« On a pensé que la protection devait
être chez nous simplement la représentation de la
différence: qui existe entre le prix de revient d'une denrée
que nous produisons et le prix de revient de la denrée similaire
produite chez nos voisins... Un droit protecteur calculé sur ces
bases ne fait qu'assurer la libre concurrence...; la libre concurrence
n'existe que lorsqu'il y a égalité de conditions et de
charges. Lorsqu'il s'agit d'une course de chevaux, on pèse le
fardeau que doit supporter chacun des coureurs, et on égalise les
conditions; sans cela, ce ne sont plus des concurrents. Quand il s'agit de
commerce, si l'un des vendeurs peut livrer à meilleur marché,
il cesse d'être concurrent et devient monopoleur... Supprimez cette
protection représentative de la différence dans le prix de
revient, dès lors l'étranger envahit votre marché et
le monopole lui est acquis(1). »
« Chacun doit vouloir pour lui, comme pour les autres, que la
production du pays soit protégée contre la concurrence
étrangère, toutes les fois que celle-ci pourrait
fournir les produits à plus bas prix(2). »
Cet argument
revient sans cesse dans les écrits de l'école
protectionniste. Je me propose de l'examiner avec soin, c'est-à-dire
que je réclame l'attention et même la patience du lecteur. Je
m'occuperai d'abord des inégalités qui tiennent à la
nature, ensuite de celles qui se rattachent à la diversité
des taxes.
Ici, comme ailleurs,
nous retrouvons les théoriciens de la protection placés au
point de vue du producteur, tandis que nous prenons en main la cause de ces
malheureux consommateurs dont ils ne veulent absolument pas tenir compte.
Ils comparent le champ de l'industrie au turf. Mais, au turf,
la course est tout à la fois moyen et but.
Le public ne prend aucun intérêt à la lutte en dehors
de la lutte elle-même. Quand vous lancez vos chevaux dans
l'unique but de savoir quel est le meilleur coureur, je
conçois que vous égalisiez les fardeaux. Mais si vous aviez
pour but de faire parvenir au poteau une nouvelle
importante et pressée, pourriez-vous, sans inconséquence,
créer des obstacles à celui qui vous offrirait les meilleures
conditions de vitesse? C'est pourtant là ce que vous faites en
industrie. Vous oubliez son résultat cherché, qui est le bien-être;
vous en faites abstraction, vous le sacrifiez même par une
véritable pétition de principes.
Mais puisque nous ne
pouvons amener nos adversaires à notre point de vue,
plaçons-nous au leur, et examinons la question sous le rapport de la
production.
Je chercherai
à établir:
1) Que niveler les
conditions du travail, c'est attaquer l'échange dans son
principe;
2) Qu'il n'est pas
vrai que le travail d'un pays soit étouffé par la concurrence
des contrées plus favorisées;
3) Que, cela
fût-il exact, les droits protecteurs n'égalisent pas les
conditions de production;
4) Que la
liberté nivelle ces conditions autant qu'elles peuvent
l'être;
5) Enfin, que ce
sont les pays les moins favorisés qui gagnent le plus dans les
échanges.
I. Niveler
les conditions du travail, ce n'est pas seulement gêner quelques
échanges; c'est attaquer l'échange dans son principe, car il
est fondé précisément sur cette diversité, ou,
si on l'aime mieux, sur ces inégalités de fertilité, d'aptitudes,
de climats, de température, que vous voulez effacer. Si la Guyenne
envoie des vins à la Bretagne, et la Bretagne des blés
à la Guyenne, c'est que ces deux provinces sont placées dans
des conditions différentes de production. Y a-t-il une autre loi
pour les échanges internationaux? Encore une fois, se
prévaloir contre eux des inégalités de conditions qui
les provoquent et les expliquent, c'est les attaquer dans leur raison
d'être. Si les protectionnistes avaient pour eux assez de logique et
de puissance, ils réduiraient les hommes, comme des
colimaçons, à l'isolement absolu. Il n'y a pas, du reste, un
de leurs sophismes qui, soumis à
l'épreuve de déductions rigoureuses, n'aboutisse à la
destruction et au néant.
II. Il
n'est pas vrai, en fait, que l'inégalité des
conditions entre deux industries similaires entraîne
nécessairement la chute de celle qui est la moins bien
partagée. Au turf, si un des coursiers gagne le prix, l'autre le
perd; mais, quand deux chevaux travaillent a produire des utilités, chacun en produit
dans la mesure de ses forces, et de ce que le plus vigoureux rend plus de
services, il ne s'ensuit pas que le plus faible n'en répond pas du
tout. On cultive du froment dans tous les départements de la France,
quoiqu'il y ait entre eux d'énormes différences de
fertilité; et si par hasard il en est un qui n'en cultive pas, c'est
qu'il n'est pas bon, morne pour lui, qu'il en cultive. De même,
l'analogie nous dit que, sous le régime de la liberté,
malgré de semblables différences, on produirait du froment
dans tous les royaumes de l'Europe, et s'il en était un qui
vînt à renoncer à cette culture, c'est que, dans
son intérêt, il trouverait à faire un meilleur
emploi de ses terres, de ses capitaux et de sa main-d'oeuvre.
Et pourquoi la fertilité d'un département ne paralyse-t-elle
pas l'agriculteur du département voisin moins favorisé? Parce
que les phénomènes économiques ont une souplesse, une
élasticité, et, pour ainsi dire, des ressources de
nivellement qui paraissent échapper entièrement
à l'école protectionniste. Elle nous accuse d'être
systématiques; mais c'est elle qui est systématique au
suprême degré si l'esprit de système consiste à
échafauder des raisonnements sur un fait et non sur l'ensemble des
faits. – Dans l'exemple ci-dessus, c'est la différence dans la
valeur des terres qui compense la différence de leur
fertilité. – Votre champ produit trois fois plus que le mien.
Oui; mais il vous a coûté dix fois davantage et je puis encore
lutter avec vous. – Voilà tout le mystère. – Et
remarquez que la supériorité, sous quelques rapports,
amène l'infériorité à d'autres égards.
– C'est précisément parce que votre sol est plus
fécond qu'il est plus cher, en sorte que ce n'est pas accidentellement,
mais nécessairement que l'équilibre
s'établit ou tend à s'établir: et peut-on nier que la
liberté ne soit le régime qui favorise le plus cette
tendance?
J'ai cité une
branche d'agriculture; j'aurais pu aussi bien citer une branche
d'industrie. Il y a des tailleurs à Quimper, et cela n'empêche
pas qu'il n'y en ait à Paris, quoique ceux-ci paient bien autrement
cher leur loyer, leur ameublement, leurs ouvriers et leur nourriture. Mais
aussi ils ont une bien autre clientèle, et cela suffit non-seulement
pour rétablir la balance, mais encore pour la faire pencher de leur
côté.
Lors donc qu'on
parle d'égaliser les conditions du travail, il faudrait au moins
examiner si la liberté ne fait pas ce qu'on demande à
l'arbitraire.
Ce nivellement
naturel des phénomènes économiques est si important
dans la question, et, en même temps, si propre à nous faire
admirer la sagesse providentielle qui préside au gouvernement
égalitaire de la société, que je demande la permission
de m'y arrêter un instant.
Messieurs les
protectionnistes, vous dites: Tel peuple a sur nous l'avantage du bon
marché de la houille, du fer, des machines, des capitaux; nous ne
pouvons lutter avec lui.
Cette proposition
sera examinée sous d'autres aspects. Quant à présent,
je me renferme dans la question, qui est de savoir si, quand une
supériorité et une infériorité sont en
présence, elles ne portent pas en elles-mêmes, celle-ci la
force ascendante, celle-là la force descendante, qui doivent les
ramener à un juste équilibre.
Voilà deux
pays, A et B. – A possède sur B toutes sortes d'avantages.
Vous en concluez que le travail se concentre en A et que B est dans
l'impuissance de rien faire. A, dites vous, vend
beaucoup plus qu'il n'achète; B achète beaucoup plus qu'il ne
vend. Je pourrais contester, mais je me place sur votre terrain.
Dans
l'hypothèse, le travail est très-demandé en A, et
bientôt il y renchérit.
Le fer, la houille,
les terres, les aliments, les capitaux sont très-demandés en
A, et bientôt ils y renchérissent.
Pendant ce
temps-là, travail, fer, houille, terres, aliments, capitaux, tout
est très-délaissé en B, et bientôt tout y baisse
de prix.
Ce n'est pas tout. A
vendant toujours, B achetant sans cesse, le numéraire passe de B en
A. Il abonde en A, il est rare en B.
Mais abondance de
numéraire, cela veut dire qu'il en faut beaucoup pour acheter toute
autre chose. Donc, en A, à la cherté réelle qui
provient d'une demande très active, s'ajoute une cherté
nominale due à la surproportion
des métaux précieux.
Rareté de
numéraire, cela signifie qu'il en faut peu pour chaque emplette.
Donc en B, un bon marché nominalvient se combiner avec le bon
marché réel.
Dans ces
circonstances, l'industrie aura toutes sortes de motifs, des motifs, si je
puis le dire, portés à la quatrième puissance, pour
déserter A et venir s'établir en B.
Ou, pour rentrer
dans la vérité, disons qu'elle n'aura pas attendu ce moment,
que les brusques déplacements répugnent à sa nature,
et que, dès l'origine, sous un régime libre, elle se sera
progressivement partagée et distribuée entre A et B, selon
les lois de l'offre et de la demande, c'est-à-dire selon les lois de
la justice et de l'utilité.
Et quand je dis que,
s'il était possible que l'industrie se concentrât sur un
point, il surgirait dans son propre sein et par cela même une force
irrésistible de décentralisation, je ne fais pas une vaine
hypothèse.
Écoutons ce
que disait un manufacturier à la chambre de commerce de Manchester
(je supprime les chiffres dont il appuyait sa démonstration):
« Autrefois nous exportions des étoffes; puis cette
exportation a fait place à celle des fils, qui sont la
matière première des étoffes; ensuite à celle
des machines, qui sont les instruments de production du fil; plus tard,
à celle des capitaux, avec lesquels nous construisons nos
machines, et enfin, à celle de nos ouvriers et de notre génie
industriel, qui sont la source de nos capitaux. Tous ces
éléments de travail ont été les uns
après les autres s'exercer là où ils trouvaient
à le faire avec plus d'avantages, là où l'existence
est moins chère, la vie plus facile, et l'on peut voir
aujourd'hui, en Prusse, en Autriche, en Saxe, en Suisse, en Italie,
d'immenses manufactures fondées avec des capitaux anglais, servies
par des ouvriers anglais et dirigées par des ingénieurs
anglais. »
|
Vous voyez bien que la nature, ou plutôt la Providence, plus
ingénieuse, plus sage, plus prévoyante que ne le suppose
votre étroite et rigide théorie, n'a pas voulu cette
concentration de travail, ce monopole de toutes les
supériorités dont vous arguez comme d'un fait absolu et
irrémédiable. Elle a pourvu, par des moyens aussi simples qu'infaillibles,
à ce qu'il y eût dispersion, diffusion, solidarité,
progrès simultané; toutes choses que vos lois restrictives
paralysent autant qu'il est en elles, car leur tendance, en isolant les
peuples, est de rendre la diversité de leur condition beaucoup plus
tranchée, de prévenir le nivellement, d'empêcher la
fusion, de neutraliser les contrepoids et de parquer les peuples dans leur
supériorité ou leur infériorité
respective.
III. En
troisième lieu, dire que, par un droit protecteur, on égalise
les conditions de production, c'est donner une locution fausse pour
véhicule à une erreur. Il n'est pas vrai qu'un droit
d'entrée égalise les conditions de production. Celles-ci
restent après le droit ce qu'elles étaient avant. Ce que le
droit égalise tout au plus, ce sont lesconditions
de la vente. On dira peut-être que je joue sur les mots, mais je
renvoie l'accusation à mes adversaires. C'est à eux de
prouver que production et vente sont synonymes, sans quoi je suis
fondé à leur reprocher, sinon de jouer sur les termes, du
moins de les confondre.
Qu'il me soit permis
d'éclairer ma pensée par un exemple. Je suppose qu'il vienne
à l'idée de quelques spéculateurs parisiens de se
livrer à la production des oranges. Ils savent que les oranges de
Portugal peuvent se vendre à Paris 10 centimes, tandis qu'eux,
à raison des caisses, des serres qui leur seront nécessaires,
à cause du froid qui contrariera souvent leur culture, ne pourront
pas exiger moins d'un franc comme prix rémunérateur. Ils demandent
que les oranges de Portugal soient frappées d'un droit de 90
centimes. Moyennant ce droit, lesconditions
de production, disent-ils, seront égalisées, et la
Chambre, cédant, comme toujours, à ce raisonnement, inscrit
sur le tarif un droit de 90 centimes par orange
étrangère.
Eh bien! je dis que
les conditions de production ne sont nullement
changées. La loi n'a rien ôté à la chaleur du
soleil de Lisbonne, ni à la fréquence ou à
l'intensité des gelées de Paris. La maturité des oranges
continuera à se faire naturellement sur les rives du Tage et
artificiellement sur les rives de la Seine, c'est-à-dire qu'elle
exigera beaucoup plus de travail humain dans un pays que dans l'autre. Ce
qui sera égalisé, ce sont les conditions de la vente:
les Portugais devront nous vendre leurs oranges à 1 franc, dont 90
centimes pour acquitter la taxe. Elle sera payée évidemment
par le consommateur français. Et voyez la bizarrerie du
résultat. Sur chaque orange portugaise consommée, le pays ne
perdra rien; car les 90 centimes payés en plus par le consommateur
entreront au Trésor. Il y aura déplacement, il n'y aura pas
perte. Mais, sur chaque orange française consommée, il y aura
90 centimes de perte ou à peu près, car l'acheteur les perdra
bien certainement, et le vendeur, bien certainement aussi, ne les gagnera
pas, puisque, d'après l'hypothèse même, il n'en aura
tiré que le prix de revient. Je laisse aux protectionnistes le soin
d'enregistrer la conclusion.
IV. Si
j'ai insisté sur cette distinction entre les conditions de
production et les conditions de vente, distinction que messieurs les
prohibitionnistes trouveront sans doute paradoxale, c'est qu'elle doit
m'amener à les affliger encore d'un autre paradoxe bien plus
étrange, et c'est celui-ci: Voulez-vous égaliser
réellement les conditions de production? laissez
l'échange libre.
Oh! pour le coup,
dira-t-on, c'est trop fort, et c'est abuser des jeux d'esprit. Eh bien! ne
fut-ce que par curiosité, je prie messieurs les protectionnistes de
suivre jusqu'au bout mon argumentation. Ce ne sera pas long – Je
reprends mon exemple.
Si l'on consent
à supposer, pour un moment, que le profit moyen et quotidien de
chaque Français est de un franc, il s'ensuivra incontestablement que
pour produire directement une orange en France, il faudra
une journée de travail ou l'équivalent, tandis que, pour
produire la contrevaleur d'une orange portugaise, il ne faudra qu'un
dixième cette journée, ce qui ne veut dire autre chose, si ce
n'est le soleil fait à Lisbonne ce que le travail fait à
Paris.
Or, n'est-il pas
évident que, si je puis produire une orange, ou, ce qui revient au
même, de quoi l'acheter, avec un dixième de journée de
travail, je suis placé, relativement à cette production,
exactement dans les mêmes conditions que le producteur portugais
lui-même, sauf le transport, qui doit être à ma charge?
Il est donc certain que la liberté égalise les conditions de
production directe ou indirecte, autant qu'elles peuvent être
égalisées, puisqu'elle ne laisse plus subsister qu'une
différence inévitable, celle du transport.
J'ajoute que la
liberté égalise aussi les conditions de jouissance, de
satisfaction, de consommation, ce dont on ne s'occupe jamais, et ce qui est
pourtant l'essentiel, puisqu'en définitive la consommation est le
but final de tous nos efforts industriels. Grâce à
l'échange libre, nous jouirions du soleil portugais comme le
Portugal lui-même; les habitants du Havre auraient à leur
portée, tout aussi bien que ceux de Londres, et aux mêmes
conditions, les avantages que la nature a conférés à
Newcastle sous le rapport minéralogique.
V. Messieurs
les protectionnistes, vous me trouvez en humeur paradoxale: eh bien! je
veux aller plus loin encore. Je dis, et je le pense
très-sincèrement, que, si deux pays se trouvent placés
dans des conditions de production inégales, c'est celui des
deux qui est le moins favorisé de la nature qui a le plus à
gagner à la liberté des échanges. – Pour le
prouver, je devrai m'écarter un peu de la forme qui convient
à cet écrit. Je le ferai néanmoins, d'abord parce que
toute la question est là, ensuite parce que cela me fournira
l'occasion d'exposer une loi économique de la plus haute importance,
et qui, bien comprise, me semble destinée à ramener à
la science toutes ces sectes qui, de nos jours, cherchent dans le pays des
chimères cette harmonie sociale qu'elles n'ont pu découvrir
dans la nature. Je veux parler de la loi de la consommation, que l'on
pourrait peut-être reprocher à la plupart des
économistes d'avoir beaucoup trop négligée.
La consommation est
la fin, la cause finale de tous les phénomènes
économiques, et c'est en elle par conséquent que se trouve
leur dernière et définitive solution.
Rien de favorable ou
de défavorable ne peut s'arrêter d'une manière
permanente au producteur. Les avantages que la nature et la
société lui prodiguent, les inconvénients dont elles
le frappent, glissent sur lui, pour ainsi dire, et tendent insensiblement
à aller s'absorber et se fondre dans la communauté, la
communauté, considérée au point de vue de la
consommation. C'est là une loi admirable dans sa cause et dans ses
effets, et celui qui parviendrait à la bien décrire aurait,
je crois, le droit de dire: « Je n'ai pas passé sur cette
terre sans payer mon tribut à la société. »
Toute circonstance qui favorise l'oeuvre de la production est accueillie avec joie par le
producteur, car l'effet immédiat est de
le mettre à même de rendre plus de services à la communauté
et d'en exiger une plus grande rémunération. Toute
circonstance qui contrarie la production est accueillie avec peine par le
producteur, car l'effet immédiat est de
limiter ses services et par suite sa rémunération. Il fallait
que les biens et les maux immédiats des
circonstances heureuses ou funestes fussent le lot du producteur, afin
qu'il fût invinciblement porté à rechercher les unes et
à fuir les autres.
De même, quand un travailleur parvient à perfectionner son
industrie, le bénéfice immédiat du perfectionnement est recueilli par lui. Cela
était nécessaire pour le déterminer à un
travail intelligent; cela était juste, parce qu'il est juste qu'un
effort couronné de succès apporte avec lui sa récompense.
Mais je dis que ces effets bons et mauvais, quoique permanents en
eux-mêmes, ne le sont pas quant au producteur. S'il en eût
été ainsi, un principe d'inégalité progressive
et, partant, infinie, eût été introduit parmi les
hommes, et c'est pourquoi ces biens et ces maux vont bientôt
s'absorber dans les destinées générales de
l'humanité.
Comment cela s'opère-t-il? Je le ferai comprendre par quelques
exemples.
Transportons-nous au treizième siècle. Les hommes qui se
livrent à l'art de copier reçoivent, pour le service qu'ils
rendent, une rémunération
gouvernée par le taux général des profits. – Parmi eux, il s'en rencontre un qui
cherche et trouve le moyen de multiplier rapidement les exemplaires d'un
même écrit. Il invente l'imprimerie.
D'abord, c'est un homme qui s'enrichit, et beaucoup d'autres qui
s'appauvrissent. À ce premier aperçu, quelque merveilleuse
que soit la découverte, on hésite à décider si
elle n'est pas plus funeste qu'utile. Il semble qu'elle introduit dans le
monde, ainsi que je l'ai dit, un élément
d'inégalité indéfinie. Gutenberg fait des profits avec
son invention et étend son invention avec ses profits, et cela sans
terme, jusqu'à ce qu'il ait ruiné tous les copistes. –
Quant au public, au consommateur, il gagne peu, car Gutenberg a soin de ne
baisser le prix de ses livres que tout juste ce qu'il faut pour sous-vendre ses rivaux.
Mais la pensée qui mit l'harmonie dans le mouvement des corps
célestes a su la mettre aussi dans le mécanisme interne de la
société. Nous allons voir les avantages économiques de
l'invention échapper à l'individualité, et devenir,
pour toujours, le patrimoine commun des masses.
En effet, le procédé finit par être connu. Gutenberg
n'est plus le seul à imprimer; d'autres personnes l'imitent. Leurs
profits sont d'abord considérables. Elles sont
récompensées pour être entrées les
premières dans la voie de l'imitation, et cela était encore
nécessaire, afin qu'elles y fussent attirées et qu'elles
concourussent au grand résultat définitif vers lequel nous
approchons. Elles gagnent beaucoup, mais elles gagnent moins que
l'inventeur, car la concurrence vient de commencer son oeuvre.
Le prix des livres va toujours baissant. Les bénéfices des
imitateurs diminuent à mesure qu'on s'éloigne du jour de
l'invention, c'est-à-dire à mesure que l'imitation devient
moins méritoire... Bientôt la nouvelle industrie arrive
à son état normal; en d'autres termes, la
rémunération des imprimeurs n'a plus rien d'exceptionnel, et,
comme autrefois celle des scribes, elle n'est plus gouvernée que par le taux général des profits. Voilà donc la production, en tant que
telle, replacée comme au point de départ. – Cependant
l'invention n'en est pas moins acquise; l'épargne du temps, du
travail, de l'effort pour un résultat donné, pour un nombre
déterminé d'exemplaires, n'en est pas moins
réalisée. Mais comment se manifeste-t-elle? par le bon
marché des livres. Et au profit de qui? Au profit du consommateur,
de la société, de l'humanité. – Les imprimeurs,
qui désormais n'ont plus aucun mérite exceptionnel, ne
reçoivent pas non plus désormais une
rémunération exceptionnelle. Comme hommes, comme
consommateurs, ils sont sans doute participants des avantages que
l'invention a conférés à la communauté. Mais
voilà tout. En tant qu'imprimeurs, en tant que producteurs, ils sont
rentrés dans les conditions ordinaires de tous les producteurs du
pays. La société les paie pour leur travail, et non pour
l'utilité de l'invention. Celle-ci est devenue l'héritage
commun et gratuit de l'humanité entière.
J'avoue que la sagesse et la beauté de ces lois me frappent
d'admiration et de respect. J'y vois le saint-simonisme: À chacun selon sa capacité, à chaque
capacité selon ses oeuvres – j'y vois le communisme, c'est-à-dire
la tendance des biens à devenir le commun héritage des hommes –, mais un
saint-simonisme, un communisme réglés par la
prévoyance infinie, et non point abandonnés à la
fragilité, aux passions et à l'arbitraire des hommes.
Ce que j'ai dit de l'imprimerie, on peut le dire de tous les instruments de
travail, depuis le clou et le marteau jusqu'à la locomotive et au
télégraphe électrique. La société jouit
de tous par l'abondance de ses consommations, et elle en jouit gratuitement, car leur effet est de diminuer le prix des
objets; et toute cette partie du prix qui a été
anéantie, laquelle représente bien l'oeuvre
de l'invention dans la production, rend évidemment le produit gratuit dans cette mesure. Il ne reste à payer que le
travail humain, le travail actuel, et il se paie, abstraction faite du
résultat dû à l'invention, du moins quand elle a
parcouru le cycle que je viens de décrire et qu'il est dans sa
destinée de parcourir. – J'appelle chez moi un ouvrier, il
arrive avec une scie, je lui paie sa journée à deux francs,
et il me fait vingt-cinq planches. Si la scie n'eût pas
été inventée, il n'en aurait peut-être pas fait
une, et je ne lui aurais pas moins payé sa journée. L'utilité produite par la scie est donc pour moi un don
gratuit de la nature, ou plutôt c'est une portion de
l'héritage que j'ai reçu en commun, avec tous mes
frères, de l'intelligence de nos ancêtres. – J'ai deux
ouvriers dans mon champ. L'un tient les manches d'une charrue, l'autre le
manche d'une bèche. Le résultat de leur travail est bien
différent, mais, le prix de la journée est le même,
parce que la rémunération, ne se proportionne pas à
l'utilité produite, mais à l'effort, au travail exigé.
J'invoque la patience du lecteur et je le prie de croire que je n'ai pas
perdu de vue la liberté commerciale. Qu'il veuille bien seulement se
rappeler la conclusion à laquelle je suis arrivé: La rémunération ne se proportionne pas aux
utilités que le producteur porte sur le marché, mais à
son travail(3).
J'ai pris mes exemples dans les inventions humaines. Parlons maintenant des
avantages naturels.
Dans tout produit, la nature et l'homme concourent. Mais la part
d'utilité qu'y met la nature est toujours gratuite. Il n'y a que
cette portion d'utilité qui est due au travail humain qui fait
l'objet de l'échange et par conséquent de la
rémunération. Celle-ci varie sans doute beaucoup à
raison de l'intensité du travail, de son habileté, de sa
promptitude, de son à-propos, du besoin qu'on en a, de l'absence
momentanée de rivalité, etc., etc. Mais il n'en est pas moins
vrai, en principe, que le concours des lois naturelles appartenant à
tous, n'entre pour rien dans le prix du produit.
Nous ne payons pas l'air respirable, quoiqu'il nous soit si utile que, sans lui, nous ne saurions vivre deux minutes.
Nous ne le payons pas néanmoins, parce que la nature nous le fournit
sans l'intervention d'aucun travail humain. Que si nous voulons
séparer un des gaz qui le composent, par exemple, pour faire une
expérience, il faut nous donner une peine, ou, si nous la faisons
prendre à un autre, il faut lui sacrifier une peine
équivalente que nous aurons mise dans un autre produit. Par
où l'on voit que l'échange s'opère entre des peines, des
efforts, des travaux. Ce n'est véritablement pas le gaz
oxygène que je paie, puisqu'il est partout à ma disposition;
mais le travail qu'il a fallu accomplir pour le dégager, travail qui
m'a été épargné et qu'il faut bien que je
restitue. Dira-t-on qu'il y a autre chose à payer, des dépenses,
des matériaux, des appareils? mais encore, dans ces choses, c'est du
travail que je paie. Le prix de la houille employée
représente le travail qu'il a fallu faire pour l'extraire et la
transporter.
Nous ne payons pas la lumière du soleil, parce que la nature nous la
prodigue. Mais nous payons celle du gaz, du suif, de l'huile, de la cire,
parce qu'il y a ici un travail humain à rémunérer; et
remarquez que c'est si bien au travail et non à l'utilité que
la rémunération se proportionne, qu'il peut fort bien arriver
qu'un de ces éclairages, quoique beaucoup plus intense qu'un autre,
coûte cependant moins cher. Il suffit pour cela que la même
quantité de travail humain en fournisse davantage.
Quand le porteur d'eau vient approvisionner ma maison, si je le payais
à raison de l'utilité absolue de l'eau, ma fortune n'y suffirait pas. Mais je le
paie à raison de la peine qu'il a prise. S'il exigeait davantage,
d'autres la prendraient, et, en définitive, au besoin, je la
prendrais moi-même. L'eau n'est vraiment pas la matière de
notre marché, mais bien le travail fait à l'occasion de
l'eau. Ce point de vue est si important et les conséquences que j'en
vais tirer si lumineuses, quant à la liberté des
échanges internationaux, que je crois devoir élucider encore
ma pensée par d'autres exemples.
La quantité de substance alimentaire contenue dans les pommes de
terre ne nous coûte pas fort cher, parce qu'on en obtient beaucoup
avec peu de travail. Nous payons davantage le froment, parce que, pour le
produire, la nature exige une plus grande somme de travail humain. Il est
évident que, si la nature faisait pour celui-ci ce qu'elle fait pour
celles-là, les prix tendraient à se niveler. Il n'est pas
possible que le producteur de froment gagne d'une manière permanente
beaucoup plus que le producteur de pommes de terre. La loi de la
concurrence s'y oppose.
Si, par un heureux miracle, la fertilité de toutes les terres
arables venait à s'accroître, ce n'est point l'agriculteur,
mais le consommateur qui recueillerait l'avantage de ce
phénomène, car il se résoudrait en abondance, en bon
marché. Il y aurait moins de travail incorporé dans chaque
hectolitre de blé, et l'agriculteur ne pourrait l'échanger
que contre un moindre travail incorporé dans tout autre produit. Si,
au contraire, la fécondité du sol venait tout à coup
à diminuer, la part de la nature dans la production serait moindre,
celle du travail plus grande, et le produit plus cher. J'ai donc eu raison
de dire que c'est dans la consommation, dans l'humanité que viennent
se résoudre, à la longue, tous les phénomènes
économiques. Tant qu'on n'a pas suivi leurs effets jusque-là,
tant qu'on s'arrête aux effets immédiats, à ceux
qui affectent un homme ou une classe d'hommes, en tant que producteurs, on n'est pas
économiste; pas plus que celui-là n'est médecin qui,
au lieu de suivre dans tout l'organisme les effets d'un breuvage, se
bornerait à observer, pour le juger, comment il affecte le palais ou
le gosier.
Les régions tropicales sont très-favorisées pour la
production du sucre, du café. Cela veut dire que la nature fait la
plus grande partie de la besogne et laisse peu à faire au travail.
Mais alors qui recueille les avantages de cette libéralité de
la nature? Ce ne sont point ces régions, car la concurrence les
amène à ne recevoir que la rémunération du
travail; mais c'est l'humanité, car le résultat de cette
libéralité s'appelle bon marché, et le bon
marché appartient à tout le monde.
Voici une zone tempérée où la houille, le minerai de
fer, sont à la surface du sol, il ne faut que se baisser pour en
prendre. D'abord, les habitants profiteront de cette heureuse circonstance,
je le veux bien. Mais bientôt, la concurrence s'en mêlant, le
prix de la houille et du fer baissera jusqu'à ce que le don de la
nature soit gratuitement acquis à tous, et que le travail humain
soit seul rémunéré, selon le taux
général des profits.
Ainsi les libéralités de la nature, comme les
perfectionnements acquis dans les procédés de la production,
sont ou tendent sans cesse à devenir, sous la loi de la concurrence,
le patrimoine commun et gratuit des consommateurs, des masses, de l'humanité.
Donc, les pays qui ne possèdent pas ces avantages ont tout à
gagner à échanger avec ceux qui les possèdent, parce
que l'échange s'accomplit entre travaux, abstraction
faite des utilités naturelles que ces travaux renferment; et ce sont
évidemment les pays les plus favorisés qui ont
incorporé dans un travail donné le plus de ces utilités naturelles. Leurs produits, représentant moins de
travail, sont moins rétribués; en d'autres termes, ils sont à meilleur marché, et si toute
la libéralité de la nature se résout en bon
marché, évidemment ce n'est pas le pays producteur, mais le
pays consommateur, qui en recueille le bienfait.
Par où l'on voit l'énorme absurdité de ce pays
consommateur, s'il repousse le produit précisément parce
qu'il est à bon marché; c'est comme s'il disait: « Je
ne veux rien de ce que la nature donne. Vous me demandez un effort
égal à deux pour me donner un produit que je ne puis
créer qu'avec une peine égale à quatre; vous pouvez le
faire, parce que chez vous la nature a fait la moitié de l'oeuvre. Eh bien! moi je le repousse, et j'attendrai que
votre climat, devenu plus inclément, vous force à me demander
une peine égale à quatre, afin de traiter avec vous sur le pied de l'égalité. »
A est un pays favorisé, B est un pays maltraité de la nature.
Je dis que l'échange est avantageux à tous deux, mais surtout
à B, parce que l'échange ne consiste pas en utilités contre utilités, mais en valeur contre valeur. Or, A met
plus d'utilités sous la même valeur, puisque l'utilité
du produit embrasse ce qu'y a mis la nature et ce qu'y a mis le travail,
tandis que la valeur ne correspond qu'à ce qu'y a mis le travail.
Donc B fait un marché tout à son avantage. En acquittant au
producteur de A simplement son travail, il reçoit par-dessus le
marché plus d'utilités naturelles qu'il n'en donne.
Posons la règle générale.
Échange, c'est troc de valeurs; la valeur
étant réduite, par la concurrence, à
représenter du travail, échange, c'est troc de travaux
égaux. Ce que la nature a fait pour les produits
échangés est donné de part et d'autregratuitement
et par-dessus le marché, d'où
il suit rigoureusement que les échanges accomplis avec les pays les
plus favorisés de la nature sont les plus avantageux.
La théorie dont j'ai essayé, dans ce chapitre, de tracer les
lignes et les contours demanderait de grands développements. Je ne
l'ai envisagée que dans ses rapports avec mon sujet, la
liberté commerciale. Mais peut-être le lecteur attentif y
aura-t-il aperçu le germe fécond qui doit dans sa croissance
étouffer au-dessous de lui, avec la protection, le
fouriérisme, le saint-simonisme, le communisme, et toutes ces
écoles qui ont pour objet d'exclure du gouvernement du monde la loi
de la concurrence. Considérée au point de vue du
producteur, la concurrence froisse sans doute souvent nos
intérêts individuels et immédiats; mais, si l'on
se place au point de vue du but général de tous les travaux,
du bien-être universel, en un mot, de la consommation, on trouvera
que la concurrence joue, dans le monde moral, le même rôle que
l'équilibre dans le monde matériel. Elle est le fondement du
vrai communisme, du vrai socialisme, de cette égalité de
bien-être et de conditions si désirée de nos jours; et
si tant de publicistes sincères, tant de réformateurs de
bonne foi les demandent à l'arbitraire, c'est qu'ils
ne comprennent pas la liberté(4).
1. M. le vicomte de Romanet.
2. Mathieu de Dombasle.
3. Il est vrai que le travail ne reçoit pas une
rémunération uniforme. Il y en a de plus ou moins intense,
dangereux, habile, etc. La concurrence établit pour chaque
catégorie un prix courant, et c'est de ce prix variable que je
parle.
4. La théorie esquissée dans ce chapitre est celle qui,
quatre ans plus tard, fut développée dans les Harmonies
économiques. Rémunération exclusivement
réservée au travail humain; gratuité des agents
naturels; conquête progressive de ces agents au profit de
l'humanité, dont ils deviennent ainsi le patrimoine commun;
élévation du bien-être général et
tendance au nivellement relatif des conditions: on reconnaît
là tous les éléments essentiels du plus important des
travaux de Bastiat. (Note de l'éditeur de l'édition
originale.)
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