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Certains ont
peut-être entendu parler, voire lu cette œuvre
« maîtresse » de Thomas Bernhard, Maîtres anciens. Ce livre a
suscité un tollé, notamment parce qu’il pointait lourdement du doigt
le milieu artistique autrichien. Or, tout le monde connaît l’apport
de ce pays à l’art.
Toutefois, ne
nous y trompons pas : Bernhard est bien plus attaché à
l’Autriche qu’il peut y paraître.
Simultanément,
tel que rappelé dans cette courte vidéo,
Bernhard se moquait, par l’intermédiaire de son personnage
principal, des amateurs d’art qui pouvaient sombrer dans la pseudo-idolâtrie
d’une œuvre d’art et la contempler niaisement pendant de
longues heures. « Pseudo-idolâtrie » car nombre
de ces admirateurs ne sont pas de réels passionnés d’art.
Ils visitent des musées pour obéir à une norme et
montrer leur attirance pour cette discipline. Il convient néanmoins de
préciser que, dans l’œuvre de Bernhard, l’existence
du public n’est nullement
sous-estimée. Si un auteur ou un artiste produit, c’est en vue
de satisfaire les masses.
Plus
concrètement, dans Maîtres
anciens, Thomas Bernhard met en scène un dénommé Reger –
ami du narrateur – qui vient très régulièrement
traîner ses guettes au Musée des Beaux-arts de Vienne, observant
plus particulièrement un tableau, L’homme
à la barbe blanche du Tintoret. En réalité, il
s’avère que le vieux Reger se rend à ce musée plus
pour profiter de la lumière et de la température de ce dernier qu’à
cause d’un véritable attrait pour la peinture. La mort de sa
femme, qu’il avait rencontrée dans ce musée n’est
pas non plus étrangère à une telle assiduité.
Reger, et donc
indirectement Bernhard, est très critique à l’égard
de l’art, malgré sa fréquentation presque quotidienne du
musée. En outre, il ne se contente pas de stigmatiser le talent de ses
compatriotes. Il prend également l’exemple du fameux
musée madrilène du Prado, « taillant » au
passage les œuvres de sommités telles que Blaise Pascal, Diego
Velázquez et Rembrandt. Les Français, les Espagnols et aussi
les Italiens ne sont pas épargnés.
Toutefois,
cette critique est nuancée : Reger reconnaît bien
volontiers que l’art est peut-être le seul moyen de permettre
à un être endeuillé de survivre à la perte
d’un proche.
Cerise sur le
gâteau, cette œuvre, au style souvent très familier,
apparaît comme profondément anarchiste ou, à tout le
moins, comme très critique de l’État et de ses institutions.
Le système éducatif est notamment visé car il ne
servirait qu’à former des serviteurs de l’État et
la liberté d’esprit des enfants s’envolerait très
rapidement.
Le narrateur, un
certain Atzbacher, établit une dichotomie
assez frappante entre les moments de bonheur qu’il ressentait quand il
se rendait à la montagne chez ses grands-parents et l’angoisse
de l’école. Visiblement, cette angoisse n’était pas
tellement due à des difficultés relationnelles avec ses
camarades de classe mais, plutôt, à cette ambiance
idéologique nuisible. Dans l’œuvre de Bernhard, sont
moqués, voire vilipendés ces « suppôts de
l’État » que sont Bruckner et Heidegger.
L’ouverture d’esprit des « maîtres
anciens » serait donc tout aussi inexistante selon Reger.
L’inefficacité de l’État autrichien expliquerait
l’isolement du pays après la Seconde Guerre mondiale.
Une petite
ombre au tableau de ce livre : le lecteur aura l’impression
(justifiée) que l’auteur assimile, de façon simpliste,
fascisme, nazisme et catholicisme, causes, selon lui, de ce pouvoir
étatique illégitime. Cela participe d’un grand travers, inspiré
de Marx, que d’assimiler religion et idéologie.
Plus de 25 ans
plus tard, le bédéiste Nicolas Mahler a voulu redonner une
sorte de second souffle à l’œuvre de Bernhard et a
créé, sur son fondement, une bande dessinée. Mahler
étant autrichien, la bande dessinée est parue en allemand et
n’a pas encore été traduite en français. La
tâche de Mahler était ardue : comment condenser un roman
aussi complexe dans le format nécessairement réduit d’une
bande dessinée ? N’y a-t-il pas un risque de trahison,
même involontaire, de l’esprit de Maîtres anciens ?
En tout
état de cause, les critiques sont formelles sur un point : Mahler
est un dessinateur de génie et a su retranscrire avec brio
l’intérieur du Musée de Vienne. En revanche, la
subtilité de Reger n’apparaît pas vraiment au grand jour
dans la bande dessinée. Était-ce réellement
possible ?
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