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Le hasard moral.

Georges Lane Publié le 01 mai 2008
8666 mots - Temps de lecture : 21 - 34 minutes
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Le "hasard moral" est-il un anti-concept de la théorie économique ? Ce texte a été écrit en novembre 1993 pour répondre à la question et revu en partie depuis lors avec un addendum de novembre 1999 . Introduction : deux remarques préliminaires. a) Définition et vocabulaire. "Pour ma part, je chéris l'aphorisme de Sussman : 'En mathématiques, les noms sont arbitraires. Libre à chacun d'appeler un opérateur auto-adjoint un 'éléphant', et une décomposition spectrale une 'trompe'. On peut alors démontrer un théorême suivant lequel 'tout éléphant a une trompe'. Mais on n'a pas le droit de laisser croire que ce résultat a quelque chose à voir avec de gros animaux gris". (Ekeland , 1984, p.123)(1) L'expression "risque de perte" recouvre en théorie économique de nombreuses définitions. Les trois plus grandes définitions sont le plus souvent emmêlées : - la première se réfère à l'objet même, à l'avenir attendu incertain par le propriétaire ou le responsable, condition de l'action humaine. On envisage l'objet en question comme la propriété d'une personne juridique physique ou morale ou comme sous sa responsabilité (2) et on envisage qu'il pourrait être détérioré ou endommagé ; le risque de perte désigne l'objet lui-même, qualifié encore de "risqué": on le dénommera risque de perte spécifique cette définition du risque. Il est échangeable à un prix en monnaie "positif" et aux autres conditions ordinaires de marché ; - la deuxième définition du risque de perte fait référence à la perte (totale ou partielle), attendue avec incertitude, de l'objet juridique et envisagée comme si elle était un objet : c'est la perte de l'objet juridique qui peut être objectivée, on la dénommera risque de perte proprement dit (noté RPB) ; on verra que le RPB est échangeable à un prix en monnaie "négatif" et à des conditions de marché apparemment extraordinaires, sauf quand l'assurance est disponible... : le prix en monnaie "négatif" est alors la prime d'assurance ; - la troisième définition du risque de perte fait référence à la cause, attendue avec incertitude, de la perte attendue, au "facteur de perte" (actions de la nature comme tremblement de terre, maladie, accidents divers et variés, mais aussi action humaine jugée volontaire ou involontaire, responsable ou irresponsable...), au "facteur de risque" dans le langage des assureurs : on dénommera risque de cause de perte cette définition du risque de perte ; on verra que celui-ci n'est pas échangeable. Bref, tout objet juridique possédé (physique ou non, matériel ou immatériel - comme diraient les économistes -, corporel ou incorporel - comme diraient les juristes -) est, à lui tout seul, un risque de perte spécifique (3). La couverture ou garantie d'assurance que propose l'assureur aux assurés a en ligne de mire le risque de perte proprement dit. Tout phénomène dit "de perte" est en vérité une cause - attendue avec incertitude - de perte d'une objet juridique. Cette définition du risque de perte est parfois en ligne de mire de l'assureur. On aura l'occasion de revenir sur ce dernier point étant entendu que : "The general principle is the difficulty of distinguishing between a state of nature and a decision by the insured." (Arrow, 1962, p.145) (4) ou que : "Moreover, accidents and acts of nature often are not easily distinguished from intentional harmful actions, for these can be disguised and innocence vigorously proclaimed" (Becker, 1981, p.189) (5) Il convient d'avoir présent à l'esprit ces définitions et de préciser, chaque fois que nécessaire, celle qu'on envisage. b) Mesure. "Mesurer exactement un objet fuyant ou indéterminé [disons pour notre part non défini], mesurer exactement un objet fixe et bien déterminé avec un instrument grossier, voilà deux types d'occupation vaines que rejette de prime abord la discipline scientifique" (Bachelard, 1972, p.213) (6). Il convient de ne pas confondre les définitions précédentes "du" risque de perte avec les mesures habituelles d'icelui. Parler de grandeurs mesurées sans avoir défini au préalable la réalité qu'elles recouvrent et sans être clair ou au fait de la méthode de mesure, c'est tomber dans le travers à quoi fait référence Bachelard. La probabilité, à quoi est si souvent assimilé, sans détour, "le" risque, n'est qu'une (unité de) mesure possible du risque - dans ce cas, non défini -, qui procède d'une théorie de la mesure (7). Ce n'est pas une définition du risque. La probabilité est au risque ce qu'est, par exemple, le mètre, l'année-lumière ou le micron, à la longueur ou à la distance en physique...Avant d'être une table de deux mètres de haut, la réalité est une table, c'est-à-dire une chose. Avant d'être un risque de perte de probabilité 5 %, la réalité est une perte, attendue avec incertitude par l'individu propriétaire ou responsable, d'un objet en propriété ou en responsabilité, une responsabilité de perte ou la cause, attendue avec incertitude, d'une perte indéterminée... La probabilité est certes une notion disponible pour l'économiste omniscient ou qui sait mieux que ... quiconque ou est mieux informé car il vit au pays d'Alice, celui des Merveilles... Au contraire, l'économiste, qui se sait non omniscient, doit bannir le terme de son vocabulaire dans un raisonnement littéraire, surtout s'il se refuse à effectuer les calculs à quoi elles ouvrent la voie. Il doit préférer la responsabilité de la perte à la probabilité de la perte. I. Du "hasard moral". 1. Le "hasard moral" (8) est une notion non définie. Il y a tellement de définitions du "hasard moral" qu'on peut considérer que l'expression n'a pas de définition. Par exemple, Buchanan(1964) (9) définit le "hasard moral" comme "...every deviation from correct human behavior that may pose a problem for an insurer".(cf. Doherty, 1976, pp.12-13) (10) Pauly (1968) (11) met l'accent "[non sur la] perfidie morale, mais sur le comportement économique rationnel".(Doherty, op.cit.) Mehr et Commack (1966) (12) ou William et Heinz (1964) (13) distinguent entre le "hasard moral" qui "..is a subjective characteristic of the insured that increases the probability of loss" (Doherty, op.cit.) et qui "...arises when insured create a loss to collect their insurance policies" (Doherty, op.cit.) et le "risque de morale" qui "...is presented by the ordinary insured who does not seek to protect his property or who is careless because he is insured" (Doherty, op.cit.) Depuis qu'elle a été forgée par des économistes, la notion de hasard moral a donc été conçue en relation avec le marché de l'assurance, mais tantôt du point de vue de l'assureur, tantôt de celui de l'assuré : "The effect of market insurance on the demand for self-protection has generally been called 'moral hazard'. In particular, moral hazard refers to an alleged deterrent effect of market insurance on self-protection" (Ehrlich et Becker, 1972, p.641) (14) ou bien : "In the private insurance industry it has been known for a long time that the incidence of a certain hazard is greater when its victims are insured against losses from it than when they are not. This phenomenon is considered to be due to the operation of 'moral hazard' and may be described more generally and precisely with the help of Figure..." (Grubel et Walker, 1978, p.2) (15) En vérité, dès lors qu'on a une certaine intimité avec le marché de l'assurance et qu'on veut à tout prix employer l'expression, on peut dire qu'il y a "hasard moral" quand l'assureur s'attend, avec incertitude, à ce que l'individu change de comportement une fois assuré par ses soins contre un risque de perte. Sous ce prétexte : - il va abandonner des préventions-précautions-protections dont il supportait le coût ; - il va prendre (davantage) de risques (nouveaux) qu'il n'osait pas prendre ; - il va s'enrichir en cas de réalisation du risque (i.e. en cas de sinistre). Des économistes expliquent en effet que certains individus font courir un risque de perte particulier à l'assureur en raison du comportement qu'ils adoptent une fois assurés contre un risque de perte donné, à savoir : - ils ourdissent des actions à son détriment, le contrat signé, malgré les engagements qu'ils ont pris à son égard par contrat et signent qu'ils respecteront, et - l'assureur devra en supporter les conséquences néfastes, voire catastrophiques. Dans ces conditions, le "hasard moral" est à envisager comme un risque de perte de type C et non pas comme un risque de type A ou B. L'expression est significative eu égard au fait qu'on ne sait la forme précise que prend le facteur de risque qu'elle désigne. 2. Le "hasard moral" est une notion fondée sur une hypothèse implicite . L'hypothèse est que l'assuré est un indélicat en puissance, un délinquant potentiel ou encore un irresponsable : "Les exemples sont multiples : - assuré tous risques pour son automobile, on évitera moins les petits accrochages et on n'achètera pas un auto-radio extractible ; - assuré contre l'incendie, on prendra moins de précautions que si on ne l'état pas ; - sachant ses malades remboursés à 100 %, un médecin ne craindra pas leur courroux, au contraire, s'il prescrit une longue liste de médicaments ; - s'il se sait indemnisé immédiatement et complètement, un salarié peu intéressé par son travail sera tenté de prolonger son congé de maladie ; - s'il est bien couvert par l'assurance-chômage, un chômeur se montrera plus exigeant quant aux propositions d'emplois qui lui seront faites et donc il restera plus longtemps à la recherche d'un emploi. Tous ces comportements accroîtront les dépenses des organismes sociaux concernés." (Ray, Dupuy et Gazier, 1988, p.27) (16) 3. Remarques. a) Remarquons en passant que si l'expression "hasard moral" est appliquée à un "facteur de risque" RPC à quoi l'assureur se considère exposé dans son activité, à cause de la variation du comportement de l'individu, une fois assuré, elle ne dénomme pas le RPC symétrique à quoi l'assuré pourrait se considérer exposé à cause de la variation du comportement de l'assureur, une fois le contrat en poche ! b) Remarquons que, dans cette perspective, le hasard moral est un concept qui est inscrit traditionnellement dans le seul cadre de la théorie de l'assurance. 4. La théorie du "hasard moral". La théorie du "hasard moral" est une théorie économique connue comme une théorie qui a été développée à partir de la décennie 1960 et a été rapidement riche de controverses (cf. par exemple, Stiglitz, 1983 (17)). L'article de Stiglitz est important. Nous en retiendrons les extraits suivants : "The basic principles underlying risk and insurance with symetric information have been well understood for the past two decades. One of Arrow's (1964) great contributions was to show that these, in themselves, require no significant alteration in basic competitive analysis. This is no longer true, however, when we combine the problems of risk and insurance with assymetric information. Two major problems have been uncovered, referred to as "adverse selection" and "moral hazard". [These are not, of course, the only problems. There is a verifiability problem, i.e. ascertaining whether the insured contingency has actually occurred, and an enforceability problem, i.e. ensuring that the insurance company actually fulfills its contracts". (Stiglitz, 1983, p.5n)] The first is concerned with imperfect information about the attributes of those who apply for insurance ; changing the terms of the insurance contract (the price, the co-insurance clause, the deductibility provisions) affects the mix of those who purchase insurance.[...] Moral hazard problems arise when there is imperfect information concerning the actions of these who purchase insurance, because those actions cannot be perfectly monitored and the insurance contract cannot specify all of the actions which the insured is to undertake" (Ibid., p.5) "This, then, is the fundamental conflict : the more and better insurance that is provided against some contingency, the less incentive individuals have to avoid the insured event, because the less they bear the full consequences of their actions".(Ibid., p.6) "With perfect information (as was implicitly assumed in the earlier implicit contracts literature) there is no distorsion associated with these insurance contracts ; but with imperfect information, these insurance contracts interfere with the efficient allocation of labor. When an individual's productivity fall, as a result of a decline in the demand for the product he produces, he does not have an incentive to seek employment elsewhere. See Arnott, Hosios, and Stiglitz (1980). Similarly, in labor markets in which specific training is important, in the absence of risk aversion an individual would pay for his own training, but would receive a wage commensurate with his marginal product (which would normally be high, because of the training). But this would imply that, if an individual turned out to be badly matched with a firm or if he had to leave for one of a variety of reasons, he would not be able to recoup his investment in his specific training. As a result, firms are induced to provide insurance ; to pay for a fraction of the costs of training, but at the same time to pay individuals less than their marginal product. But this again leads to incorrect incentives with respect to labor allocation : workers may leave when it may be socially inefficient for them to do so, since they are not receiving their true marginal product. See Arnott and Stiglitz (1981b)" (Ibid., pp.7-8) Pour l'histoire de la...
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