement
économique durable.
Désormais, du fait de l'inconvertibilité qui marque le
système monétaire international, l'équilibre mondial ne
dépend plus que de la science, de la sagesse et de
l'indépendance des autorités monétaires.
La connaissance des résultats auxquels ces qualités,
poussées cependant à l'extrême, ont conduit au cours de
la dernière décennie, fait mal augurer des effets qu'elles
produiront à l'avenir.
Tant que n'aura pas été rétabli un régime de
monnaies convertibles, corrigé de la perversion que l'étalon de
change-or a infligée au système construit à Bretton Woods, le monde restera
voué au déséquilibre des balances des paiements,
à l'insécurité monétaire, aux migrations
erratiques de capitaux, à l'instabilité des cours de change et
à tous les désordres qu'entraînent l'ignorance des hommes
et la faiblesse des institutions.
On croirait, en observant l'évolution du système
monétaire international, que l'Occident s'applique à mettre en oeuvre le conseil de Lénine, suivant lequel :
« Pour détruire le régime bourgeois, il suffit de
corrompre sa monnaie.' »
1. Rapporté par Joseph Schumpeter dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie,
p. 351, Payot, 1951.
Comment admettre que pareille faute soit commise principalement par le pays
qui a voué tant d'efforts et tant de soins à préserver,
pour lui et pour les autres, le régime de la libre entreprise et qui a
consacré tant de sang à sauvegarder dans le monde la
liberté.
Puissions-nous, avant qu'il soit trop tard, rendre aux mécanismes
monétaires les tâches que les faibles mains et l'esprit
vacillant des hommes ne sont pas, dans l'état actuel des choses, en
mesure d'assumer.
A la suite immédiate de l'événement du 15 août
1971, Jacques Rueff publia:
« Je crains fort que nous ne flottions au fil de l'eau vers de nouveaux
accidents », L'Européen,
n° 115, 1971, pp. 6-7.
« La réévaluation des monnaies, faux problème
», Le Monde,
10 septembre 1971.
« Ils m'appelaient Cassandre », Le Figaro, 18-19 septembre 1971.
1. Le problème à résoudre
2. Refus et la disparition du remède
« Bundles for Uncle », Barron's,
20 septembre 1971.
Et par ces articles, il répond indirectement à l'acrimonie des
articles de Raymond Aron donnés en début de billet.
Mais oui, nous flottons toujours en 2011 "au fil de l'eau" et les
accidents se succèdent.
J'aurai l'occasion de revenir sur tout cela dans des billets futurs.
Georges Lane
Principes
de science économique
Georges
Lane enseigne
l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié
avec l’aimable autorisation de Georges Lane.
Tous droits réservés par l’auteur
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