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SERMON SUR LA MORT
Pour le vendredi de la IVème semaine de Carême 1662
Jacques Bénigne BOSSUET
Me
sera-t-il permis aujourd'hui d' ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux
si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? Je ne
pense pas, messieurs, que des chrétiens doivent refuser d' assister à ce
spectacle avec Jésus-Christ. C' est à lui que l' on dit dans notre évangile :
seigneur,
venez, et voyez où l' on a déposé le corps du Lazare ; c' est lui
qui ordonne qu' on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour :
venez, et voyez vous-mêmes. Jésus ne refuse pas de voir ce corps mort, comme
un objet de pitié et un sujet de miracle ; mais c' est nous, mortels
misérables, qui refusons de voir ce triste spectacle, comme la conviction de
nos erreurs. Allons, et voyons avec Jésus-Christ ; et désabusons-nous
éternellement de tous les biens que la mort enlève.
C' est une étrange faiblesse de l' esprit humain que jamais la mort ne lui
soit présente, quoiqu' elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes
diverses. On n' entend dans les funérailles que des paroles d' étonnement de
ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps
il lui a parlé, et de quoi le défunt l' a entretenu ; et tout d' un coup il
est mort. Voilà, dit-on, ce que c' est que l' homme ! Et celui qui le dit, c'
est un homme ; et cet homme ne s' applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou
s' il passe dans son esprit quelque désir volage de s' y préparer, il dissipe
bientôt ces noires idées ; et je puis dire, messieurs, que les mortels n' ont
pas moins de soin d' ensevelir les pensées de la mort que d' enterrer les
morts mêmes. Mais peut-être que ces pensées feront plus d' effet dans nos
coeurs, si nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau du Lazare ;
mais demandons-lui qu' il nous les imprime par la grâce de son saint-esprit,
et tâchons de la mériter par l' entremise de la sainte Vierge.
Entre toutes les passions de l' esprit humain, l' une des
plus violentes, c' est le désir de savoir ; et cette curiosité fait qu' il
épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l' ordre de la
nature, ou quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l' art, ou quelque
raffinement inusité dans la conduite des affaires. Mais, parmi ces vastes
désirs d' enrichir notre entendement par des connaissances nouvelles, la même
chose nous arrive qu' à ceux qui, jetant bien loin leurs regards, ne
remarquent pas les objets qui les environnent : je veux dire que notre
esprit, s' étendant par de grands efforts sur des choses fort éloignées, et
parcourant, pour ainsi dire, le ciel et la terre, passe cependant si
légèrement sur ce qui se présente à lui de plus près, que nous consumons
toute notre vie toujours ignorants de ce qui nous touche ; et non seulement
de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes. Il n' est rien de
plus nécessaire que de recueillir en nous-mêmes toutes ces pensées qui s'
égarent ; et c' est pour cela, chrétiens, que je vous invite aujourd'hui d'
accompagner le sauveur jusqu’au tombeau du Lazare :
Venez et voyez. " ô mortels, venez contempler le
spectacle des choses mortelles ; ô hommes, venez apprendre ce que c' est que
l' homme. Vous serez peut-être étonnés que je vous adresse à la mort pour
être instruits de ce que vous êtes ; et vous croirez que ce n' est pas bien
représenter l' homme, que de le montrer où il n' est plus. Mais, si vous
prenez soin de vouloir entendre ce qui se présente à nous dans le tombeau,
vous accorderez aisément qu' il n' est point de plus véritable interprète ni
de plus fidèle miroir des choses humaines. La nature d' un composé ne se
remarque jamais plus distinctement que dans la dissolution de ses parties.
Comme elles s' altèrent mutuellement par le mélange, il faut les séparer pour
les bien connaître. En effet, la société de l' âme et du corps fait que le
corps nous paraît quelque chose de plus qu' il n' est, et l' âme, quelque
chose de moins ; mais lorsque, venant à se séparer, le corps retourne à la
terre, et que l' âme aussi est mise en état de retourner au ciel, d' où elle
est tirée, nous voyons l' un et l' autre dans sa pureté. Ainsi nous n' avons
qu' à considérer ce que la mort nous ravit, et ce qu' elle laisse en son
entier ; quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se
conserve dans cette ruine ; alors nous aurons compris ce que c' est que l'
homme : de sorte que je ne crains point d' assurer que c' est du sein de la
mort et de ses ombres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclairer
nos esprits touchant l' état de notre nature. Accourez donc, ô mortels, et
voyez dans le tombeau du Lazare ce que c' est que l' humanité : venez voir
dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos
espérances ; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de
votre être ; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort : .
ô mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands sur notre
ignorance : toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fais
connaître notre dignité : si l' homme s' estime trop, tu sais déprimer son
orgueil ; si l' homme se méprise trop, tu sais relever son courage ; et, pour
réduire toutes ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux
vérités, qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître : qu' il est
méprisable en tant qu' il passe, et infiniment estimable en tant qu' il
aboutit à l' éternité. Et ces deux importantes considérations feront le sujet
de ce discours.
Premier point :
C' est une entreprise hardie que d' aller dire aux hommes
qu' ils sont peu de chose. Chacun est jaloux de ce qu' il est, et on aime
mieux être aveugle que de connaître son faible ; surtout les grandes fortunes
veulent être traitées délicatement ; elles ne prennent pas plaisir qu' on
remarque leur défaut : elles veulent que, si on le voit, du moins on le
cache. Et toutefois, grâce à la mort, nous en pouvons parler avec liberté. Il
n' est rien de si grand dans le monde qui ne reconnaisse en soi-même beaucoup
de bassesse, à le considérer par cet endroit-là. Vive l' éternel ! ô grandeur
humaine, de quelque côté que je t' envisage, sinon en tant que tu viens de
Dieu et que tu dois être rapportée à Dieu, car, en cette sorte, je découvre
en toi un rayon de la divinité qui attire justement mes respects ; mais, en
tant que tu es purement humaine, je le dis encore une fois, de quelque côté
que je t' envisage, je ne vois rien en toi que je considère, parce que, de
quelque endroit que je te tourne, je trouve toujours la mort en face, qui
répand tant d' ombres de toutes parts sur ce que l' éclat du monde voulait
colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce nom auguste de grandeur, ni
à quoi je puis appliquer un si beau titre. Convainquons-nous, chrétiens, de
cette importante vérité par un raisonnement invincible. L' accident ne peut
pas être plus noble que la substance ; ni l' accessoire plus considérable que
le principal ; ni le bâtiment plus solide que le fonds sur lequel il est
élevé ; ni enfin ce qui est attaché à notre être plus grand ni plus important
que notre être même. Maintenant, qu' est-ce que notre être ? Pensons-y bien,
chrétiens : qu' est-ce que notre être ?
Dites-le-nous, ô mort ; car les hommes superbes ne m' en croiraient pas.
Mais, ô mort, vous êtes muette, et vous ne parlez qu' aux yeux. Un grand roi
vous va prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre aux oreilles, et
que vous portiez dans les coeurs des vérités plus articulées.
Voici la belle méditation dont David s' entretenait sur le
trône et au milieu de sa cour. Sire, elle est digne de votre audience :
(...). ô éternel roi des siècles ! Vous êtes toujours à vous-même, toujours
en vous-même ; votre être éternellement permanent ni ne s' écoule, ni ne se
change, ni ne se mesure ; et
voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n' est rien
devant vous . Non, ma substance n' est rien devant vous, et tout
l' être qui se mesure n' est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et
lorsqu' on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si
jamais il n' avait été. Qu' est-ce que cent ans, qu' est-ce que mille ans,
puisqu' un seul moment les efface ? Multipliez vos jours, comme les cerfs,
que la fable ou l' histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ;
durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont
reposés, et qui donneront encore de l' ombre à notre postérité ; entassez
dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous
profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout
languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'
un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira d' avoir
tant écrit dans ce livre, d' en avoir rempli toutes les pages de beaux
caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une
rature laisserait-elle quelques traces du moins d' elle-même ; au lieu que ce
dernier moment, qui effacera d' un seul trait toute votre vie, s' ira perdre
lui-même, avec tout le reste, dans ce grand gouffre du néant. Il n' y aura
plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes : la chair changera
de nature ; le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera
pas longtemps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n' a
plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt
en lui, jusqu' à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux
restes : (...).
Qu' est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J' entre dans la vie pour en
sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra
disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du
bien qu' elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'
elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu' elle nous
prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être
éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d' autres formes, elle
la redemande pour d' autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre
humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu' ils croissent et
qu' ils s' avancent, semblent nous pousser de l' épaule, et nous dire :
retirez-vous, c' est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons
passer d' autres devant nous, d' autres nous verront passer, qui doivent à
leurs successeurs le même spectacle. ô Dieu ! Encore une fois, qu' est-ce que
de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas
! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus !
Et que j' occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis
rien : un si petit intervalle n' est pas capable de me distinguer du néant ;
on ne m' a envoyé que pour faire nombre ; encore n' avait-on que faire de
moi, et la pièce n' en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré
derrière le théâtre. Encore, si nous voulons discuter les choses dans une
considération plus subtile, ce n' est pas toute l' étendue de notre vie qui
nous distingue du néant ; et vous savez, chrétiens, qu' il n' y a jamais qu'
un moment qui nous en sépare. Maintenant nous en tenons un ; maintenant il
périt ; et avec lui nous péririons tous, si, promptement et sans perdre
temps, nous n' en saisissions un autre semblable, jusqu' à ce qu' enfin il en
viendra un auquel nous ne pourrons arriver, quelque effort que nous fassions
pour nous y étendre ; et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien.
ô fragile appui de notre être ! ô fondement ruineux de notre substance !
(...).
Ha ! Vraiment l' homme passe de même qu' une ombre, ou de
même qu' une image en figure ; et comme lui-même n' est rien de solide, il ne
poursuit aussi que des choses vaines, l' image du bien, et non le bien
même... que la place est petite que nous occupons en ce monde ! Si petite
certainement et si peu considérable, qu' il me semble que toute ma vie n' est
qu' un songe. Je doute quelquefois, avec Arnobe, si je dors ou si je veille :
(...).
Je ne sais si ce que
j' appelle veiller n' est peut-être pas une partie un peu plus excitée d' un
sommeil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement
troublé par des fantaisies et par de vains simulacres. (...) : la figure de
ce monde passe, et ma substance n' est rien devant Dieu. "
Second point :
N' en doutons pas, chrétiens : quoique nous soyons
relégués dans cette dernière partie de l' univers, qui est le théâtre des
changements et l' empire de la mort ; bien plus, quoiqu' elle nous soit inhérente
et que nous la portions dans notre sein ; toutefois, au milieu de cette
matière et à travers l' obscurité de nos connaissances qui vient des préjugés
de nos sens, si nous savons rentrer en nous-mêmes, nous y trouverons quelque
principe qui montre bien par une certaine vigueur son origine céleste, et qui
n' appréhende pas la corruption. Je ne suis pas de ceux qui font grand état
des connaissances humaines ; et je confesse néanmoins que je ne puis
contempler sans admiration ces merveilleuses découvertes qu' a faites la
science pour pénétrer la nature, ni tant de belles inventions que l' art a
trouvées pour l' accommoder à notre usage. L' homme a presque changé la face
du monde : il a su dompter par l' esprit les animaux, qui le surmontaient par
la force ; il a su discipliner leur humeur brutale et contraindre leur
liberté indocile. Il a même fléchi par adresse les créatures inanimées : la
terre n' a-t-elle pas été forcée par son industrie à lui donner des aliments
plus convenables, les plantes à corriger en sa faveur leur aigreur sauvage,
les venins même à se tourner en remèdes pour l' amour de lui ? Il serait
superflu de vous raconter comme il sait ménager les éléments, après tant de
sortes de miracles qu' il fait faire tous les jours aux plus intraitables, je
veux dire au feu et à l' eau, ces deux grands ennemis, qui s' accordent
néanmoins à nous servir dans des opérations si utiles et si nécessaires. Quoi
plus ? Il est monté jusqu' aux cieux : pour marcher plus sûrement, il a
appris aux astres à le guider dans ses voyages : pour mesurer plus également
sa vie, il a obligé le soleil à rendre compte, pour ainsi dire, de tous ses
pas.
Mais laissons à la rhétorique cette longue et scrupuleuse
énumération, et contentons-nous de remarquer en théologiens que Dieu ayant
formé l' homme, dit l' oracle de l' écriture, pour être le chef de l'
univers, d' une si noble institution, quoique changée par son crime, il lui a
laissé un certain instinct de chercher ce qui lui manque dans toute l'
étendue de la nature. C' est pourquoi, si je l' ose dire, il fouille partout
hardiment comme dans son bien, et il n' y a aucune partie de l' univers où il
n' ait signalé son industrie. Pensez maintenant, messieurs, comment aurait pu
prendre un tel ascendant une créature si faible et si exposée, selon le
corps, aux insultes de toutes les autres, si elle n' avait en son esprit une
force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l' esprit
de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance. Non, non, il ne se
peut autrement. Si un excellent ouvrier a fait quelque machine, aucun ne peut
s' en servir que par les lumières qu' il donne. Dieu a fabriqué le monde
comme une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule
puissance pouvait construire. ô homme ! Il t' a établi pour t' en servir ; il
a mis, pour ainsi dire, en tes mains toute permis de l' orner et de l'
embellir par ton art : car qu' est-ce autre chose que l' art, sinon l'
embellissement de la nature ? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner
cet admirable tableau ; mais comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu
une machine si forte et si délicate, ou de quelle sorte pourrais-tu faire
seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s' il n' y avait en
toi-même et dans quelque partie de ton être quelque art dérivé de ce premier
art, quelques secondes idées tirées de ces idées originales, en un mot,
quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet esprit
ouvrier qui a fait le monde ? Que s' il est ainsi, chrétiens, qui ne voit que
toute la nature conjurée ensemble n' est pas capable d' éteindre un si beau
rayon de la puissance qui la soutient ; et que notre âme, supérieure au monde
et à toutes les vertus qui le composent, n' a rien à craindre que de son auteur
?
Mais continuons, chrétiens, une méditation si utile de l' image de Dieu en
nous ; et voyons par quelles maximes l' homme, cette créature chérie,
destinée à se servir de toutes les autres, se prescrit à lui-même ce qu' il
doit faire. Dans la corruption où nous sommes, je confesse que c' est ici
notre faible ; et toutefois je ne puis considérer sans admiration ces règles
immuables des moeurs, que la raison a posées. Quoi ! Cette âme plongée dans
le corps, qui en épouse toutes les passions avec tant d' attache, qui
languit, qui n' est plus à elle-même quand il souffre, dans quelle lumière
a-t-elle vu qu' elle eût néanmoins sa félicité à part ? Qu' elle dût dire
hardiment, tous les sens, toutes les passions et presque toute la nature
criant à l' encontre, quelquefois : ce m' est un gain de mourir, et
quelquefois : je
me réjouis dans les afflictions ? ne faut-il pas, chrétiens, qu'
elle ait découvert intérieurement une beauté bien exquise dans ce qui s'
appelle devoir, pour oser assurer positivement que l' on doit s' exposer sans
crainte, qu' il faut s' exposer même avec joie à des fatigues immenses, à des
douleurs incroyables et à une mort assurée, pour les amis, pour la patrie,
pour le prince, pour les autels ? Et n' est-ce pas une espèce de miracle que,
ces maximes constantes de courage, de probité, de justice ne pouvant jamais
être abolies, je ne dis pas par le temps, mais par un usage contraire, il y
ait, pour le bonheur du genre humain, beaucoup moins de personnes qui les
décrient tout à fait, qu' il n' y en a qui les pratiquent parfaitement ? Sans
doute il y a au dedans de nous une divine clarté : " un rayon de votre
face, ô seigneur, s' est imprimé en nos âmes : (...). " c' est là que
nous découvrons, comme dans un globe de lumière, un agrément immortel dans l'
honnêteté et la vertu : c' est la première raison, qui se montre à nous par
son image ; c' est la vérité elle-même, qui nous parle et qui doit bien nous
faire entendre qu' il y a quelque chose en nous qui ne meurt pas, puisque
Dieu nous a fait capables de trouver du bonheur, même dans la mort.
Tout cela n' est rien, chrétiens ; et voici le trait le plus admirable de
cette divine ressemblance. Dieu se connaît et se contemple ; sa vie, c' est
de se connaître : et parce que l' homme est son image, il veut aussi qu' il
le connaisse être éternel, immense, infini, exempt de toute matière, libre de
toutes limites, dégagé de toute imperfection. Chrétiens, quel est ce miracle
? Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où
avons-nous pu comprendre cette éternité ? Où avons-nous songé cette infinité
? ô éternité ! ô infinité ! Dit saint Augustin, que nos sens ne soupçonnent
pas seulement, par où donc es-tu entrée dans nos âmes ? Mais si nous sommes
tout corps et toute matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit pur ?
Et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom ? Je sais ce que l' on
peut dire en ce lieu, et avec raison : que, lorsque nous parlons de ces
esprits, nous n' entendons pas trop ce que nous disons. Notre faible
imagination, ne pouvant soutenir une idée si pure, lui présente toujours
quelque petit corps pour la revêtir. Mais, après qu' elle a fait son dernier
effort pour les rendre bien subtils et bien déliés, ne sentez-vous pas en
même temps qu' il sort du fond de notre âme une lumière céleste qui dissipe
tous ces fantômes, si minces et si délicats que nous ayons pu les figurer ?
Si vous la pressez davantage, et que vous lui demandiez ce que c' est, une
voix s' élèvera du centre de l' âme : je ne sais pas ce que c' est, mais
néanmoins ce n' est pas cela. Quelle force, quelle énergie, quelle secrète
vertu sent en elle-même cette âme, pour se corriger, pour se démentir
elle-même et rejeter tout ce qu' elle pense ! Qui ne voit qu' il y a en elle
un ressort caché qui n' agit pas encore de toute sa force, et lequel, quoiqu'
il soit contraint, quoiqu' il n' ait pas son mouvement libre, fait bien voir
par une certaine vigueur qu' il ne tient pas tout entier à la matière et qu'
il est comme attaché par sa pointe à quelque principe plus haut ?
Il est vrai, chrétiens, je le confesse, nous ne soutenons pas longtemps cette
noble ardeur ; l' âme se replonge bientôt dans sa matière. Elle a ses
langueurs et ses faiblesses ; et, permettez-moi de le dire, car je ne sais
plus comment m' exprimer, elle a des grossièretés, qui, si elle n' est
éclairée d' ailleurs, la forcent presque elle-même de douter de ce qu' elle
est. C' est pourquoi les sages du monde, voyant l' homme, d' un côté si
grand, de l' autre si méprisable, n' ont su ni que penser ni que dire : les
uns en feront un dieu, les autres en feront un rien ; les uns diront que la
nature le chérit comme une mère et qu' elle en fait ses délices ; les autres,
qu' elle l' expose comme une marâtre et qu' elle en fait son rebut ; et un
troisième parti, ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce mélange,
répondra qu' elle s' est jouée en unissant deux pièces qui n' ont nul
rapport, et ainsi que, par une espèce de caprice, elle a formé ce prodige qu'
on appelle l' homme.
Vous jugez bien, chrétiens, que ni les uns ni les autres n' ont donné au but,
et qu' il n' y a plus que la foi qui puisse expliquer un si grand énigme.
Vous vous trompez, ô sages du siècle : l' homme n' est pas les délices de la
nature, puisqu' elle l' outrage en tant de manières ; l' homme ne peut non
plus être son rebut, puisqu' il y a quelque chose en lui qui vaut mieux que
la nature elle-même, je parle de la nature sensible.
Maintenant parler de caprice dans les ouvrages de Dieu, c' est blasphémer
contre sa sagesse. Mais d' où vient donc une si étrange disproportion ?
Faut-il, chrétiens, que je vous le dise ? Et ces masures mal assorties avec
ces fondements si magnifiques ne crient-elles pas assez haut que l' ouvrage
n' est pas en son entier ? Contemplez ce grand édifice, vous y verrez des
marques d' une main divine ; mais l' inégalité de l' ouvrage vous fera
bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du sien. ô Dieu ! Quel est ce
mélange ! J' ai peine à me reconnaître ; peu s' en faut que je ne m' écrie
avec le prophète : (...).
Est-ce là cette Jérusalem ? Est-ce là cette ville, est-ce
là ce temple, l' honneur, la joie de toute la terre ? Et moi je dis : est-ce
là cet homme fait à l' image de Dieu, le miracle de sa sagesse, et le chef-d'
oeuvre de ses mains ? C' est lui-même, n' en doutez pas. D' où vient donc
cette discordance ? Et pourquoi vois-je ces parties si mal rapportées ? C'
est que l' homme a voulu bâtir à sa mode sur l' ouvrage de son créateur, et
il s' est éloigné du plan : ainsi, contre la régularité du premier dessin, l'
immortel et le corruptible, le spirituel et le charnel, l' ange et la bête,
en un mot, se sont trouvés tout à coup unis. Voilà le mot de l' énigme, voilà
le dégagement de tout l' embarras : la foi nous a rendus à nous-mêmes, et nos
faiblesses honteuses ne peuvent plus nous cacher notre dignité naturelle.
Mais, hélas ! Que nous profite cette dignité ? Quoique nos ruines respirent
encore quelque air de grandeur, nous n' en sommes pas moins accablés dessous
; notre ancienne immortalité ne sert qu' à nous rendre plus insupportable la
tyrannie de la mort, et quoique nos âmes lui échappent, si cependant le péché
les rend misérables, elles n' ont pas de quoi se vanter d' une éternité si
onéreuse. Que dirons-nous, chrétiens ? Que répondrons-nous à une plainte si
pressante ? Jésus-Christ y répondra dans notre évangile. Il vient voir le
Lazare décédé, il vient visiter la nature humaine qui gémit sous l' empire de
la mort. Ha ! Cette visite n' est pas sans cause : c' est l' ouvrier même qui
vient en personne pour reconnaître ce qui manque à son édifice ; c' est qu'
il a dessein de le reformer suivant son premier modèle : (...).
ô âme remplie de crimes, tu crains avec raison l' immortalité qui rendrait ta
mort éternelle ! Mais voici en la personne de Jésus-Christ la résurrection et
la vie : qui croit en lui, ne meurt pas ; qui croit en lui, est déjà vivant
d' une vie spirituelle et intérieure, vivant par la vie de la grâce qui
attire après elle la vie de la gloire. -mais le corps est cependant sujet à
la mort ! -ô âme, console-toi : si ce divin architecte, qui a entrepris de te
réparer, laisse tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment de ton corps, c' est
qu' il veut te le rendre en meilleur état, c' est qu' il veut le rebâtir dans
un meilleur ordre ; il entrera pour un peu de temps dans l' empire de la
mort, mais il ne laissera rien entre ses mains, si ce n' est la mortalité. Ne
vous persuadez pas que nous devions regarder la corruption, selon les
raisonnements de la médecine, comme une suite naturelle de la composition et
du mélange. Il faut élever plus haut nos esprits et croire, selon les
principes du christianisme, que ce qui engage la chair à la nécessité d' être
corrompue, c' est qu' elle est un attrait au mal, une source de mauvais
désirs, enfin une chair
de péché , comme parle le saint apôtre. Une telle chair doit être
détruite, je dis même dans les élus, parce qu' en cet état de chair de péché,
elle ne mérite pas d' être réunie à une âme bienheureuse, ni d' entrer dans
le royaume de Dieu : .
Il faut donc qu' elle change sa première forme afin d'
être renouvelée, et qu' elle perde tout son premier être, pour en recevoir un
second de la main de Dieu. Comme un vieux bâtiment irrégulier qu' on néglige,
afin de le dresser de nouveau dans un plus bel ordre d' architecture ; ainsi
cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise, Dieu la laisse
tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et selon le premier plan de sa
création : elle doit être réduite en poudre, parce qu' elle a servi au péché...
ne vois-tu pas le divin Jésus qui fait ouvrir le tombeau ? C' est le prince
qui fait ouvrir la prison aux misérables captifs. Les corps morts qui sont
enfermés dedans entendront un jour sa parole, et ils ressusciteront comme le
Lazare ; ils ressusciteront mieux que le Lazare, parce qu' ils ressusciteront
pour ne mourir plus, et que la mort, dit le Saint-Esprit, sera noyée dans l'
abîme, pour ne paraître jamais :.
Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches de la mort ? Peut-être
qu' en voyant tomber ta maison, tu appréhendes d' être sans retraite ? Mais
écoute le divin apôtre : nous
savons, nous savons, dit-il, nous ne sommes pas induits à le
croire par des conjectures douteuses, mais nous le savons très assurément et
avec une entière certitude, que si cette maison de terre et de boue, dans laquelle
nous habitons, est détruite, nous avons une autre maison qui nous est
préparée au ciel . ô conduite miséricordieuse de celui qui
pourvoit à nos besoins ! Il a dessein, dit excellemment saint Jean
Chrysostome, de réparer la maison qu' il nous a donnée : pendant qu' il la
détruit et qu' il la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire
que nous délogions. Et lui-même nous offre son palais ; il nous donne un
appartement, pour nous faire attendre en repos l' entière réparation de notre
ancien édifice.
Naissance: 27 septembre 1627 à Dijon
Décès: 12 avril 1704 à Paris
Jacques-Bénigne Bossuet, était un homme d'Église,
prédicateur et écrivain français.
Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, né à Dijon en 1627, mort à Meaux en
1704 a été successivement archidiacre de Metz, évêque de Condom, précepteur
du Grand Dauphin et évêque de Meaux (en 1681, d'où son surnom d'Aigle de
Meaux). C'est saint Vincent de Paul qui le tourne vers la prédication,
domaine dans lequel il acquiert une grande renommée. À l'intention du
Dauphin, il rédige le Discours sur l'histoire universelle. Il soutient Louis
XIV dans son conflit avec le pape, combat autant les protestants que le
quiétisme de Fénelon (doctrine selon laquelle la perfection chrétienne est
atteinte dans la contemplation) et inspire les Déclarations sur les libertés
gallicanes dont il est l'ardent défenseur.
En 1690, il travaille avec Leibniz à la réunion des Églises catholiques et
luthériennes (source : Wiki Poemes)
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