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1ère
lettre de Valérie Picassiète,
présidente de la Ligue Française des Ecornifleurs (LFE),
à Paul Emphitrijon, président du
Front de Libération des Entrepreneurs (FLE)
Cher Monsieur,
Sans doute
êtes-vous étonné de recevoir une lettre de ma part. En
effet, tout semble opposer nos deux institutions: Partant de la distinction
classique entre les payeurs net d’impôts et la classe exploiteuse
des consommateurs net d’impôts, vous militez pour ne plus avoir
à entretenir ceux que vous qualifiez de
« parasites » et d’ «assistés ». Nous sommes quand
à nous une association de ces mêmes parasites, vivant du vol
légalisé de votre richesse, toutes catégories
confondues : fonctionnaires, chômeurs, politiques, mères
professionnelles, RSA-istes, etc. La condition
nécessaire et suffisante pour faire partie de notre association est de
vivre de l’argent pudiquement appelé public, ou du moins
d’en avoir le projet.
Certains
tentent de semer la zizanie dans nos rangs en distinguant ceux qui
travaillent, même dans le secteur public, de ceux qui ne travaillent
pas, ou encore en tentant d’opposer les assistés – qui
seraient à plaindre-, à une classe politique corrompue dont ils
seraient la clientèle captive. Nous rejetons fermement toute distinction
de ce genre, qui, en réalité, n’est qu’une
manœuvre de division interne à laquelle nous ripostons par un
front uni. Ce genre de
distinction est une insulte à l’identité même
d’écornifleur. Car un écornifleur est un
écornifleur, qu’il soit président de la République
ou bénéficiaire du revenu de solidarité active. Et c’est au nom de tous les
écornifleurs de France que je vous écris.
Votre
organisation est financée de manière entièrement
privée par ce que vous considérez comme étant le fruit
de votre labeur, alors que la ligue dont je suis la présidente
s’abrite derrière une association-écran
d’amitié humano-féline qui lui permet d’obtenir des
aides financières et en nature. Nous avons aussi un organisme de formation associé, qui
organise notamment des stages de droit administratif dans lesquels les
participants apprennent à calculer le rapport
bénéfice/risque
d’une fraude, pour déterminer si elle vaut la peine
d’être tentée.
Un séminaire-recherche sur « les meilleurs planques de la
fonction publique » est organisé à l’intention
de ceux qui, par atavisme, sont attachés au statut de salarié.
Nos formations sont ouvertes à tous mais s’adressent
particulièrement aux jeunes qui finissent leurs études
secondaires, et qui n’ont souvent aucune connaissance des aides dont
ils pourraient bénéficier.
En préparant leur transition du statut
d’élève à celui d’adulte assisté, nos
formations spécifiques répondent à un véritable
besoin du marché.
C’est
probablement la première fois que vous entendez parler de la LFE, mais
cela fait des années que je suis de près vos activités,
et que j’étudie votre discours à propos de ceux que je
représente. Pas une seule fois ne vous ai-je vu donner la parole
à ceux que vous vitupérez à longueur de journée.
Vous parlez de nous mais jamais avec nous, et quand vous nous citez,
c’est pour nous attribuer des positions dans lesquelles nous ne nous
reconnaissons pas. C’est
pourquoi j’ai décidé de vous écrire, en mon nom et
au nom de ceux que je représente, pour répondre de
manière détaillée à tout ce que j’entends
depuis trop longtemps.
Tout
d’abord, je souhaite mettre en valeur notre contribution injustement
méconnue. Vous les libéraux, je vous connais bien, j’ai
eu tout le loisir d’étudier vos biographies. Elles sont toutes
sur le même modèle, celui des évangélistes et
autres chrétiens « born-again » :
« j’étais dans l’obscurité, puis
j’ai rencontré Jésus Hayek/ Mises/ Rothbard/ ou l’un de leurs épigones, mes yeux se sont
décillés et j’ai vu la vérité ».
C’est toujours la même histoire avec vous : vous avez
vécu les premières années de votre vie en ne comprenant
rien à rien, jusqu’à ce que vous découvriez le
libéralisme qui vous a fourni une grille de lecture du monde, une
validation et une explication rétrospectives de votre
expérience, et – last but not least – l’assurance
que les fous, ce sont les autres, et non pas vous. Quel soulagement ! Un
soulagement que vous nous devez à nous aussi. Car que seraient vos
théories sans nous ? Que seraient vos analyses de la
démocratie et de l’État providence sans
l’augmentation constante du déficit public et du nombre des
personnes dépendantes de l’aide publique? Nous sommes ceux qui
vérifient les prédictions de votre théorie. C’est grâce à nous que
le réel est rationnel. Et c’est un service que nous comptons
bien vous facturer.
Mais notre
contribution la plus importante consiste dans le travail de sape effectif de l’État. Car vous les
libéraux, vous êtes bien gentils, avec vos think-tanks,
vos séminaires, vos « thés dansants du
capitalisme »... Comment
comptez-vous vous débarrasser du système fondé sur
l’atteinte au droit de propriété ? En éduquant les
masses, comme si elles ne savaient pas exactement ce qu’elles
faisaient ? En essayant au contraire de changer la société
« par le haut » ? Connaissez-vous un État qui renonce
volontairement à son pouvoir ? Les États grossissent
jusqu'à ce qu'ils s'écroulent. Et c’est grâce
à nous qu’ils grossissent. Nous sommes les boulets qui tuent le
chameau en le surchargeant. Nous sommes les termites qui minent lentement
mais sûrement le monstre de l’intérieur. Nous ne nous
faisons pas d’illusion : nous savons que sa chute sera aussi la
nôtre. N’est-ce pas là un courage
héroïque de notre part ? Ne méritons-nous pas au
moins un petit satisfecit ?
Vous tolérez dans vos rangs des membres qui
plaident pour un assainissement des finances publiques avec à la clef
une réduction des dépenses de l’État. Nous avons quant à nous
rejeté l'objectif bourgeois de l'équilibre budgétaire.
De quel côté se situe la radicalité ?
Nous jouons
notre rôle de parasite et en assumons le fardeau moral, et sommes
quittes. C'est vous qui trichez
en ne démissionnant pas de votre rôle de vache laitière.
C'est vous qui retardez l'effondrement de l'État-nounou en continuant
de le financer, tout en profitant du bénéfice moral de votre
statut de victime. Qui, de nous deux, est le passager clandestin ?
Je souhaite
aussi répondre aux reproches qui nous sont constamment
adressés. Depuis le temps que je vous suis, j’ai remarqué
dans vos rangs deux attitudes concernant ceux que je représente. La première est celle que je
qualifierais de quiétisme magnanime. C’est celle de vos membres qui,
pour éviter que votre
organisation ne ressemble à un tribunal stalinien, distribuent des
indulgences, et prétendent que, de toute façon, il est
très difficile, dans l’état actuel des choses, de
déterminer avec certitude de quel côté du fouet
l’on se trouve. Bien que cette distinction soit fondamentale pour
comprendre le monde, il vaudrait
mieux, selon eux, éviter de se la poser pour soi. Que chacun
fasse comme il peut, et Dieu
reconnaîtra les siens.
Certains vont même jusqu’à considérer que
prendre de l’argent à un voleur – et l’État
est un voleur – est une bonne action en elle-même, quel que soit
l’usage qu’on fait par la suite de cet argent. Le rendre à
son propriétaire légitime serait vertueux mais
surérogatoire, et on serait alors en droit d’exiger des frais de
sauvetage.
La deuxième attitude, que je
qualifierais de puriste, et dans laquelle vous vous reconnaitrez, rejette
vigoureusement la position quiétiste qu’elle considère
comme un dangereux laxisme qui remet en cause le droit de
propriété et la distinction entre le bien et le mal, et qui signifie la fin de la morale et
des haricots, et une capitulation honteuse devant l’empire du
côté obscur. Les puristes vont jusqu’à
soupçonner les quiétistes d’être eux-mêmes
des écornifleurs cherchant à se donner bonne conscience.
Quiétistes
et puristes se disputent ainsi en notre nom sans jamais nous convier à
la discussion. En réalité, non seulement notre action est plus
efficace que vos gesticulations éducatives et votre lobbying qui
n’a jamais réussi à faire reculer l’État
d’un seul centime d’allocation, mais nous payons pour cela un
prix plus élevé. Car après tout, de quoi vous
plaignez-vous ? Des préjugés populaires contre les
entrepreneurs ? Du pillage légal de vos biens ? D’un
rythme de travail infernal ? Du peu de temps que vous avez à
consacrer à vos proches ? Tout cela n’est rien
comparé aux sacrifices auxquels nous avons dû consentir pour
nous retrouver dans notre état de dépendance complète
vis-à-vis de Big Mother.
Les
fétichistes du droit naturel n’ont pas de mots assez durs pour
nous, mais savez-vous seulement ce qu’il faut d’autodiscipline et
de ténacité pour transformer un petit enfant si désireux
d’aider et de contribuer
à la vie d’autrui, en un adulte incapable d’imaginer sa
vie sans aide publique ? Croyez-vous qu’on puisse accepter de
l’argent indu sans
conséquences physiques, pour ne pas parler des séquelles
psychiques ? S’il y a un droit naturel, il existe un moyen
intuitif de le connaître. Avez-vous idée de toutes les parties
de soi qu’on doit éteindre afin de faire taire la voix de sa
conscience ? On dit qu’une pomme a meilleur goût quand elle
a été volée. Mais connaissez-vous le goût de
cendres d’une pomme provenant d’un vol maquillé en
redistribution légitime?
Vous vous
plaisez à faire la liste de vos sacrifices, mais quel sacrifice fait
celui qui, à l’âge adulte, accepte de rester
emmailloté et suspendu aux mamelles de l’État ? Y
a-t-il un nom pour cela ? Notre sort est pire que celui des femmes de la
Chine impériale à qui l’on bandait les pieds, car c’est
notre âme que nous avons laissé bander, c’est à notre
potentiel d’être humain que nous avons dû renoncer.
Je dois vous
dire quelque chose à vous en particulier : je suis une femme,
mais j’ai soigneusement étudié les petits secrets des
hommes. Qu’une femme croit que le monde entier lui doit un foyer et un nid
pour ses petits, qu’elle n’ait aucun scrupule à ôter
le pain de la bouche des enfants du voisin pour le mettre dans celle des
siens, rien de nouveau sous le soleil.
Mais qu’un homme réduit au statut d’assisté, soit
privé de la fierté et de la satisfaction profonde de subvenir à ses besoins et
aux besoins de sa famille, n’est-ce pas une condition infiniment
triste ? Avez-vous idée de la détresse sans fond de l’homme jetable, qui
n’est indispensable pour personne ? Si un tel homme arrive
à fonder une famille, c’est encore l’État –
et non pas lui – qui met le pain sur la table et décide de
l’éducation des enfants, dont la mère pose la tête
non pas sur son épaule à lui, mais sur celle de la CAF. Votre
sort n’est-il pas infiniment préférable au sien ?
Qu’une
femme ne comprenne pas pourquoi elle serait responsable de quoi que ce soit,
rien de nouveau sous le soleil.
Mais qu’un homme soit littéralement empêché
d’assumer la responsabilité de ses actes, une
émasculation physique n’eût-elle pas été
plus clémente ?
Votre
littérature nous présente comme des cellules mortes du corps
social, des simulacres d’individus irresponsables et dépourvus
de valeurs, des déchets
irrécupérables. Ayez pitié de
l’amoncellement de vies non-vécues !
Je vous laisse
méditer mon propos avant de revenir vers vous au sujet de votre
stratégie politique. Je vous prie d’agréer, cher
Monsieur, mes salutations distinguées.
Valérie
Picassiète
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