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La
récente crise des dettes publiques aiguillonne la discussion vers la
question de l’évasion fiscale. Récemment réunis
à Cannes pour trouver des solutions communes à cette crise, les
membres du G20 ont unanimement réitéré la
priorité de la lutte contre ce qu’ils considèrent comme
un fléau. Depuis
2000, l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) augmente la pression sur les pays qui refusent de
collaborer sur plan fiscal en divulguant des informations sur les capitaux de
leurs résidents. Le raisonnement largement
diffusé dans les média et auquel nous sommes censés
souscrire est clair comme l’eau de roche : l’évasion
fiscale induirait un manque à gagner pour les États, et
contribuerait par conséquent à aggraver leurs déficits.
Dans ce sens, le dernier rapport
publié par l’OCDE considère que la guerre contre la
fraude fiscale aurait ramené 14 milliards d’euros dans les
caisses des 20 pays au cours de ces deux dernières années, et
que ces rentrées devraient continuer à augmenter. Ce
raisonnement est également employé pour expliquer les
problèmes des États très endettés, notamment la
Grèce. On considère habituellement que le principal
défaut de l’État grec a été celui
d’être indulgent à l’égard des contribuables,
en tolérant une évasion fiscale à large échelle. Au-delà
de la séduisante simplicité de ce raisonnement, il faut en
comprendre la portée.
Il convient
d’abord de noter que, contrairement à ce que ce raisonnement
pourrait laisser entendre, les impôts non payés ne sont pas
gâchés. L’imposition dénote un jeu à somme
nulle : le montant des dépenses publiques est inversement
proportionnel au montant des dépenses privées. Ainsi, la part
des salaires et des profits qui n’est pas prélevée en
guise d’impôt, reste dans les comptes bancaires privés.
On peut donc
aisément comprendre que ces revenus, qui ne sont pas versés
à l’État, ne sont pas pour autant gaspillés mais
constituent de l’épargne et des dépenses privées
pour des biens de consommation. Puisque le montant de l’épargne
et des dépenses privées dépend du taux de taxation, une
diminution du taux de taxation augmente proportionnellement les
possibilités des individus d’épargner et de consommer. Il
est crucial de comprendre que d’un point de vue purement
économique, (donc si l’on met pour l’heure entre
parenthèse la question de savoir si l’évasion fiscale est
morale ou pas), il n’y a pratiquement aucune différence entre
une baisse d’impôts illégale (c'est-à-dire
décidée unilatéralement par les individus
eux-mêmes, dans le cadre d’un calcul
couts-bénéfices personnel), et une baisse d’impôts
légale (décidée unilatéralement par le
gouvernement, dans le cadre d’une politique économique).
Nonobstant
l’illégalité de l’évasion fiscale, les
conséquences économiques restent les mêmes :
l’évasion fiscale contribue à diminuer le taux
d’imposition et donc ipso facto
à augmenter proportionnellement le montant de l’épargne,
de l’investissement et de la consommation privés. Ainsi,
l’affirmation selon laquelle l’évasion fiscale creuse le
déficit public revient à dire que toute baisse
d’impôts (légale ou non) augmenterait le déficit
public. Cela revient en outre à dire que toute stratégie
individuelle pour épargner une partie de ses propres profits (en
cherchant à acheter moins cher ou même en sacrifiant se propres
envies) creuserait le déficit public.
Donc, selon le
raisonnement qui justifie actuellement la lutte contre l’évasion
fiscale, pour redresser le déficit public, il faudrait choisir le
produit le plus cher ou encore mieux le produit le plus taxé, et
même faire du lobbying pour payer plus de taxes. Il devrait être
clair que cette démarche n’est pas une panacée car
même si des contribuables généreux décidaient de
subventionner davantage les biens et les services publics, cela ne
réduirait pas nécessairement les déficits. Tandis que la
capacité de payer des impôts est limitée par les gains
privés qui ne sont pas infinis, les dépenses dépendent
par contre des intérêts potentiellement illimités des
gouvernants à dépenser davantage.
L’idée
que l’évasion fiscale soit un manque à gagner pour les
États détourne l’attention publique des véritables
causes du déficit public. Aussi incongru que cela puisse
paraître, on cherche à nous persuader que la cause du
déficit est à chercher dans les contributions (qui ne seraient
pas suffisantes pour satisfaire toutes les envies de dépenses) et non
pas dans les dépenses (qui sont plus importantes que les
contributions). Cependant, dès lors qu’on regarde un budget
comme la balance entre dépenses et revenus, le bon sens requiert de
mettre un point d’interrogation avant d’engager des dépenses
(avons-nous les ressources suffisantes pour les effectuer ?) au lieu de
le mettre après coup (où peut-on trouver l’argent pour
payer les dépenses déjà engagées ?).
Maintenant on
comprend mieux que le fait de payer des impôts n’est pas une
condition suffisante pour combler les déficits publics et que
l’évasion fiscale n’est donc pas la cause, mais tout au
plus, le symptôme des déficits publics. Quant à la cause
des déficits publics, il faut plutôt la rechercher dans la
décision de dépenser (la condition suffisante des
déficits publics). Le modèle est très simple : pour
arrêter l’eau de couler, il suffit de fermer le robinet.
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