|
Dans
la sphère économique, un acte, une habitude, une institution,
une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais
une série d'effets. De ces effets, le premier seul est
immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le
voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit
pas; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et
un bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient
à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et
de ceux qu'il faut prévoir.
|
Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste
libéral français Frédéric Bastiat sur les effets
superficiellement positifs à court terme, mais profondément
néfastes à plus long terme, des interventions de l'État.
Même s'il a été écrit il y a exactement 150 ans,
ce long article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et
décrit exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore
aujourd'hui.
Bastiat y passe en
revue les arguments fallacieux des illettrés économiques
– les mêmes qu'on entend encore constamment – pour
justifier que l'État se mêle de favoriser le crédit,
créer des emplois, empêcher la prolifération des
machines, restreigne l'épargne, ou subventionne les arts. Douze
domaines d'intervention sont analysés et chaque fois, Bastiat montre
que les interventionnistes nous font toujours miroiter ce qu'on voit,
mais omettent de considérer ce qu'on ne voit pas.
L'extrait qui suit
parle des conséquences du protectionnisme. Ceux qui voudraient lire le
reste de cet article ou d'autres écrits du même auteur peuvent
se rendre sur la page Frédéric Bastiat, où
l'on trouve quelques textes de ce phare du libéralisme au 19e
siècle.
M.M
VII.
Restriction
|
Frédéric
Bastiat
|
M. Prohibant (ce n'est pas moi qui l'ai nommé, c'est M. Charles Dupin,
qui depuis... mais alors...), M. Prohibant consacrait son temps et ses
capitaux à convertir en fer le minerai de ses terres. Comme la nature
avait été plus prodigue envers les Belges, ils donnaient le fer
aux Français à meilleur marché que M. Prohibant, ce qui
signifie que tous les Français, ou la France, pouvaient obtenir une
quantité donnée de fer avec moins de travail, en
l'achetant aux honnêtes Flamands. Aussi, guidés par leur
intérêt, ils n'y faisaient faute, et tous les jours on voyait
une multitude de cloutiers, forgerons, charrons, mécaniciens,
maréchaux-ferrants et laboureurs, aller par eux-mêmes, ou par
des intermédiaires, se pourvoir en Belgique. Cela déplut fort
à M. Prohibant. D'abord l'idée lui vint d'arrêter cet
abus par ses propres forces. C'était bien le moins, puisque lui seul
en souffrait. Je prendrai ma carabine, se dit-il, je mettrai quatre pistolets
à ma ceinture, je garnirai ma giberne, je ceindrai ma flamberge, et je
me porterai, ainsi équipé à la frontière.
Là, le premier forgeron, cloutier, maréchal, mécanicien
ou serrurier qui se présente, pour faire ses affaires et non les
miennes, je le tue, pour lui apprendre à vivre.
Au moment de partir, M.
Prohibant fit quelques réflexions qui tempérèrent un peu
son ardeur belliqueuse. Il se dit: il n'est pas absolument impossible que les
acheteur de fer, mes compatriotes et ennemis, ne
prennent mal la chose, et qu'au lieu de se laisser tuer, ils ne me tuent
moi-même. Ensuite, même en faisant marcher tous mes domestiques,
nous ne pourrons garder tous les passages. Enfin le procédé me
coûtera fort cher, plus cher que ne vaut le résultat.
M. Prohibant allait
tristement se résigner à n'être que libre comme tout le
monde, quand un trait de lumière vint illuminer son cerveau. Il se rappela
qu'il y a à Paris une grande fabrique de lois. Qu'est-ce qu'une loi?
se dit-il. C'est une mesure à laquelle, une fois
décrétée, bonne ou mauvaise, chacun est tenu de se
conformer. Pour l'exécution d'icelle, on organise une force publique,
et, pour constituer ladite force publique, on puise dans la nation des hommes
et de l'argent.
Si donc j'obtenais
qu'il sortît de la grande fabrique parisienne une toute petite loi
portant: « Le fer belge est prohibé »,
j'atteindrais les résultats suivants: le gouvernement ferait remplacer
les quelques valets que je voulais envoyer à la frontière par
vingt mille fils de mes forgerons, serruriers, cloutiers, maréchaux,
artisans, mécaniciens et laboureurs récalcitrants. Puis, pour
tenir en bonne disposition de joie et de santé ces vingt mille
douaniers, il leur distribuerait vingt-cinq millions de francs pris à
ces mêmes forgerons, cloutiers, artisans et laboureurs. La garde en
serait mieux faite; elle ne me coûterait rien, je ne serais pas
exposé à la brutalité des brocanteurs, je vendrais le
fer à mon prix, et je jouirais de la douce récréation de
voir notre grand peuple honteusement mystifié. Cela lui apprendrait
à se proclamer sans cesse le précurseur et le promoteur de tout
progrès en Europe. Oh! le trait serait piquant et vaut la peine
d'être tenté.
Donc, M. Prohibant se
rendit à la fabrique de lois. – Une autre fois peut-être
je raconterai l'histoire de ses sourdes menées; aujourd'hui je ne veux
parler que de ses démarches ostensibles. – Il fit valoir
auprès de MM. les législateurs cette considération:
Le fer belge se vend en France à dix francs, ce qui me force de vendre
le mien au même prix. J'aimerais mieux le vendre à quinze et ne
le puis, à cause de ce fer belge, que Dieu maudisse. Fabriquez une loi
qui dise: « Le fer belge n'entrera plus en France ».
Aussitôt j'élève mon prix de cinq francs, et voici les
conséquences:
Pour chaque quintal de
fer que je livrerai au public, au lieu de recevoir dix francs, j'en toucherai
quinze, je m'enrichirai plus vite, je donnerai plus d'étendue à
mon exploitation, j'occuperai plus d'ouvriers. Mes ouvriers et moi ferons
plus de dépense, au grand avantage de nos fournisseurs à
plusieurs lieues à la ronde. Ceux-ci, ayant plus de
débouchés, feront plus de commandes à l'industrie et, de
proche en proche, l'activité gagnera tout le pays. Cette bienheureuse
pièce de cent sous, que vous ferez tomber dans mon coffre-fort, comme
une pierre qu'on jette dans un lac, fera rayonner au loin un nombre infini de
cercles concentriques.
Charmés de ce discours, enchantés d'apprendre qu'il est si
aisé d'augmenter législativement la fortune d'un peuple, les
fabricants de lois votèrent la Restriction. Que parle-t-on de travail
et d'économie? disaient-ils. À quoi bon ces pénibles
moyens d'augmenter la richesse nationale, puisqu'un Décret y suffit?
Et en effet, la loi
eut toutes les conséquences annoncées par M. Prohibant; seulement
elle en eut d'autres aussi, car, rendons-lui justice, il n'avait pas fait un
raisonnement faux, mais
un raisonnement incomplet.
En réclamant un privilège, il avait signalé les effets
qu'on voit, laissant dans l'ombre ceux qu'on ne voit pas. Il n'avait
montré que deux personnages, quand il y en a trois en scène.
C'est à nous de réparer cette oubli
involontaire ou prémédité.
Oui,
l'écu détourné ainsi législativement vers le
coffre-fort de M. Prohibant, constitue un avantage pour lui et pour ceux dont
il doit encourager le travail. – Et si le décret avait fait
descendre cet écu de la lune, ces bons effets ne seraient
contrebalancés par aucuns mauvais effets compensateurs.
Malheureusement, ce n'est pas de la lune que sort la mystérieuse
pièce de cent sous, mais bien de la poche d'un forgeron, cloutier,
charron, maréchal, laboureur, constructeur, en un mot, de Jacques
Bonhomme, qui la donne aujourd'hui, sans recevoir un milligramme de fer de
plus que du temps où il le payait dix francs. Au premier coup d'oeil, on doit bien s'apercevoir que ceci change bien la
question, car, bien évidemment, le Profit de M.
Prohibant est compensé par la Perte de Jacques
Bonhomme, et tout ce que M. Prohibant pourra faire de cet écu pour
l'encouragement du travail national, Jacques Bonhomme l'eût fait de
même. La pierre n'est jetée sur un point du lac que parce
qu'elle a été législativement empêchée
d'être jetée sur un autre.
Donc, ce qu'on ne voit pas compense ce qu'on voit, et jusqu'ici il
reste, pour résidu de l'opération, une injustice, et, chose
déplorable! une injustice perpétrée par la loi.
Ce n'est pas tout. J'ai dit qu'on laissait toujours dans l'ombre un
troisième personnage. Il faut que je le fasse ici paraître afin
qu'il nous révèle une seconde perte de cinq francs. Alors nous aurons le résultat
de l'évolution tout entière.
Jacques Bonhomme est possesseur de 15 fr., fruit de
ses sueurs. Nous sommes encore au temps où il est libre. Que fait-il
de ses 15 fr.? Il achète un article de mode
pour 10 fr., et c'est avec cet article de mode
qu'il paye (ou que l'Intermédiaire paye pour lui) le quintal de fer
belge. Il reste encore à Jacques Bonhomme 5 fr.
Il ne les jette pas dans la rivière, mais (et c'est ce qu'on ne voit pas) il les donne
à un industriel quelconque en échange d'une jouissance
quelconque, par exemple à un libraire contre le discours sur l'Histoire universelle de Bossuet.
Ainsi, en ce qui concerne le travail national, il est encouragé dans la mesure de 15 fr., savoir:
10 fr. qui vont à l'article Paris;
5 fr. qui vont à la librairie.
Et quant à Jacques Bonhomme, il obtient pour ses 15 fr., deux objets de satisfaction, savoir:
1) Un quintal de fer;
2) Un livre.
Survient le décret.
Que devient la condition de Jacques Bonhomme? Que devient celle du travail
national?
Jacques Bonhomme livrant ses 15 fr. jusqu'au
dernier centime à M. Prohibant, contre un quintal de fer, n'a plus que
la jouissance de ce quintal de fer. Il perd la jouissance d'un livre ou de
tout autre objet équivalent. Il perd 5 francs. On en convient; on ne
peut pas ne pas en convenir; on ne peut pas ne pas convenir que, lorsque la
restriction hausse le prix des choses, le consommateur perd la
différence.
Mais, dit-on, le travail national la gagne.
Non, il ne la gagne pas; car, depuis le décret, il n'est
encouragé que comme il l'était avant, dans la mesure de 15 fr.
Seulement, depuis le décret, les 15 fr. de
Jacques Bonhomme vont à la métallurgie, tandis qu'avant le
décret ils se partageaient entre l'article de modes et la librairie.
La violence qu'exerce par lui-même M. Prohibant à la
frontière ou celle qu'il y fait exercer par la loi peuvent être
jugées fort différemment, au point de vue moral. Il y a des
gens qui pensent que la spoliation perd toute son immoralité pourvu
qu'elle soit légale. Quant à moi, je ne saurais imaginer une
circonstance plus aggravante. Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est
que les résultats économiques sont les mêmes.
Tenez la chose comme vous voudrez, mais ayez l'oeil
sagace et vous verrez qu'il ne sort rien de bon de la spoliation
légale et illégale. Nous ne nions pas qu'il n'en sorte pour M.
Prohibant ou son industrie, ou si l'on veut pour le travail national, un
profit de 5 fr. Mais nous affirmons qu'il en sort
aussi deux pertes, l'une pour Jacques Bonhomme qui paye 15 fr. ce qu'il avait pour 10; l'autre pour le travail
national qui ne reçoit plus la différence. Choisissez celle de
ces deux pertes avec laquelle il vous plaise de compenser le profit que nous
avouons. L'autre n'en constituera pas moins une perte sèche.
Moralité: Violenter n'est pas produire, c'est détruire. Oh! si
violenter c'était produire, notre France serait plus riche qu'elle
n'est.
Article
originellement publié par le Québéquois
Libre ici
|
|