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La Théorie de la production ostentatoire

Michael Polanyu Publié le 21 août 2013
5407 mots - Temps de lecture : 13 - 21 minutes
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Rapport présenté lors des colloques de Rheinfelden. Publié dans Colloques de Rheinfelden par Raymond Aron, George Kennan, Robert Oppenheimer et autres, Calmann-Lévy, collection "Liberté de l'Esprit," 1960. [La préface du livre signale que l'ouvrage a été composé par Jean-Paul Casanova et Pierre Hassner, qui ont parfois condensé les exposés. J'ignore si les textes en langue originale sont disponibles par ailleurs. H. de Q.] Les idées que je désire exposer devant vous sont encore à l'état d'ébauche bien qu'elles soient le fruit d'une longue réflexion. Qu'il me soit tout d'abord permis de rappeler brièvement leur genèse puisqu'elles ont donné lieu à d'âpres controverses. Le fait principal qui nous préoccupe est la décision prise en 1920 par les Soviets d'établir un système économique entièrement planifié. Cette décision fut dictée par des raisons idéologiques ; je pense d'ailleurs que la mise en œuvre de ce système continue à répondre à des préoccupations de même ordre : établir les relations entre personnes sur des bases entièrement nouvelles. Ceci devrait être réalisé par l'abolition de la propriété privée des moyens de production et, par là même, par l'arrêt de la fabrication des biens de consommation. L'édification de ce système économique repose sur l'hypothèse que la nationalisation des entreprises, c'est-à-dire l'établissement d'un contrôle juridique, conduirait à une prise en charge effective de l'exploitation par l'administration centrale. Ce plan d'ensemble recevait aux yeux de l'autorité centrale l'appui des masses, étant donnée la nature du pouvoir, véritable émanation du prolétariat, chargé de le mettre en œuvre. Ainsi, ce plan promet ou a promis de substituer une coopération scientifique et fraternelle entre les hommes à une production égoïste, désordonnée et chaotique des biens. Ces promesses, à mon avis illusoires, étaient en fait inscrites en toutes lettres dans l'idéologie bolchevique. Les plans élaborés par les Soviets avaient pour objet de satisfaire aux passions morales sur lesquelles reposait cette idéologie. Des voix s'élevèrent immédiatement dès 1920 (Mises surtout) pour affirmer qu'il était impossible d'instaurer une économie dirigée à l'échelon central, étant donné que les choix alternatifs doivent être guidés par le marché. Je pense aujourd'hui que cet argument était fondamentalement valable, bien qu'il présentât certaines lacunes que je n'analyserai pas ici. En un mot, sa principale faiblesse était d'aller trop loin en affirmant que la propriété publique ne peut fonctionner parce qu'elle exclut l'usage de relations de marché entre les entreprises. Aussi, cet argument fut implicitement abandonné lorsqu'il apparut, après une époque d'extrêmes difficultés, que le système soviétique fonctionnait dans le cadre de la propriété publique et donnait des résultats satisfaisants. F. H. Knight, en 1936, formula cet argument de façon différente : l'établissement d'une économie planifiée à l'échelon central ne pouvait se faire que par la suppression totale de la liberté. En d'autres termes, la planification n'est pas impossible mais immorale, mauvaise ; elle ouvre la "route de la servitude". Il me faut ici reprendre une idée que j'ai énoncée il y a dix ans lorsque j'ai contesté cet argument et repris, sous une forme nouvelle, la théorie de Mises. Me fondant sur des principes généraux qui limitent les possibilités de l'administration, je constatai que ce contrôle était si limité, qu'il était impossible, même en étant légalement investi du pouvoir de contrôle, de l'exercer effectivement et que les instances supérieures étaient ainsi dans l'incapacité d'effectuer certaines opérations, en particulier celles qui reposent sur l'ajustement mutuel de l'ensemble des unités de base qui font l'objet d'un contrôle. C'est en fonction de l'une des possibilités d'ajustement mutuel et dans le cadre propice à ces ajustements que le marché a été conçu. Mais aucun réseau d'ajustements mutuels entre une multitude de centres ne peut être établi par une organisation hiérarchique donnant ses ordres à ces centres. Ceci s'applique particulièrement à un réseau de relations de marché. Le nombre de relations que ce réseau rajuste par unité de temps excède de plusieurs millions le nombre de relations que œuvrent rajuster les ordres d'une autorité hiérarchique supérieure [1]. J'admettais explicitement à cette époque la possibilité que des entreprises nationalisées pussent être dirigées commercialement selon les relations de marché, et concluais en fait qu'elles devaient être ainsi dirigées, dans le cadre d'un planning d'ensemble dont je dirai quelques mots dans un moment. Cette idée qui, il y a dix ans, n'était pas admise, l'est à présent par de nombreux pays - sans que le mérite m'en soit pour autant imputable. Par ailleurs, j'étais également parvenu à une autre conclusion qui même aujourd'hui n'est pas tellement évidente et qui sera là le point de départ de mon exposé : si l'économie soviétique fonctionne plus ou moins bien c'est qu'il s'agit en réalité d'une "économie de marché camouflé". A mon avis, des opérations de marché se déroulent effectivement à l'abri du système de direction centrale, et j'irai même jusqu'à dire que la violence dont fait preuve le système central est en grande partie destinée à donner l'impression qu'il s'agit d'un système dirigé du centre et à maintenir aux yeux du public l'idée d'un gouvernement donnant satisfaction sur le plan idéologique. Certains indices semblaient confirmer cette impression ; j'en ferai état car ils viendront dans un moment appuyer ma thèse. Premièrement, les éléments commerciaux, la monnaie en particulier et le profit, ont été introduits par le gouvernement, après maintes excuses, bien qu'ils soient contraires, voire même incompatibles, par rapport aux espoirs idéologiques du Gouvernement. Deuxièmement, la technologie est utilisée dans les mêmes conditions qu'en Occident. Rappelons, car ceci est parfois ignoré, que la technologie n'est pas une conception physique mais une conception économique qui permet, en les transformant, de donner une plus-value aux produits. L'évaluation relative des fins et des moyens dépend d'un système quelconque de comparaison économique. En fait, les mêmes techniques se paraient du nom de techniques dans le système soviétique, comme dans notre propre système occidental. Troisièmement, un aspect curieux du planning centralisé que j'avais souligné il y a déjà quelques années : le fait de célébrer les résultats obtenus montre de façon évidente qu'aucun désir de coordonner les différents éléments du plan n'existe. Sinon, les domaines où les résultats dépassent les prévisions seraient considérés comme un échec au même titre que ceux qui accusent les résultats inférieurs aux prévisions ; le système soviétique est toutefois disposé dans ce cas à compenser le retard par des réalisations excédant les prévisions. Quatrièmement, diverses études et divers rapports ont fait état de transactions illégales inter-entreprises et suggéré qu'elles jouèrent un rôle important dans les réalisations en question. Cinquièmement, des preuves existent que ce plan est réellement né de l'initiative locale des entreprises et qu'il est le fruit de leurs suggestions. Dans ce cas, il s'agit d'un agglomérat de plans et non d'un plan au sens propre du terme, non d'un plan type envisagé à l'origine. Cette distinction se dégagera un peu plus tard au cours de mon exposé. Il me faut évidemment admettre qu'au cas où le camouflage systématique d'un marché existe, il joue un rôle qui modifie la vie économique et réduit l'efficacité qu'elle aurait avec un marché fonctionnant ouvertement. C'est pourquoi je maintiens que le système soviétique de planification complète n'a fonctionné rationnellement que dans la mesure où il l'a fait par un réseau de relations de marché, bien qu'elles soient camouflées et polarisées par une hiérarchie artificielle de planification du centre. Nous y reviendrons tout à l'heure. Dans l'intervalle, je traiterai d'un autre argument qui nous aidera également à rassembler les fils de nos pensées. Comme vous le savez, les insuffisances du principe du marché ont été mises en relief depuis dix ou vingt ans avec plus d'insistance qu'elles ne l'avaient été jusqu'alors. Les reproches faits au système de marché sont notamment les suivants : le marché ne peut équilibrer les demandes collectives. Il est incapable de décider si la priorité doit être accordée à la construction d'un réseau routier ou à l'éducation. Il ne peut équilibrer les coûts sociaux. Il ne peut en outre corriger les concurrences imparfaites, les monopoles et oligopoles. Quatrièmement, il ne peut évaluer ni ajuster les prix de revient des entreprises innovatrices ou de travaux publics. Enfin, il ne peut contrôler la demande effective, tout au ...
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