Qu’est-ce qu’un marché libre ? Pour
répondre à cette question, il n’est pas de meilleure
illustration qu’un petit texte de l’écrivain américain Leonard Read, publié dans la revue The
Freeman en 1958 et intitulé
I, pencil,
(« Moi, le crayon »).
Dans ce texte,
inspiré de Bastiat (1er chapitre des Harmonies Economiques) il montre qu’une coopération
invisible entre des millions d’individus qui ne se connaissent pas peut
aboutir à la construction d'un objet aussi banal qu’un crayon. Personne ne sait faire seul un
crayon. Mais des millions d’êtres humains participent sans le
savoir à la création de ce simple crayon, échangent et
coordonnent leur savoir et leur savoir-faire dans le cadre d’un
système de prix sans qu’aucune autorité supérieure
ne dicte leur conduite.
Cette
histoire montre que des hommes libres travaillant dans la poursuite de leur
légitime intérêt agissent davantage pour le
bénéfice de la société que n’importe quelle
stratégie économique planifiée et centralisée.
Le
prix Nobel d’économie 1976 Milton Friedman a également repris cette
histoire du crayon pour expliquer au grand public le fonctionnement de
l'économie de marché. Dans un épisode de sa
série télévisée Free to Choose,
il analyse les différents composants d’un objet aussi
banal et simple qu’un crayon et il met en lumière le miracle de l'ordre spontané, généré
par les milliers d'interactions économiques à travers le monde.
Des personnes qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas la
même religion ni les mêmes coutumes, réussissent pourtant
à se coordonner pour produire cet objet. Il conclut le fait que le
libre marché est essentiel pour garantir non seulement la
prospérité mais aussi l’harmonie et la paix.
Par
Leonard Read
(Traduit
en français par Hervé de Quengo)
« Je
suis un crayon noir — le crayon de bois ordinaire que connaissent tous
ceux qui savent lire et écrire, garçons, filles et adultes.
(Mon nom officiel est « Mongol 482. » Mes nombreux
éléments sont assemblés, fabriqués et finis par la Eberhard Faber Pencil Company.)
Ecrire est à la fois ma vocation et mon
métier ; c’est tout ce que je fais.
Vous pourriez vous demander pourquoi je devrais
écrire une généalogie. Eh bien, pour commencer, mon
histoire est intéressante. Et, ensuite, je suis un mystère
— plus grand qu’un arbre ou un coucher de soleil, et même
qu’un éclair. Mais, malheureusement, ceux qui m’utilisent
me considèrent comme faisant partie du décor, comme si je
n’étais qu’un simple événement sans
antécédents. Cette attitude superficielle me relègue au
niveau du banal. C’est un exemple de la grave erreur que
l’humanité ne peut pas continuer à commettre trop
longtemps sans danger. Car, comme l’a observé le sage G.K. Chersterton, « Nous périssons faute
d’émerveillement, et non pas faute de merveilles. [We are perishing for want of wonder, not for want
of wonders]. »
Moi, le crayon, aussi simple que je paraisse, je
mérite votre émerveillement et votre respect, une affirmation
que je vais essayer de prouver. En fait, si vous pouvez me comprendre —
non, c’est trop demander à quelqu’un — si vous
pouvez prendre conscience du caractère miraculeux que je symbolise,
vous pourrez sauver la liberté que l’humanité est si
malheureusement en train de perdre. J’ai une profonde leçon
à enseigner. Et je peux l’enseigner mieux qu’une
automobile, un avion ou un lave-vaisselle parce que — eh bien, parce
que je suis en apparence si simple.
Simple ? Et pourtant, pas une seule personne
à la surface de cette terre ne sait comment me fabriquer. Ceci semble
invraisemblable, non ? Particulièrement quand on se rend compte
qu’on produit chaque année un demi milliard de mes semblables aux Etats-Unis.
Prenez-moi et regardez-moi, que voyez-vous ? On ne
voit pas grand-chose : il y a du bois, de la laque, la marque
imprimée, la mine, un peu de métal et une gomme.
D’innombrables antécédents
Tout comme vous ne pouvez pas remonter votre arbre
généalogique très loin, il m’est impossible de
nommer et d’expliquer tous mes antécédents. Mais je
voudrais en suggérer suffisamment pour bien vous faire comprendre leur
richesse et leur complexité.
Mon arbre généalogique commence avec
ce qui est bel et bien un arbre : un cèdre de l’espèce
qui pousse en Californie du Nord et en Oregon. Réfléchissez
maintenant avec attention à toutes les scies, à tous les
camions, à toutes les cordes et aux innombrables autres
équipements utilisés pour obtenir et transporter les rondins de
cèdre vers les voies de chemin de fer. Pensez à toutes les
personnes et aux compétences innombrables qui ont participé
à leur fabrication : l’extraction du minerai, la fabrication de
l’acier et sa transformation en scies, haches et moteurs ; la culture
du chanvre et toutes les étapes aboutissant à une corde grosse
et lourde ; les campements d’exploitation du bois avec leurs lits et
leurs mess, la culture et la cuisine de toute la nourriture. Tiens, un nombre
incalculable de milliers de gens ont joué un rôle dans chaque
tasse de café que boivent les bûcherons !
Les rondins sont envoyés vers une fabrique
à San Leandro, en Californie. Pouvez-vous
imaginer les individus qui ont créé les wagons-plateforme, les
rails et les locomotives, et ceux qui ont construit et installé les
moyens de communication qu’ils supposent. Ces légions font
partie de mes antécédents.
Réfléchissez au travail à San
Leandro. Les rondins sont coupés en petites
lames, de la longueur d’un crayon et d’une épaisseur
inférieure à 6 millimètres. Celles-ci sont
séchées dans un four et teintées pour la même raison
qu’une femme met du rouge sur son visage. Les gens
préfèrent que je sois joli, plutôt que d’un blanc
pâle. Les lames sont cirées et à nouveau
séchées en four. Combien de savoir-faire entrent dans la
fabrication des teintes et des fours, ou dans la fourniture de la chaleur, de
la lumière et de l’énergie, des courroies, des moteurs et
des autres choses que réclame une fabrique ? Des balayeurs de la
fabrique parmi mes ancêtres ? Oui, et aussi les hommes qui ont
versé le béton du barrage d’une centrale hydraulique de
la Pacific Gas and Electric Company
qui approvisionne la fabrique en énergie.
N’oubliez pas les ancêtres actuels et
lointains qui ont aidé à transporter soixante voitures de lames
d’un côté à l’autre du pays.
Une fois dans l’usine à crayons
— 4 millions de dollars de machines et de bâtiments, capital
entièrement accumulé par des parents à moi —
chaque lame se voit donner huit rainures par une machine complexe,
après quoi une autre machine place une mine dans une lame sur deux,
met de la colle et dispose une autre lame au-dessus — un sandwich
à la mine pour ainsi dire. Sept frères et moi sommes
mécaniquement taillés dans ce sandwich de bois.
Ma mine elle-même est complexe. Le graphite
est extrait à Ceylan. Pensez à ces mineurs, à ceux qui
ont fabriqué leurs nombreux outils ou les sacs en papier dans lesquels
on transporte le graphite ou encore la ficelle qui permet d’attacher
ces sacs, à ceux qui les ont mis à bords des bateaux et
à ceux qui ont fabriqué ces bateaux. Même les gardiens de
phare le long de la route ont aidé à ma naissance — et
aussi les pilotes des ports.
Le graphite est mélangé à de
l’argile du Mississipi dont on utilise l’hydroxyde
d’ammonium pour le processus d’affinage. Puis des agents
mouillants sont ajoutés, comme du suif sulfoné — des
graisses animales ayant réagi avec de l’acide sulfurique. Après
être passé au travers de nombreuses machines, le mélange
se présente finalement comme une extrusion sans fin — comme pour
une machine à saucisses — découpée à la
dimension voulue, séchée et cuite pendant plusieurs heures
à environ 1000 °C. Pour accroître leur résistance et
leur aspect lisse, les mines sont alors traitées avec un
mélange chaud qui comprend de la cire du Mexique, de la paraffine et
des graisses naturelles hydrogénées.
Mon cèdre reçoit six couches de
laque. Connaissez-vous tous les ingrédients de la laque ? Qui
penserait que les éleveurs de graine de ricin et les raffineurs
d’huile de ricin en font partie ? C’est le cas. Tiens, même
les processus qui permettent d’obtenir la belle couleur jaune de la
laque nécessitent les savoir-faire de plus de personnes que l’on
n’en pourrait dénombrer !
Regardez la marque. C’est un film
formé en chauffant du charbon noir mélangé avec des
résines. Comment faites-vous pour obtenir des résines et, je
vous le demande, qu’est ce que le charbon
noir ?
Mon bout de métal — la virole —
est en laiton. Pensez à toutes les personnes qui extraient le zinc et
le cuivre et ceux qui savent faire une feuille brillante de laiton à
partir de ces produits de la nature. Ces anneaux noirs sur ma virole sont en
nickel noir. Qu’est-ce donc, et comment est-il mis en place ?
L’histoire complète qui explique pourquoi le centre de ma virole
n’est pas recouvert de nickel prendrait des pages.
Il y a ensuite mon plus grand triomphe,
inélégamment appelé dans le métier « la
bonde » [the plug], la partie que l’homme utilise pour effacer
les erreurs qu’il commet avec moi. C’est un élément
appelé « factice » qui permet d’effacer. Il
s’agit d’un produit semblable à du caoutchouc
fabriqué en faisant réagir de l’huile de colza des Indes
néerlandaises avec du chlorure de soufre. Le caoutchouc, contrairement
à l’idée courante, ne sert que pour assurer la liaison.
Il y a ensuite de nombreux agents de vulcanisation et
d’accélération. La pierre ponce vient d’Italie ; et
le pigment qui donne sa couleur à la gomme est du sulfure de cadmium.
Personne ne sait
Quelqu’un veut-il remettre en doute mon
affirmation selon laquelle pas une seule personne au monde ne saurait comment
me fabriquer ?
En fait, des millions d’êtres humains
participent à ma création, et aucun d’entre eux
n’en connaît plus que quelques autres. Bon ! Vous allez dire que
j’exagère en disant que ma création est liée au
cueilleur de baies de café dans le lointain Brésil et aux
cultivateurs de nourriture, que c’est une position extrême. Je
réitère mon affirmation. Il n’y a pas une personne, parmi
ces millions, y compris le président de l’entreprise de crayons,
qui contribue plus qu’un tout petit peu, de façon
infinitésimale, aux compétences requises. Du point de vue des
savoir-faire, la seule différence entre le mineur qui extrait le
graphite à Ceylan et le bûcheron de l’Oregon est le type
de compétence. On ne peut se passer ni du mineur ni du bûcheron,
pas plus que du chimiste de la fabrique ou de l’ouvrier du champ de
pétrole — la paraffine étant un dérivé du
pétrole.
Voilà un fait étonnant : ni
l’ouvrier du champ de pétrole, ni le chimiste, ni le mineur
extrayant le graphite ou l’argile, ni aucun de ceux qui équipent
ou fabriquent les bateaux, les trains ou les camions, ni aucun de ceux qui
font fonctionner la machine assurant le moletage de mon bout de métal,
ni le président de la compagnie ne remplissent leur tâches parce
qu’ils me veulent. Chacun me désire moins, peut-être,
qu’un écolier. En fait, il y en a dans cette multitude qui
n’ont jamais vu de crayon et qui ne saurait pas s’en servir. Leur
motivation est autre chose que moi. C’est peut-être quelque chose
comme ça : chacun parmi ces millions voit qu’il peut ainsi
échanger son petit savoir-faire contre des biens et des services
qu’il désire ou dont il a besoin. Je peux ou non faire partie de
ces articles.
Pas d’esprit organisateur
Il y a quelque chose d’encore plus
étonnant : c’est l’absence d’un esprit
supérieur, de quelqu’un qui dicte ou dirige énergiquement
les innombrables actions qui conduisent à mon existence. On ne peut
pas trouver trace d’une telle personne. A la place, nous trouvons le
travail de la Main Invisible. C’est le mystère auquel je me
référais plus tôt.
Il a été dit que « seul Dieu
pouvait créer un arbre. » Pourquoi sommes-nous d’accord
avec ça ? N’est-ce pas parce que nous comprenons que nous ne
pourrions pas en fabriquer un nous-mêmes ? En fait, pouvons-nous
décrire un arbre ? Non, sauf dans des termes superficiels. Nous
pouvons dire, par exemple, qu’une certaine configuration
moléculaire se présente comme un arbre. Mais quel esprit humain
pourrait même noter, sans même parler de diriger, les changements
constants des molécules qui se produisent au cours de la vie
d’un arbre ? Un tel exploit est totalement impensable !
Moi, le crayon, je suis une combinaison de
miracles : un arbre, du zinc, du cuivre, du graphite, etc. Mais, à ces
miracles qui existent dans la Nature, s’ajoute un miracle encore plus
extraordinaire : la configuration des énergies créatrices
humaines — des millions de tout petits savoir-faire se
réunissant naturellement et spontanément en réponse
à la nécessité et au désir humains et en
l’absence de tout esprit organisateur ! Comme seul Dieu peut
créer un arbre, j’insiste pour dire que seul Dieu pourrait me
créer. L’homme ne peut pas plus diriger ces millions de
savoir-faire pour me donner vie qu’il ne peut assembler les
molécules pour faire un arbre.
Tout ceci est ce que je veux dire quand
j’écris : « Si vous pouvez prendre conscience du
caractère miraculeux que je symbolise, vous pouvez aider à
sauver la liberté que l’humanité est si malheureusement
en train de perdre. » Car si l’on se rend compte que ces
savoir-faire s’organiseront naturellement, oui, automatiquement en
modèles créateurs et productifs permettant de répondre
aux nécessités et aux désirs humains —
c’est-à-dire en l’absence de gouvernement ou de tout autre
esprit organisateur coercitif — alors on possède un
ingrédient absolument essentiel de la liberté : une foi dans
les gens libres. La liberté est impossible sans cette foi.
Une fois que le gouvernement a un monopole de
l’activité créatrice, comme c’est le cas, par
exemple, pour la livraison du courrier, la plupart des individus vont croire
que le courrier ne pourrait pas être efficacement distribué par
des gens libres. En voici la raison :chacun
reconnaît qu’il ne sait pas lui-même toutes les choses qui
impactent la livraison du courrier. Il reconnaît aussi qu’aucun
autre individu ne pourrait le savoir. Ces suppositions sont correctes. Aucune
personne ne possède assez de connaissances pour s’acquitter de
la distribution du courrier d’un pays, tout comme personne ne
possède assez de connaissances pour fabriquer un crayon. Or, sans la
foi dans les gens libre — dans l’ignorance que, naturellement et
miraculeusement, des millions de petits savoir-faire se formeraient et
coopéreraient pour satisfaire ce besoin — l’individu ne
peut s’empêcher d’arriver à la conclusion
erronée que le courrier ne peut être distribué que
grâce à l’esprit organisateur d’un gouvernement.
Des témoignages à la pelle
Si moi, le crayon, j’étais le seul
point qui témoigne de ce que les hommes et les femmes peuvent faire
lorsqu’ils sont libres d’essayer, alors les gens de peu de foi
auraient des arguments. Il y a cependant pléthore de
témoignages ; ils sont partout autour de nous. La livraison du
courrier est très simple comparée, par exemple, à la
fabrication d’une automobile, d’une calculatrice, d’une
moissonneuse-batteuse, d’une machine de moulage ou de dizaines de
milliers d’autres choses. La livraison ? Eh bien, dans le domaine
où les gens ont été libres de distribuer la voix humaine
autour de la terre en moins d’une seconde, ils fournissent visuellement
et avec le mouvement dans le foyer de tout un chacun un
événement lorsqu’il se produit. Ils permettent à
150 passagers de voyager de Seattle à Baltimore en moins de quatre
heures. Ils fournissent du gaz du Texas à un fourneau de New York pour
des prix très bas et sans subventions. Ils livrent un quart de la
production de pétrole du Golfe persique sur notre Côte Est
— la moitié d’un tour du monde — pour moins cher que
le gouvernement ne facture la livraison d’une lettre de 30 grammes pour
l’autre côté de la rue.
La leçon que je veux enseigner est la
suivante : laissez libres toutes les énergies créatrices.
Organisez juste la société pour qu’elle agisse en
harmonie avec cette leçon. Que l’appareil légal de la
société élimine tous les obstacles du mieux qu’il
le peut. Permettez à tous ces savoirs créateurs de se
répandre librement. Ayez foi dans les hommes et les femmes libres qui
répondent à la main invisible. Cette foi sera fortifiée.
Moi, le crayon, aussi simple que je sois, offre le miracle de ma
création comme témoignage de cette foi pratique, pratique comme
le soleil, la pluie, un cèdre ou la bonne terre. »
Vidéos :
Film d’animation sur « Moi le crayon »
de Leonard Read
http://www.youtube.com/watch?v=Tl6-oXep6jY
Une vidéo sous-titrée par
l’Institut Coppet. Un film réalisé par le Competitive
Enterprise Institute adapté du livre de Leonard E. Read en 1958
« I pencil ».
La leçon du crayon par Milton Friedman
http://www.youtube.com/watch?v=47lazI9h_SE
Cette
vidéo est un extrait d’une série
télévisée, Free to
Choose, diffusée en 1980 (dans une seconde version en 1990) et dans
laquelle Milton Friedman, prix Nobel d'économie en 1976, explique la
puissance du marché, comme meilleur régulateur de
l'économie, par la fabrication d’un crayon! Un
livre portant le même titre que la série, a été
écrit par Milton et Rose Friedman et publié en 1980. Il a
été traduit en français la même année sous
le titre La liberté du choix, Paris, Belfond et
réédité récemment.
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