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Les intellectuels et le socialisme

Friedrich A. Hayek Extrait des Archives : publié le 07 mars 2012
8143 mots - Temps de lecture : 20 - 32 minutes
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Friedrich A. Hayek.

Publié en 1949 dans la University of Chicago Law Review, et republié en 1998 (avec une introduction) par The Institute of Economic Affairs (Rediscovered Riches No. 4) [L'idée de Hayek est que les idées jouent un rôle décisif dans la constitution des institutions, et que le pouvoir de l'élite consiste à pouvoir faire accepter des idées qui feront évoluer le monde. Il partage ce point de vue avec Rothbard, Mises et Keynes. Pour des analyses différentes le lecteur se rapportera avec profit (sans forcément les suivre) à la contribution de Norman Barry (qui estime que les gens agissent dans leurs intérêts et n'ont pas toujours besoin d'être guidés, bien ou mal, par les élites) dans "Hayek ‘Serfdom' revisited" édité par The Institute of Economic Affairs et au dernier livre de Jean-Jacques Rosa "Le second XXème siècle" (qui estime que l'évolution vers plus d'étatisme ou plus de libéralisme traduit une efficacité objective mais temporellement limitée des divers systèmes). NdT] I Dans tous les pays démocratiques, et aux États-Unis plus qu'ailleurs, une forte croyance prévaut selon laquelle l'influence des intellectuels sur la politique est négligeable. C'est certainement vrai du pouvoir des intellectuels d'influencer les décisions par leurs opinions particulières du moment et de leur capacité à modifier le vote populaire sur des questions où leurs vues diffèrent de celles des masses. Pourtant, sur de périodes quelque peu plus longues, ils n'ont probablement jamais influencé une aussi grande importance qu'aujourd'hui dans ces pays. Ce pouvoir, ils l'exercent en façonnant l'opinion publique. A la lumière de l'histoire récente, il est assez curieux que l'on n'ait pas encore reconnu plus généralement ce pouvoir décisif des marchands professionnels de seconde main du monde des idées. Le développement politique du monde occidental dans les cent dernières années fournit la démonstration la plus éclatante. Le socialisme n'a jamais et nulle part été un mouvement de la classe ouvrière. Ce n'est en aucun cas un remède évident contre le mal évident que les intérêts de cette classe vont nécessairement réclamer. C'est une construction de théoriciens, découlant de certaines tendances de la pensée abstraite dont, pendant longtemps, seuls les intellectuels étaient familiers ; et il fallut de grands efforts de la part des intellectuels pour persuader les classes ouvrières de l'adopter comme programme. Dans tous les pays qui se sont tournés vers le socialisme, la phase de développement durant laquelle le socialisme a eu une influence déterminante sur la politique a été précédée pendant de nombreuses années par une période où les idéaux socialistes ont dirigé les réflexions des intellectuels les plus actifs. En Allemagne, cette étape a été atteinte vers la fin du siècle dernier ; en Angleterre et en France à l'époque de la Première Guerre Mondiale. Pour l'observateur fortuit il semblerait que les États-Unis aient atteint cette phase après la Deuxième Guerre Mondiale et que l'attrait d'un système économique planifié et dirigé soit désormais aussi fort chez les intellectuels américains qu'il le fut chez leurs collègues allemands ou anglais. L'expérience suggère que, lorsque cette phase se produit, ce n'est plus qu'une question de temps avant que les idées des intellectuels gouvernent la politique. Le caractère du processus par lequel les idées des intellectuels influencent la politique de demain est donc bien plus qu'une question académique. Que nous voulions simplement prévoir ou que nous voulions influencer le cours des événements, c'est un facteur bien plus important qu'on ne le croit habituellement. Ce qui apparaît à l'observateur contemporain comme une bataille d'intérêts conflictuels a été en réalité décidée longtemps avant lors de confrontations d'idées confinées à des cercles restreints. Assez paradoxalement, cependant, les partis de gauche sont en général responsables pour la plus grande part de la croyance qui veut que ce soit la force numérique qui décide du résultat politique. En pratique ces mêmes partis ont cependant agi, régulièrement et avec succès, comme s'ils comprenaient la position clé des intellectuels. Que ce soit par volonté ou par la force des circonstances, ils ont toujours dirigé leurs efforts pour gagner le soutien de cette "élite" [en français dans le texte, NdT], alors que les groupes les plus conservateurs ont agi, régulièrement et sans succès, selon une idée plus naïve de la démocratie de masse et ont essayé généralement en vain de persuader l'électeur individuel. II Le terme "intellectuel", toutefois, ne donne pas immédiatement une image exacte de la grande classe à laquelle il se réfère. Le fait que nous ne disposions pas d'un meilleur nom pour décrire ce que nous avons appelé des marchands d'idées de seconde main n'est pas la moindre des raisons pour laquelle leur pouvoir n'est pas mieux compris. Même des personnes qui utilisent le mot "intellectuel" principalement comme un terme méprisant sont enclins à ne pas l'appliquer à des personnes qui accomplissent sans aucun doute cette fonction caractéristique. Cette fonction n'est ni celle du penseur original ni celle du savant ou de l'expert dans un domaine particulier de la pensée. L'intellectuel typique n'a besoin d'être ni l'un ni l'autre : il n'a pas besoin de posséder une connaissance spéciale quelconque, ni même d'être spécialement intelligent, pour jouer son rôle d'intermédiaire dans la diffusion des idées. Ce qui le qualifie pour ce travail est la vaste étendue de sujets sur lesquels il peut immédiatement parler et écrire, ainsi qu'une position ou des habitudes qui lui permettent de se familiariser avec les nouvelles idées avant ceux auxquels il s'adresse. Avant de dresser la liste des professions et activités qui font partie de cette classe, il est difficile de se rendre compte à quel point elle est nombreuse, à quel point l'étendue de ses activités augmente sans cesse dans la société moderne et à quel point nous en sommes devenus dépendants. Cette classe ne comprend pas seulement des journalistes, des enseignants, des ministres, des conférenciers, des publicitaires, des commentateurs de radio, des écrivains de fiction, des dessinateurs humoristiques et des artistes - qui sont peut-être tous passés maîtres dans la technique de transmission des idées mais qui ne sont le plus souvent que des amateurs en ce qui concerne la substance des idées qu'ils transmettent. Cette classe comprend aussi de nombreux professionnels et techniciens, comme des scientifiques et des médecins, qui, au travers de leurs rapports habituels avec le monde de l'écrit, véhiculent de nouvelles idées hors de leur propre domaine et qui, en raison de leur grande connaissance de leur spécialité, sont écoutés avec respect par la plupart des autres. Il y a peu de choses que l'homme ordinaire apprenne sur les événements ou les idées en dehors de la médiation de cette classe. Et hors de notre domaine de travail, nous sommes presque tous des hommes ordinaires et dépendons pour notre information et notre apprentissage de ceux qui ont fait un métier de se maintenir au courant des choses. Ce sont les intellectuels dans ce sens qui décident quelles idées et opinions doivent nous êtres enseignées, quels faits sont assez importants pour être donnés, sous quelle forme et de quel angle ils doivent être présentés. Il dépend principalement d'eux que nous apprenions les résultats des travaux d'un expert ou d'un penseur original. Le profane, peut-être, n'est pas pleinement conscient à quel point les réputations populaires des scientifiques et des savants sont faites par cette classe et sont inévitablement affectées par ses idées sur des sujets qui n'ont que peu à voir avec les mérites des véritables travaux. Il est particulièrement significatif pour notre problème que chaque spécialiste peut probablement donner plusieurs exemples dans son domaine de gens qui ont une réputation populaire non justifiée de grands scientifiques, uniquement parce qu'ils ont des idées politiques "progressistes". Mais j'attends encore un seul exemple où une telle pseudo-réputation scientifique a été faite pour des raisons politiques à un savant de tendances plus conservatrices. Cette création de réputations par les intellectuels est particulièrement importante dans les domaines où les résultats des études ne sont pas utilisés par d'autres spécialistes mais dépendent de la décision politique du public dans son ensemble. Il n'y a pas de meilleure illustration que l'attitude prise par les économistes professionnels dans l'évolution de doctrines comme le socialisme ou le protectionnisme. Il n'y a probablement jamais eu une majorité d'économistes, reconnus comme tels par leurs pairs, favorables au socialisme (ou au protectionnisme). Il est probablement même vrai qu'aucun autre groupe similaire d'étudiants ne contient une si grande proportion d'adversaires du socialisme (ou du protectionnisme) [Voir cependant le cas particulier de la France actuelle, analysé par Lemennicier, Marrot et Setbron : "L'originalité des économistes français" in Journal des économistes et des études humaines. Les étudiants en économie français et belges ne se différencient pas des autres étudiants (les professeurs ne connaissant pas l'économie et ne pouvant donc pas leur transmettre les bases). Cité dans Action et taxation, p. 330, de Lacoude et Sautet. NdT]. Le cas est encore plus significatif de nos jours, car il est désormais probable que c'est un intérêt précoce pour les plans socialistes de réforme qui a conduit les gens à choisir la profession d'économiste. Pourtant, ce ne sont pas les idées prédominantes des experts mais les idées d'une minorité, le plus souvent de réputation douteuse au sein de leur profession, qui ont été adoptées et diffusées par les intellectuels. L'influence envahissante des intellectuels dans la société contemporaine est encore renforcée par l'importance croissante de "l'organisation". Il est fréquent, mais probablement erroné, de croire que l'augmentation de l'organisation accroît l'influence de l'expert ou du spécialiste. Ceci peut être vrai de l'expert administrateur et organisateur, s'il existe de telles personnes, mais rarement de l'expert d'un domaine particulier de la connaissance. On augmente plutôt le pouvoir de la personne dont la connaissance générale est supposée la qualifier pour apprécier la déclaration d'un expert et pour juger entre les experts des différents domaines. Ce qui est important pour nous, cependant, est le fait que le savant qui devient président d'université, le scientifique qui prend la direction d'un institut ou d'une fondation, le spécialiste qui devient directeur ou fondateur actif d'une organisation servant une cause particulièrement, tous cessent rapidement d'être des savants ou des experts et deviennent des intellectuels au sens que nous avons donné, des gens qui jugent les problèmes non d'après des mérites spécifiques mais, de la manière caractéristique des intellectuels, uniquement à la lumière de certaines idées générales à la mode. Le nombre de telles institutions, qui engendrent des intellectuels et augmentent leurs pouvoirs, croît chaque jour. Presque tous les "experts" dans la simple technique d'acquisition de la connaissance sont, en ce qui concerne le sujet dont ils s'occupent, des intellectuels et non des experts. Au sens que nous donnons au terme, les intellectuels sont en fait un phénomène assez récent de l'histoire. Certes, personne ne regrette que l'éducation ait cessé d'être un privilège des classes possédantes, mais le fait que ces dernières ne soient plus les mieux instruites, ainsi que le fait que la plupart des gens qui ne doivent leur situation qu'à leur éducation générale ne possèdent pas l'expérience du fonctionnement du système économique (expérience donnée par l'administration de la propriété) , sont des points importants pour comprendre le rôle des intellectuels. Le Professeur Schumpeter, qui a consacré un chapitre éclairant de son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie à certains aspects de notre problème, a souligné à juste titre que c'est l'absence de responsabilité directe dans les affaires pratiques et l'absence consécutive d'une connaissance de première main qui distingue l'intellectuel typique des autres personnes qui exercent aussi un pouvoir dans le monde oral et écrit. Ce serait aller trop loin que d'examiner ici plus complètement le développement de cette classe, tout comme l'étrange affirmation, avancée par un de ses théoriciens, selon laquelle cette classe serait la seule dont les idées ne sont pas soumises à des intérêts économiques. Un des points importants qui devrait être examiné dans une telle discussion serait de savoir jusqu'à quel point la croissance de cette classe a pu être artificiellement stimulée par la loi du copyright [1]. III Il n'est pas surprenant que le véritable savant ou expert et l'homme d'affaires pratique méprisent l'intellectuel, ne soient pas enclins à reconnaître son pouvoir et éprouvent un ressentiment quand ils découvrent ce pouvoir. Individuellement, ils trouvent que les intellectuels sont pour la plupart des personnes qui ne comprennent aucune chose vraiment bien et dont le jugement sur les affaires qu'ils [les ...
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