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Il y a quatorze ans,
Raymond Barre, maire de Lyon et ancien Premier ministre, et Jacques Delors,
ancien président de la Commission européenne et ancien ministre
de l’économie et des finances, ont publié un texte
intitulé "Au-delà de l’euro." - sans points de
suspension -, avec leurs deux signatures, dans le quotidien Les Echos du 2 octobre
1997.
Le texte commençait par ces mots :
« Dans moins de cinq cents jours, l'euro sera une
réalité.
La volonté des gouvernements européens ne peut plus être
mise en doute.
Mais son avenir ne sera assuré que si les peuples européens ont
conscience de la portée de cette novation sans précédent
dans l'Histoire.
Faute de quoi nous risquerions d'en gaspiller les potentialités, voire
de compromettre son succès durable.
Le 1er janvier 1999, rien ne finit ; tout commence. »
"L'euro, novation sans précédent dans l'Histoire" ?
S'il y a bien une chose que n'est pas l'euro, c'est cela. L'euro est une
gigantesque réglementation, la dernière en date du XXème
siècle, lequel a été fécond en la matière,
sans relation d'aucune sorte avec l'innovation.(1)
Et l'expérience le prouve chaque jour qui passe ou presque.
En vérité, le texte
illustre à la fois le thème de l'émission de
Lumière 101 - e-radio - intitulée "Henri Poincaré (photographie ci-contre) :
leçons pour les économistes" qu'avec
François Guillaumat nous avons proposée récemment et ce
qu'a dénoncé l'émission : la prétention
fallacieuse de certains "à se situer au-delà..."
Rétrospectivement, étant donné ce qu'il énonce,
le texte confirme, sans l'avoir voulu, l'erreur qu'on commet à avoir
la prétention de se situer au-delà de la limite.
Que nous dit le texte ?
1. Quatre idées
fausses.
Dans un premier temps, il se veut corriger des idées ou propositions
fausses en ces termes :
« Or, aujourd'hui, de graves confusions persistent sur le sujet.
1) [a] Trop souvent, la réalisation des conditions nécessaires
à la mise en œuvre de la monnaie unique a conduit à donner
une présentation négative et « sacrificielle » de
celle-ci.
Elle nous entraînerait vers la déflation, la stagnation et le
chômage.
Or, avec ou sans le traité de Maastricht, la plupart des pays
européens auraient été contraints de reprendre la
maîtrise de leurs finances publiques.
Rappelons simplement que l'endettement public dans l'ensemble de l'Union
européenne était passé de 56,1 % du produit
intérieur brut en 1991 à 73,2 % en 1996.
Les Etats européens auront plus de facilité pour rembourser
leurs dettes avec la monnaie unique, car la réalisation de l'union
monétaire fera disparaître les primes de risque qui alourdissent
les taux d'intérêt dans les pays à monnaie fragile.
[b] Une autre idée fausse est que l'Europe aurait besoin, pour
conforter la reprise de son économie, d'un euro faible.
Or, un euro faible signifierait inéluctablement des taux
d'intérêt plus élevés, des importations plus
chères, donc un pouvoir d'achat moindre, c'est-à-dire des
conditions de croissance et d'emploi moins favorables.
L'euro doit s'affirmer d'emblée comme une monnaie solide dans laquelle
les Européens et le reste du monde peuvent avoir confiance, et ce
n'est qu'avec une telle monnaie que les banquiers centraux pourront, en toute
indépendance, définir une politique monétaire
adéquate.
La culture de stabilité désormais commune à tous les
pays candidats à la monnaie unique est la meilleure garantie d'une
croissance régulière et d'une amélioration du pouvoir
d'achat des citoyens, et d'abord des plus modestes d'entre eux.
[c] Une autre proposition à la mode, mais tout aussi absurde, consiste
à mettre en opposition la lutte pour l'emploi et les progrès de
l'Union européenne.
Certes, l'Europe est durement frappée par le chômage, dont le
niveau est deux à trois fois plus élevé que dans les
autres grands pays industrialisés, Etats-Unis et Japon.
Cela n'est pas le fait de la mise en œuvre du traité de
Maastricht, mais plutôt de l'insuffisance des réformes
structurelles rendues indispensables par l'accélération du
progrès technique et la mondialisation.
Compétitivité, stabilité, croissance et emploi sont
liés.
Ces réformes sont acceptables et rentables puisqu'au cours des cinq
dernières années
* six pays européens (Belgique, Danemark, Espagne, Irlande, Pays-Bas,
Royaume-Uni) ont réussi, chacun selon ses particularités,
à abaisser leur taux de chômage, tandis que
* neuf le voyaient s'aggraver, parmi lesquels - hélas ! - la France.
[d] La réalisation de l'euro ne met pas l'Europe à la torture.
L'euro n'est pas un sacrifice, c'est une chance.
Espoir de voir diminuer les taux d'intérêt.
Espoir de voir se développer les investissements et donc la
croissance.
Espoir de voir réduire le nombre d'emplois exposés aux risques
de change.
Si l'on considère
* que les pays membres de l'Union européenne réalisent entre
eux les deux tiers de leurs échanges extérieurs, et
* que ceux-ci représentent approximativement le quart de leur
activité,
l'unification monétaire ramène de 25 % à moins de 10 %
la proportion d'emplois qui peuvent être mise en cause par des
perturbations monétaires erratiques, du type de celles que l'Europe a
connues récemment avec le flottement des monnaies de plusieurs pays
membres de l'Union.
Enfin, la création de la monnaie unique ouvre, pour la première
fois depuis un demi-siècle, la possibilité d'établir des
relations monétaires ordonnées dans le monde.
L'euro, appuyé sur un vaste marché libre des capitaux en
Europe, pourra limiter la prédominance du dollar. »
Rétrospectivement, les quatre points méritent de ne pas
être oubliés.
Aujourd'hui, en effet, ce serait de l'humour que de dire que, dans la zone
euro, les relations monétaires sont ordonnées, il y a
compétitivité, stabilité, croissance, l'euro n'est pas
faible et les Etats remboursent aisément leurs dettes.
Un argument à quoi n'avaient pas pensé nos auteurs alors peut
même leur être juxtaposé, il les résume, il
consiste à dire :
"la situation économique serait pire dans la zone euro si l'euro
n'avait pas été mis en oeuvre."
On est toujours dans l'"au-delà". Certes,
l'au-delà et l'avenir ne doivent pas être confondus, ce ne sont
pas des mots synonymes, mais tout de même...
2. La conjecture de la
progression.
Dans un deuxième temps, le texte approfondit la conjecture qu'il a
esquissée dans le premier en ces termes :
« 2) La mise en place de l'euro doit permettre à l'Union
européenne de progresser tant sur le plan économique que sur le
plan politique.
A partir du moment où l'Union se dote d'une monnaie unique, elle
s'oblige à se considérer comme une entité
économique singulière.
Elle ne peut avoir, par exemple, une politique monétaire unique et des
politiques budgétaires non coordonnées.
C'est la justification du pacte de stabilité et de croissance.
Encore faudra-t-il s'intéresser,
* non seulement à la gestion budgétaire de chaque Etat,
* mais au budget consolidé de l'ensemble, qui, au sens des
dépenses publiques, représente aujourd'hui près de 50 %
du produit intérieur contre un tiers environ dans les années
60, au début de la Communauté.
Cela justifie une stricte application de l'article 103 du traité de
Maastricht, qui prévoit la coordination des politiques
économiques et fiscales ; les mécanismes existant devraient
être « davantage utilisés, et, si nécessaires,
développés » comme disent justement, dans une
déclaration récente, des dirigeants de la majorité
parlementaire en Allemagne.
Le prochain conseil européen à Luxembourg devra donc
préciser les modalités de coopération entre les
politiques économiques et sociales des Etats membres, comme cela a
déjà été fait pour le pacte de stabilité
budgétaire.
Dès lors qu'on s'interdit, avec une monnaie unique, de réagir
à des chocs économiques, financiers, sociaux ou politiques dans
un seul Etat membre par une manipulation monétaire, il faut
s'interroger sur le degré de solidarité que chacun doit
accepter pour contribuer au rétablissement de l'équilibre chez
l'un quelconque de ses partenaires.
Cela conduira à des arbitrages politiques, ce qui nécessite des
institutions capables de les rendre.
Au-delà du domaine économique et monétaire, les
institutions européennes doivent être réorganisées
pour permettre à la fois les progrès de l'intégration
politique et la réalisation de l'élargissement aux onze pays
actuellement candidats à nous rejoindre.
Il faudra, au lendemain de la mise en œuvre de l'union monétaire
(car dans l'Union européenne, on ne fait bien qu'une chose à la
fois), que les pays les plus sensibles à ces sujets prennent
rapidement - et avant l'élargissement - une nouvelle initiative comme
le chancelier Kohl et le président Mitterrand l'avaient fait au
lendemain de la chute du mur de Berlin, pour l'Union européenne
monétaire.
Les peuples le comprendront mieux car, avec des euros entre leurs mains, ils
détiendront pour la première fois un symbole concret de leur
appartenance à une nouvelle communauté.
Plus largement, ce serait une erreur de croire que la paix, la liberté
et la prospérité sont déjà acquises pour l'Europe
au XXIe siècle.
C'est une nouvelle étape de la construction européenne qui
commence avec la réalisation de l'Union économique et
monétaire.
Il faudra aller beaucoup plus loin que nous ne l'avons fait, par exemple dans
la mise en œuvre d'une politique de sécurité commune.
De même qu'avec l'euro, l'Europe rééquilibrera les
relations monétaires dans le monde, avec une défense commune
elle contribuera à consolider la paix au-delà de ses propres
frontières. »
Ah l'article 103
du traité de Maastricht, le pacte de
stabilité et de croissance !
Nos auteurs étaient vraiment "au-delà".
Si la page de l'Etat européen a été sinon tournée
en 2005, au moins mise de
côté, la question de la solidarité ou du
degré de solidarité est aujourd'hui brûlante et pourrait
bien brûler beaucoup l'espace économique ou politique que n'ont
pas brûlé les traités postérieurs à celui
de Maastricht.
3. La comète
"marché politique".
Dans un troisième temps, le texte fait des plans sur la comète
« marché politique »:
« 3) Dans cette nouvelle phase, les deux grandes familles
politiques qui dominent le continent européen, le socialisme
démocratique et le libéralisme social (si l'on y inclut la
démocratie chrétienne), devront agir de concert, comme ce fut
le cas jusqu'à maintenant.
N'est-ce pas, en France,
- un gouvernement socialiste qui a signé le traité de
Maastricht,
- un Parlement libéral qui l'a ratifié et
- le peuple français, consulté par référendum,
qui l'a accepté ?
C'est parce que l'Europe n'est exclusivement ni celle des libéraux, ni
celle des socialistes, ni celle des grands pays, ni celle des petits, ni
celle du Nord, ni celle du Sud, mais celle de tous, qu'elle existe
aujourd'hui.
Il faut préserver cette diversité en allant de l'avant.
Ne jamais donner le sentiment qu'un ou plusieurs membres prétendent
exercer une tutelle sur tous les autres.
C'est le meilleur legs qui peut être fait aux jeunes Européens.
Cela n'efface pas le fait que la France occupe une position
stratégique en Europe.
C'est elle qui, avec Robert Schuman en 1950, prit l'initiative d'associer six
pays européens dans une œuvre commune.
C’est elle qui, avec le général de Gaulle, a
consacré la réconciliation et l'entente entre l'Allemagne et la
France.
Notre pays n'assumerait pas ses responsabilités devant l'Histoire s'il
ne répondait pas aux appels pour une Europe plus unie comme viennent
de le faire des responsables allemands appartenant à la
majorité politique de ce pays.
La France doit être à l'avant-garde pour conduire la politique
européenne dans sa nouvelle étape, à partir de l'union
monétaire.
Celle-ci appelle une véritable union politique qui, dans le respect
des identités de chaque peuple, reste à construire.
Elle ne sera la reproduction d'aucune des fédérations
existantes, mais ce qui se fera - où ne se fera pas - dans les
dernières années de ce siècle et les premières du
suivant engagera l'Europe,- et notre pays en particulier pour un
siècle et davantage.
Rarement, dans la vie d'un peuple, nous aurons su avec autant de certitude
que notre destin dépend de nous et qu'il se joue en ce moment
précis.
Le temps n'est plus à l'incertitude et à l'hésitation.
C'est désormais celui de l'engagement et de la
détermination. »
Ce texte n'est-il pas un bijou ?
Ses auteurs se sont placés "au-delà de l'euro",
vraisemblablement en vertu des règles de la logique que condamnait
Henri Poincaré dans Science
et méthode et qu'ils respectent.
"Au-delà de l'euro" ne signifie pas "avenir de
l'euro", dira-t-on avec justesse. Ce qu'ils ont écrit ne
saurait donc être jugé rétrospectivement.
Mais cet "au-delà" comme tout "au-delà" est
lui-même "au-delà"...
Pourquoi avoir tenu
à en faire part ? Vanitas vanitatum ?
Reste - on l'a écrit ci-dessus - que certains avancent aujourd'hui que
la situation de la France serait pire si l'euro n'avait pas été
mis en oeuvre.
Pour proférer une telle fadaise, il faut soi-même se situer,
consciemment ou non, dans l'"au-delà de l'euro" et tenter
d'y faire tomber qui que ce soit à qui on s'adresse et qui lui est
"en deçà", dans la réalité de l'euro.
Puisse chacun ne pas se faire prendre dans les filets de la fadaise.
Effectivement :
C'est parce que l'Europe n'est exclusivement ni celle des libéraux, ni
celle des socialistes, ni celle des grands pays, ni celle des petits, ni
celle du Nord, ni celle du Sud, mais celle de tous [...]
donc celle de personne, qu'elle en est où elle se trouve.
(1) Cher lecteur, faites moi grâce de croire que je ne confonds pas
"novation" - mot employé par les auteurs - et
"innovation" - ce qu'est la "monnaie électronique" par
exemple .
Georges
Lane
Principes de science économique
Georges Lane enseigne
l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous
droits réservés par l’auteur
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