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Souvenirs et réflexions sur l'âge de l'inflation

Jacques Rueff Extrait des Archives : publié le 12 septembre 2012
8151 mots - Temps de lecture : 20 - 32 minutes
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Jacques Rueff. (1896-1978)

Conférence prononcée au centre universitaire méditerranéen, à Nice, le 13 février 1956 Texte reproduit, comme chapitre I, dans L'Âge de l'inflation, Payot, 1963 (Collection "Études et documents Payot") Les politiques de stabilisation après la première guerre mondiale Une grande prudence s'impose à qui veut qualifier la période dans laquelle il vit. Une de mes filles m'en a donné le sentiment, en me rapportant une histoire qui courait, dans son collège, parmi ses condisciples. Elle raconte l'aventure d'un garçon qui passe son baccalauréat aux environs de l'an 2000. Il est interrogé sur l'histoire d'Hitler. Le petit n'en savait rien. Il rentre chez lui et son père lui demande : — Eh bien, es-tu satisfait ? "Non, dit le fils. On m'a demandé qui était Hitler et je n'en savais rien. Sais-tu, toi, qui était Hitler ?" Et le père répond : "Non, cela ne me dit rien." On cherche dans le Larousse de l'époque, le Larousse de l'an 200, et, à l'article Hitler, on trouve : "Hitler : chef de bande du temps de Staline." Ainsi, il y a deux ans, on pensait que notre époque serait "le temps de Staline". Eh, bien, malgré la réserve que devrait nous inspirer cette anecdote, je suis convaincu que, pour les historiens qui rechercheront les causes profondes de nos crises et de nos désordres, ainsi que du bouleversement de nos structures sociales, l'époque que nous avons vécue sera essentiellement celle de l'inflation. L'inflation a été le fond permanent du climat dans lequel j'ai acquis mon expérience économique. J'ai accédé à l'économie politique en 1921, au cours de ma deuxième année d'École Polytechnique. C'est là que se plaçaient les leçons de mon maître, Clément Colson. Dès cette époque, les réalités qui nous entouraient étaient marquées du sceau de l'inflation. On avait alors, sur la nature même du processus inflationniste, des idées assez sommaires. Actuellement, les jeunes, les étudiants, ne peuvent s'imaginer ce qu'eût été la stupeur de nos pères si on leur avait dit que l'unité monétaire dans laquelle ils accumulaient leurs modestes économies était susceptible de perdre une grande partie de sa valeur. Les dévaluations qui nous sont familières étaient pour eux proprement inconcevables. Aussi, dès la fin de la guerre de 1914, les gouvernements des pays belligérants ont tous affirmé, sans la moindre hésitation, le même désir : revenir au pair d'avant-guerre, ramener leur monnaie au statu quo ante. Je vous disais qu'on avait, à l'époque, des idées assez simplistes. On considérait que l'inflation, c'était l'augmentation de la quantité de monnaie en circulation. Alors tout était facile : pour revenir au niveau monétaire antérieur à la guerre, il suffisait de remonter la pente que l'on venait de descendre. La quantité de monnaie avait augmenté pendant la guerre ; on la diminuerait à un certain rythme et l'on serait sûr de revenir, au terme d'un nombre d'années facile à calculer, au pair d'avant-guerre. Aussi, dès la fin de la guerre, le gouvernement français fit voter une loi qui imposait au Trésor l'obligation de rembourser 2 milliards de francs par an à la Banque de France, au titre des avances que celle-ci avait consentie à l'État. Je montrerai tout à l'heure l'ignorance que révélait pareille politique, dont l'événement s'est joué, d'ailleurs, comme de tout ce qui est irréel. Elle reposait sur une conception profondément erronée du processus inflationniste. Mais l'idée qu'on en avait n'a évolué qu'avec une grande lenteur. C'est un domaine où la théorie ne suit que de loin la pratique. Encore ne la rejoint-elle pas toujours. Quoi qu'il en soit, tous les pays ont voulu, en 1919, revenir à la situation d'avant-guerre. L'Angleterre y a réussi la première. En 1925, elle a rétabli la convertibilité métallique de sa monnaie au niveau de 1914. Elle l'a fait assez facilement, car elle n'avait qu'un très petit chemin à parcourir, la livre sterling n'étant dépréciée que d'environ 10%. Mais si les prix anglais ont à peu près suivi le niveau de la monnaie, c'est-à-dire ont diminué dans la mesure où l'on augmentait la valeur de l'étalon monétaire, les salaires, qui se trouvaient immobilisés par des mécanismes complexes, où le niveau de l'assurance-chômage jouait un rôle important, n'ont pas suivi ou du moins ont cessé de suivre à partir de 1923, le niveau général des prix. Et l'Angleterre a connu, du fait de cette disparité entre mouvement de salaires et mouvement de prix, un chômage permanent sans précédent. De 1919 à 1940, elle n'a jamais eu moins d'un million de chômeurs. Le chômage permanent est un fait entièrement nouveau dans l'histoire, peut-être l'un des faits les plus importants, car il a amené l'opinion à douter de la valeur du régime économique dans lequel nous vivions ; il a provoqué un bouleversement profond dans la pensée économique et dans l'évolution politique. C'est le chômage permanent qui a engendré Hitler en Allemagne et Lord Keynes en Angleterre, deux événements bien différents, mais qui ont eu, l'un et l'autre, d'immenses conséquences. La France voulait revenir au pair d'avant-guerre, mais tout en le voulant, elle s'enfonçait chaque jour davantage dans un processus inflationniste, qui s'est poursuivi jusqu'en 1926. C'est à cette date, en effet, que M Poincaré a stabilisé le franc français, en fait, avant de le stabiliser légalement, en 1928, à une valeur qui était le cinquième de celle qu'il avait avant la guerre. L'événement a suscité de terribles discussions. Les jeunes ne savent pas combien l'éventualité de la stabilisation du franc à un niveau différent de celui de 1914 a bouleversé les esprits. Tout le monde voulait revenir à la parité d'avant-guerre. Il y avait une sorte de malséance à envisager une stabilisation à taux minoré, qui était l'équivalent des dévaluations de notre époque. Mon maître, M. Colson, que j'évoquais tout à l'heure, et qui était alors Vice-Président du Conseil d'État, faillit être révoqué parce qu'il s'était permis, sans une séance de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, de dire qu'il y avait peut-être lieu d'envisager la stabilisation à un niveau différent de celui d'avant-guerre. Quoi qu'il en soit, l'Angleterre et la France sont revenues, par des processus purement nationaux, à la convertibilité monétaire. Tous les autres pays d'Europe, sauf l'Allemagne, ont rétabli leur monnaie par les soins et sous les auspices du Comité Financier de la Société des Nations. C'est ainsi qu'entre 1925 et 1930, l4autriche, la Hongrie, l'Esthonie, la Bulgarie, la Grèce, Dantzig ont stabilisé leur monnaie. L'organisation de la grande dépression par le gold-exchange-standard Ce qui caractérise l'action technique du Comité Financier de la Société des Nations, c'est qu'elle a été fondée sur une recommandation formulée par la Conférence qui avait siégé à Gênes, en 1922, conférence internationale qui réunissait des chefs de gouvernements, des Ministres et des experts et qui, dans sa résolution 9, avait recommandé l'adoption d'une politique tendant "à l'économie dans l'usage de l'or, par le maintien de réserves sous forme de balances à l'étranger". Ce texte paraît obscur. Il n'en a pas moins eu des conséquences très précises. Antérieurement, les banques d'émission ne pouvaient compter dans leurs réserves que de l'or ou des créances libellées en monnaie nationale. la recommandation visant l'économie dans l'usage de l'or demandait aux Nations d'autoriser leurs banques d'émission respectives à garder également, dans leurs actifs, des devises payables en or, c'est-à-dire, en fait, des livres sterling et des dollars. Cette recommandation a été formulée unanimement par les experts et personne ne s'est rendu compte, à l'époque, qu'elle allait ébranler les bases de la civilisation occidentale. J'ai une grande méfiance pour les experts. J'ai souvent été considéré comme tel. Ce qui caractérise les experts, c'est qu'ils sont toujours experts en quelque chose, mais rarement dans le domaine où on les consulte. Le régime qui permet aux banques d'émission de garder des devises à l'étranger est appelé le "gold-exchange-standard". Il n'a pas de nom français, parce qu'il est essentiellement britannique de conception. Le "gold-exchange-standard" permet à la Banque de France, par exemple, quand elle reçoit des capitaux venant des États-Unis, de laisser en dépôt sur la place de New York les dollars qu'elle a achetés, au lieu de demander à New York l'or qu'ils représentent et de le faire entrer dans ses actifs. La différence paraît anodine. Elle a pourtant grandement atténué les vertus régulatrices du système monétaire. Dans le système du "gold-standard" qui, lui, a un nom français — c'est l'étalon-or —, quand des capitaux quittent un pays pour venir dans un autre, ils sortent du premier et y diminuent, de ce fait, la possibilité de crédit. Et quand ils entrent dans le second, ils y augmentent les possibilités de crédit. Dans le système du gold-exchange-standard, au contraire, les capitaux peuvent entrer dans un pays sans sortir de celui d'où ils viennent. La modification n'a pas grande importance quand il n'y a pas de grands mouvements de capitaux ; mais il y en eut, à cette époque, d'immenses, par suite du rétablissement de la confiance en l'Europe. Les capitaux qui, en masse, avaient quitté l'Allemagne, la France, même l'Angleterre, sont revenus, à partir de 1924, s'investir en Europe et notamment en Allemagne. Ce fut un immense reflux de disponibilités. Dans le système financier ancien, le retour des capitaux aurait suscité un déplacement d'or d'égal montant. Le métal aurait quitté les États-Unis pour venir en Europe, à moins qu'il ne fût resté "earmarked" au profit des nouveaux possesseurs. Dans tous les cas, il aurait été soustrait aux réserves de ceux qui le perdaient. Dans le système nouveau, rien de pareil. Les capitaux rapatriés entraient dans les réserves des pays auxquels ils étaient destinés, mais comme ceux-ci étaient en régime de gold-exchange-standard, les dits capitaux ne quittaient pas les États-Unis, parce que les banques qui les recevaient et les entraient dans leur bilan, où ils servaient de base de crédit, les laissaient en dépôt aux États-Unis ou en Angleterre, où ils continuaient à servir de base de crédit. Ce système a provoqué un véritable dédoublement des monnaies nationales. Par là il a été générateur d'une immense inflation, source de la grande vague de prospérité et d'expansion qui a soulevé le monde jusqu'en 1929. Je dois retenir votre attention sur ce point, parce qu'il est important que nous sachions pourquoi notre régime économique ne satisfait plus personne. Ses deux grandes tares sont, d'une part, d'avoir introduit le chômage anglais, c'est-à-dire d'avoir laissé un million d'hommes inemployés, en Angleterre, pendant vingt ans, et, d'autre part, d'avoir rendu possible cet effroyable drame que fut la crise de 1929, génératrice d'immenses misères. Or la gravité de la crise de 1929 est due tout entière au processus dont je viens de vous indiquer le principe. L'immenses reflux de capitaux vers l'Europe s'est accompagné, en effet, d'un véritable doublement des facultés de crédit dans le monde, donc d'une très large augmentation du volume du pouvoir d'achat disponible. Il a, de ce fait, provoqué le "boom" de 1928-1929, qui a porté le monde à des niveaux de prospérité extrêmes, puisque les facultés de demande étaient, par suite d'un phénomène de multiplication bien connu, beaucoup plus que doublées. Ainsi le frein que constituait le système monétaire avait été, non pas brisé, mais très largement distendu. Ce qu'oublient généralement les profanes, c'est que le système monétaire est essentiellement un système régulateur. On parle beaucoup de cybernétique dans le moment présent. Les mécanismes monétaires, comme la plupart des mécanismes économiques, sont des mécanismes de "feed back", des mécanismes régulateurs, qui tendent à maintenir des équilibres. Et dans la mesuré où l'on distend ces mécanismes, on peut s'écarter davantage des positions d'équilibre. C'est ce que nos experts de la conférence de Gênes n'avaient certainement pas compris. Et dès lors que les freins étaient distendus, on pouvait se livrer joyeusement à la grande vague de prospérité et d'inflation. Mais le jour où l'incident est survenu et a cristallisé, comme dans une solution sursaturée, les réactions individuelles, il a fallu revenir d'autant plus en arrière, dans la voie de la dépression, qu'on avait été plus avant dans la voie de l'expansion. Et cela a donné le "black friday" du marché de New York. Il a été, en 1929, le premier signe avertisseur de la grande crise mondiale, qui s'est répercutée, par ondes successives, dans tous les pays d'Europe et a provoqué la grande dépression, génératrice de plus de douleurs et de souffrances que tous les cataclysmes économiques qui l'avaient précédée. Elle a donné au monde l'impression qu'il y avait quelque chose d'irrémédiablement vicié dan...
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