Ce
qui est arrivé aux règles de droit - c'est-à-dire leur bannissement du
raisonnement économique et l'introduction d'ersatz réglementaires - était
déjà survenu, bien avant aujourd'hui, à ce qu'on dénomme "monnaie"
de nos jours.
Tant l'économie politique que la science économique avaient laissé de côté la
monnaie définie tantôt comme moyen d'échange (voire comme fonctions de
diverse nature), tantôt comme marchandise.
Il reste que certains auteurs s'opposaient à la démarche au début du XXè siècle et proposaient des théories de la (quantité
de) monnaie, à leur façon.
Avec la nouvelle grande réglementation de la monnaie réglementée dans la
décennie 1930, à savoir l'interdiction de convertibilité des substituts de
monnaie bancaires dans une marchandise par les banques, ont vu le jour des
débats importants sur la (quantité de) monnaie.
Aujourd'hui, les monnaies n'existent plus.
Existent des "néants habillés en monnaie" - billets ou dépôts
bancaires - qui n'interdisent pas les échanges que choisissent d'avoir entre
eux les gens et permettent l'accord par des prix en monnaie.
Est-ce un bien ou un mal?
Je laisse de côté la question pour l'instant.
5. La confusion de la monnaie et de la crise économique.
Mais à cette occasion, des commentateurs en sont arrivés à confondre la
nouvelle réglementation et la "crise économique mondiale" et
l'accent a été mis sur cette dernière.
Jusqu'alors, selon beaucoup de commentateurs, à chaque grande crise économique
avait correspondu une transformation
- des modes d’intervention de l’État et, du même coup,
- des statistiques produites.
Soit dit en passant, les statistiques ne sont jamais qu'un domaine des
mathématiques.
La crise des années 1870-1890 avait conduit les États à réglementer le marché
du travail : l’emploi, les salaires, le chômage, les débuts de la protection
sociale étaient alors au centre des activités des organismes qu'étaient, en
France, de petits « bureaux de statistique ».
À partir des années 1930, devint légitime l’idée que l’État pouvait et devait
réguler l’équilibre global des marchés des biens et services, produits et
consommés.
La mise en oeuvre de cette nouvelle façon
- de penser la situation économique et
- d’agir sur elle
a été liée à l’institutionnalisation d’un langage de description de ce monde
et de ses fluctuations, à savoir celui de la comptabilité nationale (décennie
1940).
Alors qu’auparavant avaient, au mieux, été faites des estimations épisodiques
(en général dans un cadre universitaire) d’un « revenu national »,
l’élaboration régulière et désormais routinière de comptes nationaux,
effectuée dans un cadre administratif, va devenir une espèce de norme.
Cette institutionnalisation, résultat d’une décision politique, peut être datée
pour plusieurs grands pays.
Aux États-Unis, en 1932, le Sénat affecte Kuznets (venant du N.B.E.R., un
centre de recherche académique) au Département du commerce pour construire
des « estimations du revenu national » pour 1929-1931.
En Grande-Bretagne, le passage de travaux individuels à faibles moyens (ceux
de Clark dans les années 1930) vers une systématisation à grande échelle des
comptes nationaux (due à Stone) date de 1941 et est lié à l’effort de guerre
: la création du Central Statistical
Office par Churchill symbolise cette exceptionnelle concentration de
moyens.
Aux Pays-Bas, le premier modèle macro économétrique est construit et
utilisé par Tinbergen en 1936 ; puis, dans les années 1940, marquées par la
guerre en cours, l’occupation allemande et la reconstruction, un système de
comptabilité nationale est utilisé pour une gestion quasi dirigée, plutôt que
pour une modélisation économétrique, qui ne réapparaîtra que vers 1955 [Bogaard 1998].
Bogaard A. van den, 1998 : "Configuring the
Economy. The Emergence of a Modelling Practice in the Netherlands,
1920-1955", Thesis, University of Amsterdam.
Et la France
va connaître de grandes réformes institutionnelles et techniques, à partir de
la période 1940-1944, dont on n'est jamais sorti.
6. Les oublis actuels en France.
J'insisterai sur deux points ignorés ou oubliés qui me semblent
essentiels.
6.a. Premier point.
Il faut savoir que la première grande guerre (1914-1918) avait entraîné une
concentration et un accroissement de la production de statistiques
industrielles, notamment autour du cabinet du ministre de l’Armement de
l'époque, Albert Thomas, où travaillaient le mathématicien Emile Borel ainsi
que le sociologue et statisticien François Simiand.
Mais, dès 1919, cette concentration des activités statistiques a été
complètement interrompue, malgré les efforts de Simiand [Desrosières
2000, chap. 5].
- Desrosières A., 2000 : La politique des
grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte-Poche,
Paris.
En revanche, après la nouvelle grande guerre de 1939-1945, les conditions ont
été tout autres: cette fois, la concentration a été renforcée.
Ont été créés successivement divers organismes comme:
- en 1945, le Commissariat au Plan (Jean Monnet), l’Institut national
d’études démographiques (Alfred Sauvy) et l'organisation
de la Sécurité sociale (Pierre Laroque),
- en 1946, l’I.N.S.E.E. (Francis-Louis Closon), qui
reprend l’infrastructure du "service national des statistiques"
(S.N.S.), et
- en 1950, le service des études économiques et financières (S.E.E.F.) du
ministère des Finances, qui sera le creuset de la comptabilité nationale
française (Claude Gruson, sous la houlette de
François Bloch-Lainé).
C’est donc dans ces différents lieux qu'a été élaboré et utilisé un « langage
nouveau » de la gestion experte du "monde social", qui a prévalu
jusqu’aux années 1980 environ, et dont Monnet, Sauvy, Laroque, Closon, Bloch-Lainé et Gruson
ont été présentés comme les pères fondateurs.
À partir des années 1960, cette combinaison
- d’une interprétation « moderniste » du "monde social",
- d’une politique keynéso-planificatrice, et
- d’un langage statistique et comptable qui fournissait les indicateurs et
les tableaux de bord de celle-ci,
avait été souvent résumée par l’évocation du « triangle » formé par
- l’I.N.S.E.E.,
- le "Plan", et
- la "direction de la prévision" (D.P.) du ministère des Finances.
La D.P. avait été créée en 1965 par transformation du S.E.E.F., une partie de
celui-ci ayant été rattachée en 1961 à l’I.N.S.E.E. dont Gruson
devint alors le directeur.
Ainsi, le « triangle » naquit et s’est développé entre la fin des
années 1940 et le début des années 1960.
6.b. Second point.
L’institutionnalisation de la statistique économique en France entremêle
plusieurs fils différents que l’on peut, pour simplifier, faire remonter à la
"période de Viiiiiiichyyy", entre 1940 et
1944.
Auparavant, le petit bureau de la « Statistique générale de la France »
(S.G.F.) n’était pas parvenu à mettre en place une statistique industrielle
comme l’expliquait Alfred Sauvy [1972], membre de ce bureau de 1922 à 1945.
Cela fit au deuxième semestre de 1940 que furent créées deux institutions,
indépendantes l’une de l’autre, symbolisées par les
deux noms de Jean Bichelonne (1904-1944) et de René
Carmille (1886-1945).
La première était le « bureau de statistique » du ministère de la Production
industrielle, dépendant d’un ministre ultra-collaborateur, Bichelonne (polytechnicien du corps des Mines), qui
savait que sa statistique serait utilisée dans un projet d’organisation
économique « européenne » dirigée par l’Allemagne [Bloch-Lainé et Gruson 1996 ; Tooze 2001].
- Bloch-Lainé F., Gruson C., 1996 : Hauts
fonctionnaires sous l’occupation, Odile Jacob, Paris.
- Tooze A., 2001 : Statistics
and the German State, 1900-1945. The Making of Modern Economic Knowledge,
Cambridge University Press, Cambridge.
La seconde
était le «Service national des statistiques» (S.N.S.), créé par Carmille, un ingénieur militaire, à la fois, dans son
esprit, pour jeter les bases d’une organisation statistique de type nouveau
utilisant les moyens de la mécanographie moderne, et aussi pour reconstituer
des bureaux de mobilisation clandestins de l’armée, démantelés par
l’armistice de juin 1940 [1].
[1] L’histoire complexe du S.N.S. et du rôle de Carmille
est décrite notamment dans une thèse de Fabrice Bardet
[2000] sur l’histoire des directions régionales de l’Insee.
Et c'est ainsi que le maillage des statistiques en France, à l'initiative des
organismes d'Etat, a atteint un stade, à la fois, extraordinaire et
exceptionnel dont il faut absolument sortir.