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Les cybermonnaies : un nouveau type de valeur?

Georges Lane Publié le 25 novembre 2019
7353 mots - Temps de lecture : 18 - 29 minutes
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A Paris, le 23 novembre 2019. 1. Introduction. Les « cryptomonnaies » ont été créées par des informaticiens fin décennie 2000 avec la première d’entre elles dénommée « bitcoin » (2008). Il y a cent ans, comme on le rappellera ci-dessous (section 4), ce qu’on dénomme « monnaie » (en abrégé, CQDM) était encore un ensemble de formes d’état de la matière solide (pièces de monnaie en métal, coupures de billets en papier et comptes bancaires), peu réglementé par les hommes de l’état, toutes proportions gardées, pour permettre aux gens des échanges de propriété à coût amoindri. Tout a changé à partir de la décennie 1930 avec la multiplication, sans raison , des réglementations par les hommes de l’état, nationalement et internationalement. Les économistes sont peu loquaces sur la « transformation », on ne peut que s’en étonner. En particulier, le coût des échanges amoindri hier par les gens, grâce à CQDM, a été purement et simplement oublié. Malheureusement, l’inculture des informaticiens sur le sujet est exemplaire et ne peut qu’avoir des conséquences préjudiciables sur le développement des cryptomonnaies. Le phénomène des « cryptomonnaies » bringuebale aujourd’hui avec la notion d’ « information ». A une époque où la notion d’« information », inconnue il y a deux siècles, envahit les discours, on peut s’interroger sur ce qu’en dit l’économie politique. Dans la décennie 1930, des économistes autrichiens (Hayek, 1933, 1937, 1945) s’y sont référés. Dans la décennie 1960, des économistes « mainstream » (Arrow 1962, Debreu 2001) l’ont assujettie aux canons de la « théorie de la valeur » du moment, supposés définitifs (comme « utilité marginale » et « quantité » de marchandises) et rien n’a semblé changer depuis lors. Entretemps, des physiciens l’ont imposée dans leur domaine avec, en particulier, les travaux de Claude Shannon mi XXème siècle …, ses succès et la création des ordinateurs. Les domaines de la cryptomonnaie et de l’information sont vastes, ils ont des points communs et des différences. Je me limiterai à l’un d’eux pour fixer là les idées : cryptomonnaie et information sont-elles des « valeurs » en propriété - à juxtaposer à la liste des « valeurs » antérieures, celles de la « théorie de la valeur » point de départ de l’économie politique pour beaucoup, ou - à expliquer seulement par ces dernières ? Pour répondre à la question, je vais mettre le doigt dans cette « théorie de la valeur » … dont la littérature sur le sujet est plus qu’abondante et m’en extraire. Je laisserai de côté la démarche marxiste de la « théorie de la pensée économique » qui y est la démarche traditionnelle et majoritaire. Je me limiterai à ce qu'ont écrit sur le sujet, au XIXème siècle, Frédéric Bastiat (1801-50) et Vilfredo Pareto (1848-1923) à cinquante ans d’intervalle puis, au XXème, Ludwig von Mises (1881-1973) (section 2). Curieusement, ni Bastiat ni Pareto n’ont parlé de « CQDM» ni du « prix des marchandises » comme « valeurs » dans leur recension de la « théorie de la valeur » … On ne peut que s’en étonner tant le public a l’habitude aujourd’hui de dénommer « valeur » le prix en monnaie d’une marchandise ... et tant des économistes s’attèlent à comprendre CQDM. Ils n’ont pas parlé non plus des « quasi matières » nouvellement découvertes au XIXème siècle, comme les phénomènes naturels d’ « onde » ou de « cycle » qu’avaient mises en évidence des chimistes ou des physiciens (en étudiant auparavant les notions de « lumière du Soleil’ ou de « sons » …) et qu’ont transposées certains économistes dans leur domaine (cycle de Kondratieff, etc.). Ni Bastiat ni Pareto n’ont parlé non plus, et pour cause, de la « quasi matière » nouvellement découverte au XXème siècle, … à savoir l’ « information » qu’avaient mise en évidence des chimistes ou des physiciens. Certains d’entre eux l’avaient déduite du phénomène naturel de l’« onde ». Faut-il voir dans l’ « information » - une « valeur » d’un ordre autre que la matière solide à juxtaposer aux « valeurs » existantes ou bien - une conséquence d’une des valeurs traditionnelles, par exemple, … de celles de Smith ? Voilà une grande question brièvement développée ci-dessous (section 3). Reste les cryptomonnaies. Une « cryptomonnaie » est une application informatique dont les propriétés juridiques des gens, transformées en partie à partir des « quasi monnaies » d’hier, peuvent être échangées entre les mêmes ou avec d’autres, volontairement, à leur convenance, étant donné la dénomination qui lui a été donnée. Une « cryptomonnaie » fait intervenir « données » ou « informations ». La notion d’« information » n’est pas toujours bien définie par les physiciens, ni celle de « données » avec quoi ils la confondent parfois (Abiteboul, 2012). D’un point de vue économique technique, les cryptomonnaies sont en droite ligne de CQDM au début du XXème siècle. Elle s’explique par la « théorie de la monnaie » des décennies 1960-70 où les économistes s’interrogeaient sur les coûts des échanges et les coûts de CQDM dans leur système monétaire théorique (en particulier, Perlman, 1971 ou Ulph et Ulph, 1975) (section 4). Reste que les informations et les cryptomonnaies ont en commun la difficulté pour chaque opérateur d’échange de définir des droits de propriété en question. Je laisserai de côté la question. 2. Un peu d’histoire sur la « théorie de la valeur ». Il y a soixante-dix ans précisément, Mises a publié un traité d’économie intitulé L’action humaine. Avec un tel titre, il s’opposait tacitement à la pensée économique majoritaire pour qui l’économie politique, la science économique, devait s’intéresser aux seuls « résultats de l’action humaine ». Cinquante ans auparavant, Pareto avait eu l’occasion d’y insister en assénant dans son Cours d’économie politique (dont sa théorie pure de moins de 100 pages), dès le départ, qu’il traiterait des seuls phénomènes résultant de l’action humaine. Pour leur part, Bastiat et Pareto avaient schématisé, à cinquante ans d’intervalle, la « théorie de la valeur » en des termes analogues qui méritaient attention sinon que Pareto a pu y inclure une partie de l’élargissement qu’il connaissait (section 2). Bastiat (1850) a pris pour point de départ les propos d’Adam Smith et ses considérations, apparemment de bon sens, sur la matérialité et la durée . Pareto (1896-97) a repris Bastiat (dont ses propos sur Smith) et complété ce qu’il avait écrit avec les notions, nouvelles alors, d’« ophélimité élémentaire/utilité marginale » et, surtout, de « résultat d’action humaine » . a. A partir de Frédéric Bastiat (1850). Dans un billet de mon blog de mars 2017 , j'ai eu l'occasion de faire apparaître que, près de cinquante ans avant les propos de Pareto dans son Cours, Bastiat avait eu l’occasion de faire le point sur le "principe de la valeur " en économie politique dans le livre intitulé Harmonies économiques (1850, chap.5), titre qui, lui-même, n’était qu’une façon tacite de parler des « résultats des actions humaines ». Selon Bastiat, la "valeur", c'était alors: - pour Adam Smith (1723-90), ce qui était dans la « matérialité » et la « durée » et donnait lieu aux objets matériels et services, - pour Henri Storch (1766-1835), un jugement, - pour Jean Baptiste Say (1767-1832), une utilité, - pour David Ricardo (1772-1823), un travail, - pour Nassau Senior (1790-1864), une rareté. Smith semble ne pas avoir fait de distinction entre la physique de la nature de son époque et les matières qu’il considérait en économie politique. Les propos de Smith ne doivent pas cacher - une analogie entre l’ « économie politique », nouvelle science alors, et la « mécanique », grande science physique du moment, sur la distinction faite par les savants entre la « matérialité » et la « durée », d’une part, et, - d’autre part, leurs conséquences directes, comme les notions de « vitesse » ou d’« accélération », ou indirectes, comme les notions de « quantité de mouvement », de « force » ou d’ « énergie »… Reste que Bastiat s'était posé la question suivante : … "Faut-il voir le principe de la valeur dans l'objet matériel et, de là, l'attribuer par analogie, aux services ?" Et Bastiat de répondre : … "Je dis que c'est tout le contraire, il faut le reconnaître dans les services et l'attribuer ensuite, si l'on veut, par métonymie, aux objets matériels." Storch avait mis l’accent sur le jugement de valeur de la personne sur la « matière » de type Smith. A sa façon, J.B. Say a été plus original en ciblant la notion de « matière » et en introduisant la notion d'« utilité » comme autre type de « valeur » qu’était celle-ci. On peut aussi regretter que Say ait été flou sur la notion de "service" (« produit » incorporel et non pas corporel, immatériel et non pas matériel) , l'autre type possible de « valeur » dans la perspective de Smith, diamétralement opposée à l'"objet matériel"… … "Qu’entendez-vous par l’utilité ? J’entends cette qualité qu’on certaines choses de pouvoir nous servir, de quelques manières que ce soit. Pourquoi l’utilité d’une chose fait- elle que cette chose a de la valeur ? Parce que l’utilité qu’elle a la rend désirable, et porte les hommes à faire un sacrifice pour la posséder. On ne donne rien pour ce qui n’est bon à rien : mais on donne une certaine quantité de choses que l’on possède (une certaine quantité de pièces d’argent, par exemple) pour obtenir la chose dont on éprouve le besoin. C’est ce qui fait sa valeur " (Say, op.cit., p. 12) Malheureusement, simultanément, il a considéré que l’objet matériel… était une qualité donnée à ce qui était cerné par l’esprit de la personne ... (cf. Say, 1815 et ce texte de novembre 2015). N’écrivit-il pas dans son Catéchisme (1815) : … "Comment donne-t-on de la valeur à un objet ? En lui donnant une utilité qu’il n’avait pas." (Say, op.cit., p. 10) On regrettera d’ailleurs que Say ait contribué à la confusion qui a consisté à mettre en regard ce qu’il a dénommé « valeur » et la notion de « produit » : … "Les choses auxquelles on a donné de la valeur ne prennent-elles pas un nom particulier? Quand on les considère sous le rapport de la possibilité qu’elles confèrent à leur possesseur d’acquérir d’autres choses en échange, on les appelle des valeurs ; quand on les considère sous le rapport de la quantité de besoins qu’elles peuvent satisfaire, on les appelle des produits." (Say, 1815, p. 14) Plus encore que la "valeur" - si on peut dire... -, l' « utilité » donnée par la personne faisait qu’elle était nécessairement subjective. Mais cela ne résolvait pas l’ambiguïté. Comme pour encadrer la notion de « valeur », Bastiat n’a pas hésité, pour sa part, à parler de l’« utilité générale » et de la décomposer en « utilité gratuite » et « utilité onéreuse », et de l’« utilité commune ». Peu a été écrit alors sur le sujet de l'utilité d'un service, peut-être est-ce à cause des difficultés de sa mesure en pratique et parce qu'il était difficile de donner une quantité concrète à un service... Ce florilège de Bastiat sur l’utilité de Say ne saurait cacher l'alternative ancienne à quoi il ne faisait pas référence et qui a été reprise, par exemple, par John Locke (1632-1704) entre « valeur d'usage » et « valeur d'échange ». Elle s’articulait sur les propos d’Aristote ou de saint Thomas d’Aquin sur le sujet de la « valeur » (cf. Gordon, 1964 ou Kauder, 1953). Pour sa part, Ricardo n'avait pas été original. Dans la droite ligne de Smith, de...
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