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Etat grec, justice sociale et démocratie, il y a 2500 ans.

Georges Lane Publié le 14 mars 2012
8867 mots - Temps de lecture : 22 - 35 minutes
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On parle beaucoup, ces derniers temps, de l'Etat grec, de la justice sociale et de la démocratie - pour éviter vraisemblablement d'employer à la place de« démocratie » le mot « ploutocratie ».-. Le thème serait-il nouveau ? Que nenni ! A la fin du XIXè siècle, dans un livre intitulé Aristophane et l’ancienne Comédie attique, un auteur (1) a eu l'occasion de montrer ce qu'Aristophane avait écrit sur ce thème de la question sociale à Athènes, il y a vingt cinq siècles... (1) cf. Auguste Couat (1892), Aristophane et l’ancienne Comédie attique, Lecène, Oudin et compagnie éd., Paris, pp. 187-216. Parce qu'il est d'une actualité brûlante quoique vieux de 2500 ans, je reproduis ci-dessous, du livre, le texte du chapitre V intitulé « la question sociale : les riches et les pauvres » où notre auteur développe en cinq points ce qu'Aristophane (buste ci-dessous) a pu écrire sur la question, : – La lutte des classes et des pauvres avant le Vè siècle, – Caractère de cette lutte à Athènes après l’établissement de la démocratie, – L’âge d’or dans la Comédie attique, – Exposition critique du communisme, – La justice sociale ; rapports de la richesse et du bonheur; Aristophane et Platon. CHAPITRE V LA QUESTION SOCIALE : LES RICHES ET LES PAUVRES I La lutte des classes et des pauvres avant le Vè siècle Dès qu'il y a eu des riches et des pauvres, c'est-à-dire dès qu'il y a eu des hommes, ils se sont ligués les uns contre les autres et se sont fait la guerre. L’histoire de l'antiquité n'est que l'histoire de ces ligues et de cette guerre « Tout État, disait Platon, en renferme pour le moins deux qui se font la guerre, l'un composé de riches, l’autre de pauvres.(1) » 1. Platon, République, IV, p. 422. Ainsi, ce que nous appelons la question sociale [l’auteur écrit ces lignes, rappelons le, en 1892] se rencontre à l'origine des sociétés et se retrouve à leur déclin. Les formes de cet antagonisme ont changé ; le principe est resté le même : égoïsme et ambition d'un côté, besoin et convoitise de l'autre Que la lutte éclate dans une cité ou dans une nation entre la plèbe et le patriciat ou entre le travail et le capital, ce sont toujours les mêmes passions que l'on voit aux prises usant des mêmes armes. Il n'est donc pas étonnant que les écrivains et les poètes de l'antiquité aient été frappés de cette rivalité des deux puissances qui gouvernent le monde, et qu'ils nous en aient dit leur sentiment; il n'est pas étonnant non plus que leurs impressions nous paraissent semblables aux nôtres. Le rapprochement est ici imposé par la nature des choses, car les forces élémentaires engagées dans cette guerre n'ont beaucoup varié ni dans leurs rapports ni dans leurs effets. C'est pourquoi les comédies dans lesquelles Aristophane touche à cette question de la richesse et de la pauvreté nous semblent plus voisines de nous. Il importe toutefois de distinguer les lieux et les époques. A Athènes même et dans les cités grecques, les querelles sociales ont, avec le temps, changé de caractère. Au moment des luttes décisives de la démocratie contre l'aristocratie, l'antagonisme des pauvres et des riches avait une violence dont nous trouvons la preuve dans les écrivains du temps. Nous voyons, par exemple, à Mégare, un noble dépouillé de sa fortune par une révolution, exprimer avec amertume et désespoir sa haine profonde pour la plèbe et l'humiliation de son appauvrissement. Théognis tient à la richesse quand il la possède et la regrette quand il l'a perdue, non seulement pour les jouissances qu'elle procure, mais parce qu'elle est la seule garantie de la liberté et de la dignité de l'homme. L'homme dompté par la pauvreté ne peut rien dire ni rien faire; sa langue est enchaînée (2). 2. Théognis, v. 173 et suiv. (Borgk.) Au contraire, la richesse, la plus belle et la plus désirable des divinités, fait de l'homme riche, fût-il un misérable, un honnête homme (3). 3. Théognis, 1117. La pauvreté pousse les malheureux aux résolutions funestes. « Ah ! lâche pauvreté, s'écrie-t-il, pourquoi, appesantie sur mes épaules, déshonores-tu mon corps et mon âme? Tu m'enseignes à commettre malgré moi des actes honteux que je réprouve, moi qui ai appris des hommes beaucoup de choses bonnes et belles ! » (4) 4. Théognis, 351 et suiv. « Pour échapper à la pauvreté, il faut se jeter dans la mer poissonneuse, du haut des roches escarpées. » (5) 5. Théognis, 175-76 Mieux vaut mourir que d'être pauvre ! Voilà le cri suprême du désespoir arraché par la défaite aux nobles vaincus, dépouillés de leurs prérogatives, et réduits à servir à leur tour ceux qu'ils avaient asservis. Même préoccupation, mais à un tout autre point de vue, dans lesélégies de Solon. A Athènes, c'est la démocratie affranchie de la poursuite âpre des créanciers, de l'esclavage et de l'exil, qui pousse un cri de délivrance et de victoire. L'ennemi pour elle, c'est le riche qui écrase le pauvre du poids de son insolence; aussi faut-il mépriser la richesse ; le vrai bien de l'homme, c'est la vertu et la pauvreté ; la véritable marque de la noblesse, c'est d'être pauvre. « Les hommes ne savent point de limite tracée à la richesse ; ceux de nous qui ont le plus en abondance 1es moyens de vivre, cherchent à en avoir le double. Qui donc pourrait tous les rassasier? L'argent devient pour les mortels une cause de démence d'où naît Até. Et lorsque Zeus envoie Até aux hommes pour les punir, elle les frappe les uns d'une manière les autres d'une autre. » (6) 6. Théognis, 227 et suiv. Welcker attribue avec raison ce fragment à Solon. De même que tout à l'heure Théognis n'avait pas assez du dédain pour la canaille populaire, envieuse, vicieuse et cruelle, de même le peuple athénien attribue tous les vices aux riches et s'arroge toutes les vertus. « Beaucoup de méchants s'enrichissent, tandis que les bons sont pauvres. Quant à nous, nous n'échangerons pas la vertu pour leur richesse, car la vertu est durable, tandis que l'argent passe d'un homme à un autre. » « Ce sont les citoyens eux-mêmes qui veulent détruire cette grande cité par leur folie, poussés par le désir de l'argent ; ce sont aussi les chefs du peuple, qui se livrent à l'injustice, et à qui leur insolence excessive va bientôt causer mille maux... eux qui s'enrichissent par leurs actions injustes. » (7) 7. Solon, fr. 4, passim. (Borgk.) Et de même, d'un bout à l'autre des fragments du vieux poète, revient cette préoccupation de l'argent et du mal qu'il cause. Ces fragments de Théognis et de Solon montrent bien jusqu'où allait, au VIe siècle, l'ardeur des haines entre riches et pauvres, entre aristocrates et démocrates. Il semble que la guerre eût pour enjeu la fortune plutôt que la puissance, le droit à l'existence plutôt que le droit à l'égalité politique. C'était vraiment le combat pour la vie. Un siècle plus tard, la lutte durait encore, mais n'avait plus le même objet; de sociale, elle était devenue politique; la terre était affranchie, et cette première victoire de la démocratie avait mis fin à sa misère; elle ne combattait plus pour vivre, mais pour régner. II Caractère de cette lutte à Athènes après l’établissement de la démocratie. Enfin, du jour où la plèbe d'Athènes eut réussi à enlever aux riches leurs privilèges politiques, la guerre sociale perdit beaucoup de sa violence. Les différences de fortune et de rang subsistaient toujours, elles étaient même plus grandes qu'autrefois, mais le peuple en était consolé par la jouissance du pouvoir. Le demi-socialisme d'État que la constitution avait consacré suffisait à assurer à peu près son bien-être. Il n'y avait point de prolétariat à Athènes; je veux dire qu'on n'y voyait pas une partie importante de la population condamnée à servir à l'exploitation du sol, pour le bénéfice de quelques propriétaires, et privée, non seulement des plaisirs réservés aux seuls nobles, mais quelquefois même des moyens de subsister en travaillant. Le morcellement du pays entre des cités nombreuses et petites, celui du sol dans l'intérieur d'une même cité entre une foule de propriétaires, la simplicité des relations économiques et l'absence de capitaux rendaient impossibles les grandes entreprises industrielles et les crises qui les accompagnent. La guerre trop prolongée pouvait bien entraîner des crises de ce genre; il y en eut une après la guerre du Péloponnèse. « Autrefois, rapporte Isocrate, aucun citoyen ne manquait du nécessaire et ne déshonorait la ville en tendant la main aux passants; aujourd'hui, au contraire, les indigents sont plus nombreux que ceux qui possèdent quelque bien ; il faut leur pardonner s'ils ne s'intéressent pas aux affaires publiques et ne s'occupent que de chercher les moyens de vivre au jour le jour. » (8) 8. Isocrate, Aréopagitique, 38. Mais cette crise, où l'on voit poindre la formation d'un prolétariat, fut accidentelle et ne provoqua aucun mouvement populaire. Bientôt après, la richesse publique reprit son cours régulier. Quelquefois aussi, soit à cause de la guerre, soit à cause d'une mauvaise récolte, l'Attique, qui ne pouvait suffire à sa consommation, ne recevant pas assez de blé de l'étranger, on était menacé de disette. En l'année 445 [avant J.C.], Athènes n'y échappa que grâce à un envoi de 21200 hectolitres de blé, présent du roi d'Egypte. Encore fallut-il réviser les listes de l'état civil et en biffer tous ceux qui y étaient inscrits indûment, pour n'avoir pas à nourrir trop de citoyens (9). 9Guêpes, scol. au vers 718; Plutarque, Vie de Périclés, 37. Les citoyens authentiques se partagèrent le blé des Égyptiens ; on se demande comment firent les autres. D'ailleurs, de pareils faits étaient rares. En temps ordinaire chaque citoyen trouvait dans son travail de quoi subvenir à ses besoins. Un mot de Xénophon laisse entendre que personne ne manquait de travail. « La sobriété de Socrate était telle, dit-il, qu'il serait impossible de travailler assez peu pour ne pas gagner ce dont il se contentait. »(10) 10. Xénophon,Mémorables, I, 3. Presque tous les citoyens étaient plus ou moins propriétaires et patrons, travaillant à leur compte. Dans les fabriques importantes, dans les entreprises publiques, dans l'exploitation des mines particulièrement, le travail était fait par des esclaves. La vie coûtait peu. Un homme pouvait se nourrir pour une obole et demie (0 fr. 25) par jour ; à ce prix il avait du pain, des olives, du poisson ou de la viande et du pain. Trois oboles (0 fr. 50) suffisaient à acheter du pain, des provisions et du bois pour une famille de trois personnes. La nourriture et le feu ne coûtaient donc pas pour une famille de trois personnes plus de 182 drachmes (245 fr. 70) par an." Il y avait encore à payer le loyer et les vêtements ; on avait une maison pour 100 à 200 drachmes, c'est-à-dire pour un loyer annuel d'une vingtaine de francs. Les vêtements et la chaussure ne coûtaient pas plus de 50 à 60 drachmes (50 à 60 francs); la famille pouvait donc vivre avec 325 francs par an (11). 11. Sur tous ces prix, voyez Boeckh, Staatsh., éd. de 1886, I, p.97 et suiv., avec les additions et corrections de Frânkel. — On trouvera d'ailleurs sur cette question d'utiles renseignements dans Aristophane. Il nous apprend qu'un morceau de viande suffisant pour un repas coûtait une demi-obole (Grenouilles, 534): qu'on avait plusieurs grives de Béotie pour une drachme (Acharniens, 960)) ; qu'on achetait un geai pour une obole, une corneille pour trois oboles (Oiseaux, 13); un manteau pour seize ou vingt drachmes (Assemblée des femmes, 412,Plutus, 982); une paire de chaussures pour huit drachmes (Plutus, 982). Le juge Philocléon pouvait nourrir avec ses trois oboles sa famille, composée de trois personnes (12). 12.Guêpes, 300-301. Il était assez facile à un homme valide de gagner cette somme. L'État donnait au dernier des manoeuvres un salaire de trois oboles par jour (13) ; 13.Assemblée des femmes, 307 et suiv. le prix de la journée de travail pour un ouvrier ordinaire variait entre cinq oboles et deux drachmes (14); 14. Boeckh,Staatsh., note 202. or, cinq oboles par jour font trois cent quatre drachmes (350 francs) par an. Restait, il est vrai, le chômage, la maladie, la vieillesse, la paresse, la guerre. L'État entretenait les orphelins dont les pères avaient succombé dans la guerre, et il venait en aide aux infirmes, estropiés, aveugles, vieillards, incapables de gagner leur vie. Au temps d'Aristophane, on leur donnait une obole par jour, juste assez pour ne pas mourir de faim. La mendicité était assez rare, du moins parmi les citoyens. Il ne faut pas oublier cependant, pour rester dans la vérité, que les citoyens ne formaient qu'une petite partie de la population, perdue au milieu des étrangers, des métèques et des esclaves. C'est là que devait se trouver la misère et se recruter le crime. Misère moins grande, après tout, que dans les villes modernes, à cause de la douceur du climat, de la sobriété des habitants, et dans tous les cas, isolée, éparse, ne réunissant pas, comme dans nos grandes cités, une multitude compacte de misérables grandis dans la haine des riches. La différence des fortunes n'ent...
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