Par Dylan Grice, paru le 29 juin 2012 dans
Popular Delusions pour
Société Générale Cross Asset
Research.
Traduction : Stéphane Couvreur, Institut Coppet
Les progrès de la
gestion du trafic montrent que certaines mesures destinées à
améliorer la sécurité routière (la signalisation,
les feux rouges) rendent en fait les routes moins sûres. Elles donnent
l’impression aux conducteurs qu’ils n’ont plus à se
soucier des risques de leur comportement. Est-ce si différent des
problèmes récents d’investissements excessifs dans les
prêts hypothécaires sous-primes et la dette souveraine de la
zone euro ? La réglementation ne disait-elle pas que ces actifs
étaient « sans risque », encourageant les investisseurs
à les acheter massivement ? La crise actuelle a été
présentée comme une crise du capitalisme. Il serait plus exact de
parler de crise de la réglementation.
Les enfants ont
une grande qualité : ils posent des questions. Un jour où
je raccompagnais mon fils cadet de l’école l’an dernier,
nous marchions dans le parc, discutant de tout et rien, lorsque nous
arrivâmes à une route encombrée. Je lui dis
d’appuyer sur le bouton et d’attendre le bonhomme vert, ce
qu’il aime bien faire. Nous attendions que le feu passe au rouge.
Quelques voitures sont passées. Puis la question est sortie :
« Pourquoi on a des feux rouges ? »
Une autre voiture
est passée, et je me suis dit que la réponse était
évidente : « C’est pour que tu ne te fasses
pas renverser par une de ces voitures qui vont très vite, »
ai-je répondu. Il a hoché la tête en signe
d’acquiescement. Je poursuivis : « Les feux rouges
nous permettent de partager la route avec les voitures. On utilise la
route chacun son tour, d’abord les piétons, et ensuite les
voitures. Comme ça les feux rouges rendent les routes plus sûres
pour tout le monde. » Il acquiesça de nouveau. Puis le
feu passa à l’orange, et enfin au rouge, tandis qu’une
dernière voiture filait. « Et est-ce que ça
marche ? » demanda mon fils.
Le feu
émis un signal sonore et le bonhomme passa au vert. Nous nous
mîmes à traverser. J’étais un peu
désarçonné. « Comment ça, est-ce
que ça marche ? » demandai-je. « Je
veux dire : est-ce que ça rend les routes moins
dangereuses ? » Je m’apprêtais à
répondre… mais je m’interrompis… « Eh
bien,» commençai-je « j’ai toujours
pensé que oui… Mais maintenant que tu le demandes… je ne
sais pas ! » Et c’était vrai. Mais à
présent je sais. Et la réponse est non.
Au départ, je fus très surpris par cette
découverte. Mais, à la réflexion, cela me semble tout
à fait logique. Le trafic routier est un système complexe
rudimentaire. Ce qui les caractérise, c’est que les
propriétés du système dans sa totalité semblent
très éloignées des propriétés de ses
parties prises individuellement. Un comportement qui obéit à
des règles simples au niveau microscopique produit un résultat
macroscopique bien différent et plus impressionnant que tout ce que
l’on aurait pu attendre de telles règles simples.
Les abeilles sont
un bon exemple. Elles peuvent construire et entretenir une ruche bien
qu’elles ne disposent d’aucune intelligence digne de ce nom.
Chaque abeille suit un instinct qui lui dicte comment interagir avec ses
semblables, comme par exemple le
« frétillement » pour indiquer qu’elle a
peut-être repéré un site pour installer une nouvelle
ruche. Il n’y a pas de chef, pas de direction centralisée.
Aucune abeille n’est intelligente. Pourtant, toute la ruche finit par
savoir où sont les nouveaux emplacements, les sources de pollen, ou
les dangers qui la menace ; et ce qui permet à la ruche de
survivre et de prospérer. Le processus par lequel les ruches prennent
des « décisions » a été décrit comme « une
élection d’idiots, par des idiots et pour des idiots, et
ça marche à merveille. »
Un aspect remarquable des systèmes complexes,
c’est la manière subtile dont ils s’équilibrent. A
première vue, le résultat pourrait sembler très stable.
Mais c’est tout le contraire. Le moindre changement dans les
règles de comportement individuel peut avoir des conséquences
dramatiques sur le système global. Ainsi, ces dernières
années, on a observé une brusque augmentation de la disparition
de ruches dans toute l’Europe et l’Amérique du Nord, un
phénomène baptisé Syndrome d’Effondrement des
Colonies. Personne ne sait vraiment pourquoi. Les explications possibles vont
de l’épizootie aux ondes GSM en passant par les OGM et certains
pesticides. Quelle que soit la cause, elle semble provoquer une
désorientation des abeilles éclaireuses qui ne parviennent plus
à retrouver le chemin de la ruche. Lorsqu’elles ne
reçoivent plus d’informations sur leur environnement, les ruches
périssent.
Les conséquences ne sont peut-être pas anodines.
Les abeilles pollinisent environ un tiers des
cultures agricoles mondiales, et sans elles nous aurions un tiers de moins
à manger. Une petite modification apparemment inoffensive de l’algorithme
local qui gère le comportement des abeilles peut donc avoir des effets
inattendus non seulement sur les ruches, mais aussi sur la
société humaine toute entière, qui est un grand
système adaptatif complexe.
Mais revenons
à notre sujet : le trafic routier constitue un système
complexe. Son auto-organisation globale dépend des règles
simples que suivent les piétons et les automobilistes au niveau local.
Cela peut être une règle comme « éviter les
collisions en maintenant une distance de sécurité avec celui
qui est devant », et à partir de là un ordre
cohérent émerge spontanément dans tout le
système. Un labyrinthe de sentiers se crée, permettant
d’aller d’un endroit à un autre simultanément. La
non-linéarité du système est évidente si l’on
pense aux conséquences d’une congestion du trafic à un
endroit. Le résultat dépendra du moment, du chemin qui est
bloqué et des autres chemins qui passent à proximité.
Cela peut se traduire par une paralysie complète, ou bien au contraire
un effet négligeable sur l’écoulement du trafic. Enfin,
un tel système de trafic n’a pas besoin d’une direction
centralisée. Il peut émerger n’importe où du
moment qu’il y a du monde et aucune intelligence supérieure
n’est nécessaire pour cela.
Mais de nos jours, bien sûr, la plupart de ces
réseaux ont une direction centralisée. C’est en
particulier le cas des réseaux routiers, ce qui rend l’exemple
des feux rouges si intéressant. Ils sont planifiés par une
agence centrale. Les règles de conduite à adopter face à
la signalisation sont également réglementées par cette
agence, sous la forme de signalisation routière, de dos
d’ânes, de bornes et de feux. Tout cela a pour but de rendre les
routes plus sûres pour leurs usagers. Le problème est que
ça ne marche pas.
La démonstration
éclatante en fut fournie par un ingénieur urbaniste
nommé Hans Monderman qui devrait à
mon avis être une célébrité. En 2001, il a
redessiné le paysage de la petite ville de Drachten
dans la province de la Frise, aux Pays-Bas, en supprimant tout feu de
signalisation. Il n’y a pas de feux rouges, pas de panneaux, pas de
refuges, et pas de flèches pour dire aux gens dans quel sens ils
doivent rouler. Sur la place de Laweiplein,
la principale intersection de l’agglomération, quatre routes se
rencontrent avec pour toute signalisation le minimum légal (voir photo
ci-jointe). Dans un article fascinant, Tom Vanderbilt se rappelle sa
rencontre avec l’ingénieur à Drachten :
« Tandis
que j’observais le ballet complexe des voitures et des vélos,
ralentissant à l’approche du rond-point (les piétons
étaient censés traverser dans un passage situé un peu
avant l’intersection), Monderman me joua un
de ses tours favoris. Il s’avança vers le milieu de la place de Lawiplein, à reculons et les yeux fermés.
Le trafic le contournait. Personne ne klaxonna, il ne rencontra aucun
obstacle. Au lieu d’un processus binaire, mécanique –
avancer, s’arrêter – le flux du trafic et des
piétons sur la place progressait comme un organisme vivant. »
Cela peut paraître contre-intuitif, mais
l’expérience de Drachten a
montré que, depuis la suppression des mesures de
sécurité routière, le système est devenu beaucoup
plus efficace. Le trafic a été multiplié par deux,
tandis que le nombre d’accidents de la circulation mortels a
baissé (de 100%, à zéro). De plus, des résultats
similaires ont été observés partout où l’on
a tenté une expérience similaire ailleurs en Europe – en
Allemagne, en Suède, au Royaume-Uni. Globalement, la vitesse de
circulation a diminué, le nombre d’accidents a baissé et
le flux de trafic a augmenté.
Comment est-ce
possible ? Ce que je trouve intéressant au sujet de ces
expériences, c’est que les principales critiques proviennent
presque toujours de gens qui se plaignent parce qu’ils se sententmoins en sécurité sous le nouveau
régime. De fait, un sondage auprès des habitants de Drachten a révélé une perception
accrue du danger lié à la route. Et je pense que c’est la
clé du mystère. Nous nedevrions pas
nous sentir totalement en sécurité lorsque nous sommes sur la
route, parce que ça n’est pas vraiment sans danger. C’est
pourquoi les routes sans signalisation sont plus sûres, précisémentparce que les
gens sont vigilants face au risque d’accident : ils surveillent le
comportement des autres ; les conducteurs attendent d’avoir
croisé le regard des autres automobilistes avant de
s’élancer ; les piétons font attention à la
circulation autour d’eux, et les voitures font attention à eux
également.
Donc parce que
les gens se sentent moins en sécurité, ils ne
relâchent pas leur vigilance, ce qui les incite à prendre moins
de risques, ce qui rend finalement le système plus sûr.
Les feux rouges et les panneaux de signalisations partent d’une bonne
intention, mais en nous encourageant insidieusement à baisser la
garde, ils modifient l’algorithme fondamental qui règle notre
comportement individuel. Ceci se traduit par un effet pervers au niveau
global.
Vous vous dites peut-être que les feux rouges
n’ont aucun rapport avec les marchés financiers sur lesquels
nous travaillons. Mais je pense que si. Remplacez les feux rouges par les
agences de notation ; remplacez la signalisation routière par les
ratios de capitalisation de Bâle ; ou songez aux maîtres
absolus du marché des devises – les banques centrales – et
le Greenspan/Bernanke Put (« assurance
Greenspan », NdT) dont il est parfois
question. Ces réglementations nous auraient-elles donné une
fausse sensation de sécurité, tout comme la signalisation
routière pour les automobilistes ? Et cette illusion
n’a-t-elle pas eu des conséquences mortelles ?
En prétendant que les obligations notées AAA
étaient sans risque pour les banques, la réglementation visait
à rendre le marché plus sûr. Mais elle a
créé une demande artificielle pour ces titres, incitant les
émetteurs à maquiller certains titres comme « sans
risque » alors qu’ils étaient tout sauf sûrs.
La réglementation encourageait les agences à les noter
« sans risque » en dépit du bon sens. A
présent, la même folie arrive sur le marché des titres
souverains.
Qui peut croire que les titres souverains sont autre chose que
des « actifs risqués » (soyons lucides, tous les
actifs le sont) ? Mais les assureurs les achètent parce que les
autorités de réglementation leurs disent qu’ils sont
« sans risque » (quel que soit le sens de cette
formule). Ils prennent donc de plus en plus de risque, et ils en subiront un
jour les conséquences. Les banques de la zone euro sont en carafe
parce qu’elles détiennent trop de dette souveraine. Mais les
autorités de réglementation leur ont dit que
c’était OK. Elles ont baissé leur garde.
En fait, ces mêmes autorités de
réglementation disaient aux banques juste avant la crise
qu’elles avaient un bilan solide (Lehman Brothers avait un ratio de fonds propres de 11% à
peine 5 jours avant sa faillite), et maintenant ils se grattent la tête
et se demandent comment ces banques ont bien pu devenir « trop
grosses pour faire faillite ». Tout cela fait franchement
désordre.
Mais que se serait-il passé
si l’on n’avait jamais fixé de minimum de fonds propres
pour les banques ? Que serait-il advenu si elles avaient
été prévenues qu’en cas de faillite elles seraient
liquidées, comme n’importe quelle autre entreprise ?
N’auraient-elles pas fait plus attention à ce qu’elles
achetaient ? Je suis sûr qu’elles n’auraient pas si
facilement abandonné toute prudence. Le comportement local se serait
traduit par plus de robustesse au niveau global, parce que les banques
n’auraient pas été hypnotisées par cette illusion
de sécurité. Tout comme les habitants de Drachten
aujourd’hui, elles se seraient senties moins en sécurité,
et grâce à cela elles auraient été plus
sûres.
Vous vous dites
peut-être « Mais peu importe ce que dit la
réglementation, c’est idiot pour une banque de ne détenir
aucun capital en face de ses actifs, même s’ils sont peu
risqués. » Je suis entièrement d’accord.
J’explique à mon fils que ce n’est pas parce que le
bonhomme est vert qu’il doit traverser sans regarder. En même
temps, c’est idiot de se faufiler à l’orange simplement
parce que les règles disent que passer à l’orange est
autorisé. Mais il nous est tous arrivé de le faire.
C’est pourquoi il est si frustrant d’entendre ces
appels unanimes à « limiter les excès du
capitalisme » avec toujours plus de réglementation. Nous ne
parvenons pas à apprendre de nos erreurs. Le Financial Times est
même allé jusqu’à parler d’une
« crise du capitalisme ». Et pourtant, les
gouvernements pèsent près de 50% de nos économies.
Pourquoi ne serait-ce pas une crise des gouvernements ? Tous les
domaines d’activité sont lourdement réglementés,
et le secteur financier plus que tous les autres. Pourquoi personne
n’a-t-il encore fait une émission spéciale sur la
« crise des réglementations absurdes et
contre-productives » ?
Réglementer par décret des processus que
l’on ne maîtrise pas, c’est l’échec garanti.
Comme on l’a vu, de petits changements au niveau local peuvent
provoquer des déséquilibres totalement inattendus au niveau
global. Les marchés du travail de la zone euro sont parmi les plus
réglementés au monde, et ce sont aussi ceux qui fonctionnent le
plus mal. Ces réglementations partaient peut-être d’une
bonne intention, comme assurer un traitement plus équitable aux
salariés, mais le résultat est à l’opposé.
Tout ce qu’elles ont accompli, ce sont parmi les niveaux de
chômage structurel les plus élevés au monde, et une
discrimination à l’embauche des jeunes qui est aussi scandaleuse
que tragique. Notre crise actuelle n’est pas une crise du capitalisme.
C’est une crise de la réglementation. Nous avons
présumé de nos connaissances.
Nous devrions
accepter que le monde n’est pas exempt de risque, ne le sera jamais, et
que les réglementations qui donnent aux gens l’illusion de la
sécurité aboutissent à le rendre encore plus
risqué. Certes, il y aura toujours des idiots qui causeront des
problèmes en se comportant mal. La réglementation semble
être une solution attrayante, on peut le comprendre. Mais comme
l’a souligné Monderman, « Il
y a une petite proportion de la société qui ne respecte pas les
règles, ni les institutions sociales. Un ingénieur urbaniste
n’y changera rien. » Il y aura toujours des idiots. Mais
si des réglementations grossières et maladroites alourdissent
le bilan, pourquoi continuons-nous d’en faire toujours plus comme le
suggère le graphique ci-dessus ?
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