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On suppose
généralement que la liberté économique avantage
les plus favorisés - ceux dont les parents ont accumulé
capitaux économiques, culturels, et sociaux, assurant à leur
progéniture l’accès aux meilleurs places, tout en
l’interdisant aux autres.
Pour cette
raison, l’État devrait réglementer et redistribuer autant
que possible. Réglementer l’activité des entreprises,
notamment afin d’empêcher que celles-ci n’exploitent les
moins qualifiés. Et redistribuer les richesses des
« privilégiés », afin de garantir une
plus grande égalité des chances et un confort minimum pour
l’ensemble de la population.
En
réalité, on peut montrer que ce genre d’interventions nuisent
aux moins favorisés, non seulement pour un ensemble de raisons
fréquemment rappelées par les libéraux, et sur
lesquelles je ne reviens pas ici (augmentation du chômage liée
au salaire minimum, diminution des investissements liés à la
fiscalité, etc.) mais encore pour une autre raison, rarement
évoquée et pourtant particulièrement grave, à
savoir que ces interventions empêchent les moins favorisés de
jouir de leur avantage comparatif dans l’entreprenariat.
D’ordinaire,
on assimile plutôt les « patrons » à des
bourgeois bardés de diplômes onéreux et placés
à la tête de capitaux faramineux. C’est parce qu’on
ne voit que les entreprises déjà existantes, et les plus
visibles, c’est-à-dire celles qui ont le mieux réussi. Ce
que l’on ne voit pas, en revanche, ce sont toutes celles que les jeunes
défavorisés auraient pu ou pourraient créer si le
contexte social le permettait.
Car, quand on
y réfléchit, il apparaît que ceux qui sont le moins
favorisés au départ sont, pour
cette raison même, avantagés pour ce qui est de la
création d’entreprise.
Paradoxalement,
la pauvreté constitue un avantage relatif à la création
de richesses (via la création d’entreprise.) En effet, qu’est-ce,
au fond, qu’un entrepreneur ? C’est un individu qui, conscient
de l’existence d’un besoin insatisfait, conçoit les moyens
d’y répondre à profit, et met effectivement ces derniers
à l’œuvre. Or, dans chacune de ces trois dimensions,
être défavorisé est un avantage.
Ceci
n’est pas une simple formule, gratuitement paradoxale : la
pauvreté donne indubitablement un avantage comparatif dans la
connaissance des besoins insatisfaits. De même, elle tend à
développer chez ceux qu’elle affecte des capacités de
débrouille et de résilience, d’autonomie et
d’inventivité qui manquent facilement à ceux à qui
tout est déjà donné et qui développent
l’habitude de tout attendre et de tout croire dû. Enfin, une
situation défavorisée diminue dramatiquement le coût
d’opportunité lié à la prise de risque et au fait
de se mettre à son propre compte. Ce coût est, en effet,
extrêmement élevé lorsqu’il implique de renoncer
à des études de médecine, par exemple, mais quasiment nul
lorsque la pauvreté des « chances de départ » offre
peu d’autres opportunités.
Prenons un
exemple réel. Domino’s Pizza fut
créé dans une ville universitaire du Nord-Est
Américain. Tom Monaghan, un adolescent ayant grandi sans
père ni mère et venant de suspendre ses études, investit
avec un ami dans une pizzeria de quartier en faillite à l’aide
d’un petit crédit bancaire. Son idée eut le succès
que l’on connaît. Il s’agissait d’offrir aux
étudiants un service inédit : livrer les pizzas
à leurs résidences.
Comment ce
succès fut-il possible ? L’intuition du jeune entrepreneur,
bien sûr, y est pour beaucoup. Son idée de satisfaire un besoin qu’il
avait identifié chez ses anciens camarades était géniale.
Celle-ci ne serait cependant jamais devenue une source de profit s’il
ne l’avait effectivement
mise en œuvre. Or, à cet égard, le coût et le
risque étaient bien plus élevés pour des étudiants
en droit, en médecine, ou en marketing, que pour Tom, le
« drop out. » Bien d’autres
éléments ont évidemment eu leur importance comme la
personnalité de Tom Monaghan, durement acquise au cours de son
enfance.
Une objection vient
pourtant immédiatement à l’esprit quand il s’agit
de généraliser l’exemple donné ci-dessus. La
création d’entreprise n’implique-t-elle pas la
constitution d’un capital dont les plus pauvres sont par
définition dénués ?
C’est
précisément dans ce cas que les réglementations
produisent l’un de leurs pires effets. D’une part, elles limitent
de multiples manières les fonds disponibles. D’autre part, elles
élèvent le prix d’entrée sur le marché. La
nécessité d’obtenir des licences, de satisfaire de
multiples conditions bureaucratiques, de suivre des obligations draconiennes
de droit du travail, etc., constituent ainsi un véritable parcours du
combattant interdisant de fait le monde de l’entreprise aux moins
favorisés.
De tels
obstacles ne nuisent jamais aux grands groupes, lesquels sont par
définition déjà constitués, ont depuis longtemps
dépassé le stade auquel ce genre d’embûches importe,
et participent même à leur développement pour être
sûrs d’être protégés. Contrairement à ce que
l’on croit les entreprises du CAC 40 emploient
peu de personnes au salaire minimum. Ce ne sont donc pas elles qui
profiteraient de plus de flexibilité, mais les entreprises bien plus
modestes, et notamment naissantes.
Les
entrepreneurs à succès évoquent toujours le caractère
quelque peu « chaotique » de leurs débuts :
journées sans fin, semaines sans week-ends, absence de revenus
fixes… toutes choses nécessaires pour
« lancer » la compagnie. L’entreprise ne garde
cependant pas cet aspect informel. Apple comme Facebook ont fait leurs
débuts, pour le premier dans un garage de Californie, et pour
l’autre dans une résidence étudiante du Massachusetts. On
sait ce que ces deux sociétés sont devenues.
De fait, de
nombreuses entreprises à succès ont été
créées par des jeunes en difficulté (dans les divers
sens du terme). Pour citer des cas bien connus, évoquons Apple, Virgin,
Domino’s Pizza, Kellogg’s…
La chose
n’est pas si étonnante. En effet ce qu’on appelle les
« chances de départ » facilitent
l’accès aux savoirs et positions déjà existants,
mais n’avantagent en rien — voire handicapent plutôt —
la production de « connaissances » nouvelles, au sens
que Hayek donnait à ce terme, lorsqu’il parlait de la libre
concurrence comme d’un processus de « découverte ».
Par définition, de tels savoir-faire
réellement créateurs de valeur ne peuvent pas être
transmis, parce qu’ils représentent des innovations, auxquelles
rendent plutôt aptes la confrontation constante au réel et
l’école de la vie.
Si les
réglementations empêchent les moins favorisés de profiter
de leur avantage comparatif dans la création d’entreprise,
l’interventionnisme leur est également nuisible dans son versant
redistributif. En effet, il désincite
alors ceux qui sont le plus aptes, et ont le plus à gagner, à
entreprendre. L’interventionnisme n’entretient pas seulement la
pauvreté matérielle : plus grave encore, il nuit au moral
en persuadant les moins favorisés que le monde de l’entreprise
n’est pas pour eux, que la liberté économique est un mal,
et que leur salut passe par l’assistance de l’État.
Une véritable
égalité des chances ne passe pas par l’illusoire tentative
de calquer de force la réussite des moins favorisés sur le
modèle des classes privilégiées (longues études,
carrières à diplômes, etc.) Cela ne peut que fourvoyer
des générations entières qui sont orientées vers
des cursus dans lesquels ils ne seront jamais véritablement
compétitifs, tout en aggravant « l’inflation »
scolaire et multipliant les illusions de formations sans valeur réelle.
Une
véritable égalité des chances passe plutôt par le
fait de laisser les moins favorisés concurrencer véritablement
les autres en jouant sur leur avantage comparatif dans la création
d’entreprise.
Contrairement
à la première méthode, qui appelle plus
d’intervention de l’État, la seconde exige d’en
avoir dramatiquement moins, car elle est synonyme de libre-entreprise.
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