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Le
libertarianisme est aujourd’hui le credo politique dont la progression
est la plus rapide aux États-Unis. Avant de juger et
d’évaluer les mérites du libertarianisme, il est
essentiel de comprendre ce qu’il est, et surtout ce qu’il
n’est pas. En particulier, il convient de réfuter un certain
nombre d’idées fausses répandues (notamment auprès
des conservateurs) à son sujet. Dans cet essai, je vais
énumérer, et soumettre à la critique, les mythes les
plus répandus au sujet du libertarianisme. Une fois ces mythes
réfutés, les lecteurs seront en mesure de discuter du
libertarianisme, libres de l’influence des idées fausses ; il sera
alors possible de débattre de cette philosophie, d’en
évaluer les mérites et les démérites.
Mythe 1 : Les
libertariens croient que les individus sont des êtres socialement
isolés, hermétiques, insensibles aux influences
extérieures
Pour
fréquente que soit cette critique, elle n’en reste pas moins
surprenante. Au cours de mes lectures, je n’ai jamais rencontré
un auteur libéral soutenant une telle position. La seule exception
étant le fanatique Max Stirner, un individualiste allemand du milieu
du XIXe siècle, qui n’eut cependant qu’une influence minime
sur le mouvement libertarien. En outre, la philosophie de Stirner selon
laquelle « la Force Fait le Droit [Might Makes Right] »
et son rejet de tous les principes moraux, quels qu’ils soient, y
compris celui des droits individuels, qu’il qualifia d’ « illusion
mentale », ne permettent guère de l’inclure parmi les
penseurs libéraux. Hormis Stirner, cependant, aucun auteur
libéral n’a soutenu une opinion ressemblant, même de loin,
à cette accusation fréquente.
Les
libertariens, il est vrai, sont individualistes, politiquement et
méthodologiquement. Ils soutiennent que seuls les individus pensent,
préfèrent, agissent et choisissent. Ils croient que les
individus sont propriétaires de leur corps, et qu’ils ont le
droit de n’être pas victimes d’intrusion violente. Mais
aucun individualiste ne nie que les gens s’influencent les uns les
autres, que ce soit à propos de leurs buts, leurs valeurs, leurs
désirs ou leurs occupations. Comme F.A. Hayek le souligna dans son
remarquable article, « Le sophisme de l’effet de
dépendance », la critique de la libre entreprise que J.K.
Galbraith énonça dans The Affluent Society, reposait sur
cette proposition : la science économique fait
l’hypothèse que les individus établissent seuls leurs
préférences, qu’ils ne sont pas influencés par
d’autres. Au contraire, comme Hayek le souligna, tout le monde sait que
les gens ne déterminent pas seuls les valeurs auxquelles ils sont
attachés, mais qu’ils sont influencés dans leur choix.
Aucun libertarien ne nie que les individus s’influencent constamment
les uns les autres. Il n’y a rien à objecter à cette
tendance inévitable. Les libertariens ne s’opposent pas à
la persuasion volontaire, ni à la coopération et à la
collaboration entre individus. Ils s’opposent à
l’imposition violente de valeurs par le biais du pouvoir politique, et
à la pseudo « coopération »
imposée par l’État.
Mythe 2 : Les libertariens sont libertins. Ils sont
hédonistes et courent après les modes de vie alternatifs
Irving
Kristol a récemment défendu une telle position. Kristol
prétend que l’éthique libertarienne est hédoniste,
et que les libertariens « vénèrent la
société de consommation et tous les modes de vie alternatifs
que la prospérité capitaliste met à disposition des
hommes. » En réalité, le libertarianisme n’est
pas, et ne prétend pas être, une théorie morale ou
esthétique ; il n’est qu’une théorie politique, un
sous-ensemble de la théorie morale qui traite du rôle de la
violence en société. La théorie politique traite
du rôle de l’État, de ce qu’il doit faire ou ne pas
faire ; l’État se distinguant des autres groupes sociaux en
ce qu’il organise la violence. Le libertarianisme soutient que seule
l’autodéfense peut justifier le recours à la violence, et
que l’emploi de la force devient illégitime, injuste et criminel
lorsqu’il dépasse cette limite. Le libertarianisme, par
conséquent, stipule que les violations des droits individuels sont
illégitimes et qu’une personne devrait être libre
d’agir comme bon lui semble à condition qu’elle respecte
les droits d’autrui. La façon
dont une personne se comporte à l’intérieur de ces
limites est d’une importance cruciale, mais ne concerne pas le
libertarianisme.
Il
n’est donc pas surprenant que certains libertariens soient
hédonistes, adeptes de modes de vies alternatifs, alors que
d’autres adhèrent fermement à la moralité
bourgeoise et conventionnelle. Certains libertariens sont libertins ;
d’autres sont très attachés à la discipline
imposée par les doctrines religieuses. D’autres encore
n’ont pour morale que celle imposée par l’axiome de
non-agression. Autrement dit, le libertarianisme, en lui-même, ne
prescrit aucune théorie morale générale ou personnelle.
Il n’offre pas de sagesse de vie ;
ce qu’il offre, c’est la liberté, de sorte que chacun
puisse être libre d’agir selon ses propres principes moraux. Les
libertariens s’accordent avec Lord Acton lorsqu’il affirme que
« la liberté est la plus haute des fins
politiques », mais pas nécessairement la fin la plus haute
sur l’échelle de valeurs de tous les individus.
En revanche, il n’est pas contestable que les
économistes libertariens, partisans de la libre entreprise, soient
ravis lorsque le marché libre accroît l’éventail de
choix à la disposition des consommateurs, et augmente ainsi leur
niveau de vie. Sans aucun doute, l’idée que la
prospérité est plus souhaitable que la misère est une
proposition morale, et a trait au champ plus large de la théorie
morale ; c’est malgré tout une proposition à
laquelle je crois fermement.
Mythe 3. Les libertariens ne croient pas aux principes
moraux ; ils se limitent à des analyses coûts-avantages en
supposant que l’homme est toujours rationnel.
Ce
mythe est, bien sûr, lié à l’accusation
précédente d’hédonisme, et l’on peut en
partie y répondre de la même façon. Il existe en effet
des libertariens, en particulier les économistes de
l’école de Chicago, qui refusent de croire que la liberté
et les droits individuels sont des principes moraux ; et qui évaluent
les politiques publiques à l’aune de leurs prétendus
coûts et avantages sociaux.
Tout
d’abord, la plupart des libertariens sont “subjectivistes”
en économie, c’est-à-dire qu’ils croient que le
bien-être des individus ne peut être ni mesuré ni
additionné. De ce point de vue, les concepts de coûts ou
d’avantages sociaux sont illégitimes. De surcroît,
l’existence de principes moraux, du droit naturel sur sa personne et sa
propriété, est centrale dans l’argumentation de la
plupart des libertariens. Par conséquent, les libertariens soutiennent
que la violence agressive, c'est-à-dire la violation de ces droits,
est absolument immorale, quels que soient les personnes ou les groupes
à l’origine de cette violence.
Loin
d’être immoraux, les libertariens appliquent simplement une
éthique humaine universelle à l’État, de la
même manière que la plupart des gens appliqueraient cette
éthique à toutes les autres personnes ou institutions sociales.
En particulier, comme je l’ai souligné ci-dessus, le
libertarianisme, en tant que philosophie politique, applique sans crainte à
l’État une croyance éthique que la plupart d’entre
nous entretenons à l’égard de la violence. Les
libertariens ne font aucune exception à la règle d’or
lorsqu’il s’agit de l’État. Les libertariens
soutiennent qu’un meurtre reste un meurtre, et qu’il ne peut pas
être justifié par la raison d’État s’il est
commis par le gouvernement. Nous croyons qu’un vol reste un vol et
qu’il ne devient pas légitime si une bande organisée de
criminels le renomme « impôt ». Nous croyons que
l’esclavage reste l’esclavage même si l’institution
qui l’applique l’appelle « conscription ».
En résumé, la clé de la théorie libertarienne,
c’est qu’elle applique à tous son éthique
universelle, et ne fait pas d’exception pour l’État.
Les
libertariens sont donc loin d’être indifférents ou
hostiles à l’égard des principes moraux. Au contraire.
Ils sont les seuls prêts à étendre leur application aux
activités de l’État lui-même.
Il
est vrai que les libertariens permettent à chaque individu de choisir
ses valeurs et d’agir en accord avec elles. Autrement dit, les libertariens
accordent à chaque personne le choix de se comporter de façon
morale ou immorale. La libertarianisme s’oppose fermement à
l’imposition à qui que ce soit (groupe ou individu) de credo
moraux par la violence, sauf, bien sûr, la prohibition morale à
l’égard de la violence elle-même. Mais nous devons prendre
conscience qu’aucune action ne peut être dite vertueuse sans
être entreprise librement, en l’absence du consentement
volontaire de l’individu. Comme le souligne Frank Meyer,
Ni
la liberté ni la vertu ne peuvent être imposées aux
hommes. Dans une certaine mesure, il est vrai, l’on peut les forcer
à simuler la vertu. Mais la vertu est le fruit de la liberté
bien comprise. Et aucune action entreprise de force ne peut être dite
vertueuse (ou vicieuse).
Si un individu doit, par la contrainte, agir d’une
certaine façon, cela n’est plus un choix moral de sa part. Une
action ne peut être morale que si elle est librement entreprise ;
une action ne peut guère être dite
« morale » si l’on est forcé de
l’entreprendre à la pointe d’un fusil. L’on ne peut
donc pas prétendre que l’imposition de conduites morales, ou
l’interdiction de conduites immorales, répandent de quelque
façon que ce soit la vertu ou la morale. Au contraire, la coercition
atrophie la moralité car elle ôte la liberté de choix
individuelle, la liberté d’agir de façon morale ou
immorale. Paradoxalement, donc, la coercition prive les individus de
l’opportunité de se comporter de façon morale.
Il
est donc particulièrement grotesque de vouloir mettre entre les mains
de l’État (qui n’est rien de moins que
l’organisation qui regroupe les policiers et les soldats) la garde
légale de la morale. Donner à l’État la
responsabilité d’assurer l’ordre moral revient à
donner à un renard la charge d’un poulailler. Quelle que soit
l’opinion que l’on puisse avoir des personnes à la
tête de l’État (en charge d’organiser la violence en
société), l’on doit reconnaître qu’elles ne
se sont jamais distinguées par leur probité morale ou par leur
soin à appliquer les principes moraux.
A
suivre
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