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1ère
partie : l’anthropologie et la morale
Arthur
Schopenhauer est un contemporain de Kierkegaard, le philosophe danois, et de
Hegel qu’il méprise et qualifie
d’« écrivailleur d'absurdités et détraqueur de cervelle », bref de
charlatan. Il se définira lui-même comme un héritier
critique de Kant dont il dénonce la sécheresse. Sa rupture avec
l'idéalisme classique allemand suscitera la plus vive admiration chez des
auteurs comme Nietzsche et Bergson.
Une philosophie de la vie
Commençons
par sa définition de la philosophie. Elle est énoncée
dans Le monde comme volonté et
comme représentation en termes très simples :
« Traduire l’essence de l’univers en concepts
abstraits, généraux et clairs, en donner une image
réfléchie mais stable, toujours à notre disposition et
résidant en notre raison, voilà ce que doit, voilà tout
ce que doit la philosophie. » Et il ajoute : « c'est
la connaissance des choses de la mort et la considération de la
douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion
à la pensée philosophique et à l'explication
métaphysique du monde. » Contrairement à Hegel qui
confond philosophie et théologie, la philosophie n’a pas pour
tâche de construire un système pour savoir d’où vient
le monde et où il va (le fameux « sens de
l’histoire ») mais seulement de définir la vie, de la
penser pour pouvoir tout simplement vivre le mieux possible.
Une anthropologie
réaliste
« L’homme
est un animal métaphysique », écrit-t-il.
C’est le seul être qui s’étonne de sa propre
existence et qui cherche à la comprendre. Qu’est-ce que la
vie ? L’homme est essentiellement animé par une volonté
puissante de conserver sa vie et de l’améliorer, c’est ce
que Schopenhauer appelle le « vouloir vivre ». La vie,
ajoute-t-il, c’est l’effort, et l’effort c’est la
douleur. La conclusion s’impose logiquement : « toute
vie est par essence douleur ».
La
philosophie de Schopenhauer sera donc marquée par un profond sens du
tragique. Mais loin de limiter sa pensée au pessimisme et à la
misanthropie, notre philosophe est un auteur plein d’ironie et un
observateur profondément réaliste de la vie humaine.
En
témoigne sa fable des porcs-épics,
admirable métaphore de la vie sociale :
Par une froide journée
d’hiver, un troupeau de porcs-épics
s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement
contre la gelée par leur propre chaleur. Mais aussitôt, ils
ressentirent les atteintes de leurs piquants ; ce qui les fit
s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se
réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même
inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient
ballottés de ça et de là, entre les deux maux, jusqu’à
ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît
la situation supportable.
Ainsi, le besoin de
société, né du vide et de la monotonie de leur vie
intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs
nombreuses manières d’être antipathiques et leurs
insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne
qu’ils finissent par découvrir et par laquelle la vie en commun
devient possible, c’est la politesse et les belles manières.
[...] Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la
vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en
revanche, on ne ressent pas la blessure des
piquants. (Parerga et Paralipomena,
t. II, chap. 31, §400. Page 105 des Aphorismes
sur la sagesse de la vie. PUF, 1998.)
Ici,
le philosophe allemand souligne le paradoxe de toute vie en
société : l’attrait et la répulsion.
L’homme n’est pas fait pour vivre seul. Néanmoins, il
supporte difficilement la communauté. Il a un besoin vital
d’espace privé, de distance. Il en va de même dans la
relation amoureuse, où tandis que l'un voudrait se rapprocher et
souffre, l'autre, indifférent, s'ennuie.
Toute
la différence entre l’homme et l’animal, c’est que
l’homme a conscience de lui-même. Ainsi, « selon que
la connaissance s’éclaire, que la conscience
s’élève, la misère aussi va croissant ;
c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut
degré, et là encore elle s’élève
d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il
est plus intelligent ; c’est celui en qui réside le
génie, qui souffre le plus. C’est en ce sens, en
l’entendant du degré même de l’intelligence, non du
pur savoir abstrait, que je comprends et que j’admets le mot du Koheleth : Qui
auget scientiam, auget et dolorem,
[Qui accroît sa science, accroît aussi sa douleur.] (Ecclésiaste, I,
18) – Ainsi, il y a un rapport précis entre le degré
de la conscience et celui de la douleur. » (Le monde comme volonté et comme représentation, I,
IV, § 56)
Le bonheur comme
réalité négative
Schopenhauer
décrit longuement ce qu’il appelle les deux ennemis du bonheur
humain : la douleur et l’ennui. Plus nous réussissons à
nous éloigner de l’un, plus nous nous rapprochons de
l’autre et réciproquement. « Le besoin et la
privation engendrent la douleur ; en revanche, la sécurité et
la surabondance font naître l’ennui. C’est pourquoi nous
voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le
besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et
élevée dans une lutte permanente, souvent
désespérée, contre l’ennui. » De sorte
que notre vie « oscille comme un pendule, de droite à gauche,
entre la souffrance et l'ennui ». (Ibid.)
C’est
ce que l’on peut appeler le « paradoxe de Schopenhauer » : le
bonheur est seulement négatif, à savoir un soulagement de la
douleur ou de l’ennui. En effet, « la partie la plus
heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le
moins ; d'où il suit qu'il vaudrait mieux pour nous ne la pas
posséder ». Par exemple, nous n’apprécions pas
les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la
liberté, tant que nous les possédons. Pour en comprendre la
valeur, il faut que nous les ayons perdus. « Que notre vie
était heureuse, c'est ce dont nous ne nous apercevons qu'au moment
où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. »
Le bonheur, selon Schopenhauer, se mesure aux maux que l’on a
évités et non aux plaisirs que l’on a
goûtés.
La
définition du bonheur est la capacité de ne pas souffrir,
faisant ainsi écho aux sagesses antiques, épicurisme et
stoïcisme, centrées sur l’ataraxie, l’absence de
trouble. Il ne faut donc
pas rechercher le bonheur dans la satisfaction de tous ses désirs,
mais au contraire dans l’apaisement, l’affranchissement des
instincts grégaires, des désirs vains et jamais satisfaits.
Telle est la leçon de vie de Schopenhauer. Et cette leçon
s’applique également à la vie sociale. Car la bonne
politique est une politique négative, comme nous allons le voir un peu
plus loin.
La double prescription de
la morale
Le
philosophe allemand définit le contenu essentiel de la morale par l'expression
latine « neminem laede, imo omnes quantum potes, juva » : « Ne fait de mal
à personne, au contraire, aide chacun autant que tu le peux ».
Cette
formule contient deux principes corrélatifs, l’un négatif
et l’autre positif. Le premier principe est incomplet, dit
Schopenhauer, car il comprend les devoirs de justice, non ceux de
charité. Il correspond à ce qu’on appelle la
« règle d’argent ». Le second pourrait
être reformulé de la façon suivante : « Ce que tu
voudrais qu'on te fit, fais-le à autrui ». On retrouve ainsi le
principe connu sous le nom de « règle d'or », qui a
trouvé dans la morale évangélique sa plus
célèbre formulation.
Dans
son essai Le fondement de la morale,
Schopenhauer établit une distinction entre le contenu et le fondement
de la morale, c'est-à-dire entre son « quoi » et son
« pourquoi ». En effet, « prêcher la morale,
explique-t-il, est chose aisée ; fonder la morale, voilà qui
est difficile ».
La
question que se pose Schopenhauer est la suivante : qu’est-ce qui peut
motiver l’homme à surmonter ses tendances égoïstes
naturelles pour pratiquer la vertu ? Selon lui ce n’est ni le respect
des commandements religieux, ni l'impératif catégorique de la
morale rationnelle de Kant. C'est la compassion ou la sympathie, qui est, dit
Schopenhauer, le fondement de la morale. Le comportement moral consiste en
la prise de conscience intuitive que les autres ne sont pas différents
de nous, qu’ils participent de la même volonté de
vivre. « Qu'est-ce donc qui peut nous inspirer de faire de bonnes
actions, des actes de douceur ? La connaissance de la souffrance d'autrui »,
que nous devinons d’après la nôtre. L'objectif de la
moralité est donc d'adoucir les souffrances d'autrui : « Le pur
amour (agapè, caritas) est, par nature
même, de la pitié ».
Il
peut sembler étrange qu'un homme qui a montré peu de sympathie
dans ses rencontres avec les autres accorde une telle importance à la
compassion. Schopenhauer était bien conscient de cette contradiction apparente
mais notait avec humour : « parce qu’on est bel homme on
n’est pas nécessairement bon sculpteur, ni bel homme parce
qu’on est bon sculpteur. Et, pour généraliser,
c’est élever à l’égard du moraliste une
prétention bien étrange, de vouloir qu’avant de
recommander une vertu, il la possède lui-même ».
À suivre…
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