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"Je
suis oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, vivent les rats", telle
est l'image à quoi m'a amené la lecture du dernier rapport de
la banque centrale européenne (B.C.E.).
Chaque
semaine, la B.C.E. publie en effet un bilan qui correspond à la
situation financière consolidée de l'Eurosystème,
dénommé aussi système européen des banques
centrales (S.E.B.C.), et qui laisse entendre que la B.C.E. et le
S.E.B.C. ne font qu'un, étant donnés les statuts de la
B.C.E. et ceux des autres banques centrales nationales à sa
merci depuis le 1er janvier 1999.
Mais, à l'occasion de la publication du rapport annuel
d'activité de la B.C.E., la belle unité n'apparaît plus
que de façade.
En voici un exemple.
I. L'émission
de billets en papier.
On peut lire dans le Rapport annuel
2009 d'activité de la B.C.E., pour l'année
2009:
"Les
billets en circulation.
La B.C.E. et les B.C.N. [pour banques centrales nationales], qui constituent
ensemble l’Eurosystème, émettent les billets de banque en
euros (5).
5) Décision B.C.E./2001/15 du 6 décembre 2001 relative à
l’émission des billets en euros, J.O. L. 337 du 20.12.2001, p.
52, modifiée
La valeur totale des billets en euros en circulation est répartie
entre les banques centrales de l’Eurosystème le dernier jour
ouvré de chaque mois, conformément à la clé de
répartition des billets (6).
6) La « clé de répartition des billets en euros » désigne
les pourcentages résultant de la prise en compte de la part de la
B.C.E. dans le total des billets en euros émis et de
l’application à la part des B.C.N. dans ce total d’une
clé de répartition identique à celle du capital
souscrit." (B.C.E., ibid.
p.227)
En d'autres
termes, le chiffre donné par le bilan de la B.C.E. en matière
de billets est arbitraire. Il est sans signification économique
ou presque .
Et il cache une "sacrée bureaucratie" dont la charge
comptable n'est pas évoquée et qui doit faire le calcul et les
manipulations y afférant.
Soit dit en passant, la B.C.E. a le monopole d'émission des billets en
papier.
Quelle est la clé
de répartition en question ?
Voici la réponse donnée p. 238 :
"Capital et réserves.
(a) Modification de
la clé de répartition du capital de la B.C.E.
Conformément à l’article 29 des statuts du S.E.B.C., les
parts des B.C.N. dans la clé de répartition pour la
souscription au capital de la B.C.E. sont pondérées en fonction
des parts de chacun des États membres concernés dans la
population et le P.I.B. de l’Union européenne, à
proportion égale, sur la base des données notifiées
à la B.C.E. par la Commission européenne.
Ces pondérations sont ajustées tous les cinq ans.
Le 1er janvier 2009, il a été procédé à
une deuxième modification de la clé de répartition du
capital depuis la mise en place de la B.C.E.
Conformément à la décision 2003/517/CE du Conseil du 15
juillet 2003 relative aux données statistiques devant servir à
adapter la clé de répartition pour la souscription au capital
de la Banque centrale européenne, les parts des B.C.N. dans cette
clé de répartition ont été modifiées le
1er janvier 2009 [...]"
D'où :
Tableau 1
Clé de répartition
du capital
à compter du 1er janvier 2009
(en %)
Banque nationale de
Belgique
2,4
Deutsche
Bundesbank
18,9
Central Bank and
Financial Services Authority of
Ireland
1,11
Banque de
Grèce
1,96
Banco de
España
8,30
Banque de
France
14,22
Banca
d’Italia
12,50
Banque centrale de Chypre
0,14
Banque centrale du Luxembourg
0,17
Central Bank of Malta
0,06
De Nederlandsche Bank
3,99
Oesterreichische Nationalbank
1,94
Banco de
Portugal
1,75
Banka
Slovenije
0,33
Národná banka
Slovenska
0,69
Suomen Pankki – Finlands
Bank
1,25
Sous-total pour les
B.C.N. de la zone euro : 69,79
Българска
народна
банка (Banque nationale de
Bulgarie)
0,87
Česká národní
banka
1,45
Danmarks Nationalbank
1,48
Eesti
Pank
0,18
Latvijas
Banka
0,28
Lietuvos
bankas
0,43
Magyar Nemzeti Bank
1,39
Narodowy Bank Polski
4,90
Banca Naţională a
României
2,46
Sveriges
Riksbank
2,26
Bank of
England
14,51
Sous-total pour les BCN
hors zone euro : 30,21
Total
100
Il s'ensuit la répartition suivante du capital libéré
(1442 millions d'euros) de la B.C.E. :
Tableau 2
Capital libéré
a/c du 1er janvier 2009
(en millions d'euros)
Bank national de
Belgique
139
Deutsche
Bundesbank
1 090
Central Bank and
Financial Services Authority of Ireland
64
Banque de
Grèce
113
Banco de
España
478
Banque de
France
819
Banca
d’Italia
719
Banque centrale de Chypre
7,8
Banque centrale du
Luxembourg
10,0
Central Bank of
Malta
3,6
De Nederlandsche
Bank
230
Oesterreichische
Nationalbank
111
Banco de
Portugal
101
Banka
Slovenije
18,9
Národná banka
Slovenska
39,9
Suomen Pankki – Finlands Bank
72,2
Sous-total pour les BCN
de la zone euro : 4
020
Lietuvos
bankas
1,7 (sur 24 souscrits)
Magyar Nemzeti
Bank
5,6 (sur 80)
Narodowy Bank
Polski
19,7 (sur 282)
Banca Naţională a României
9,9 (sur 142)
Sveriges
Riksbank
9,1 (sur 130)
Bank of England
58 (sur 836)
Sous-total pour les BCN
hors zone euro : 121
(sur 1740)
Total
4 142 (sur 5760)
Revenons aux billets en papier en circulation, la B.C.E. précise :
"La
part attribuée à la B.C.E. représente 8 % de la valeur
totale des billets en euros en circulation et figure au passif du bilan dans
le poste « Billets en circulation ».
La part allouée à la B.C.E. est adossée à des
créances sur les B.C.N.
Ces créances, qui sont rémunérées (7),
7) Décision B.C.E./2001/16 du 6 décembre 2001 concernant la
répartition du revenu monétaire des banques centrales
nationales des États membres participants à compter de
l’exercice 2002, J.O. L. 337 du 20.12.2001, p. 55, modifiée
figurent dans la sous-rubrique « Créances
intra-Eurosystème : créances relatives à la
répartition des billets en euros dans l’Eurosystème
» (cf. « Les soldes intra-SEBC/les soldes intra-Eurosystème
» dans les notes relatives aux règles et méthodes
comptables).
Les produits d’intérêt de ces créances sont inclus
dans le poste « Produit net d’intérêt ».
Ce revenu est dû intégralement aux B.C.N. au cours de
l’exercice même où il est dégagé, mais il
est distribué le deuxième jour ouvré de l’exercice
suivant (8).
8) Décision B.C.E./2005/11 du 17 novembre 2005 concernant la
distribution aux banques centrales des États membres participants du
revenu de la Banque centrale européenne relatif aux billets en euros
en circulation, J.O. L. 311 du 26.11.2005, p. 41
Il est intégralement réparti,
sauf si le bénéfice net de la B.C.E. pour l’exercice est
inférieur au revenu issu des billets en euros en circulation,
en tenant compte également de toute décision du Conseil des
gouverneurs d’en transférer une partie vers la provision pour
risque de change, de taux d’intérêt, de crédit et
de variation du cours de l’or,
et/ou sous réserve de toute décision du Conseil des gouverneurs
d’imputer les charges supportées par la B.C.E. à
l’occasion de l’émission et du traitement des billets en
euros. »
En pratique, le Rapport
annuel de la B.C.E. fait apparaître à la page 221
que la "valeur des billets en circulation" de la B.C.E. au 31
décembre 2009 se montait à :
€ 64,5 milliards
alors que le chiffre communiqué officiellement
le 6 janvier 2010 du montant - ou de la "valeur"... - des billets
en circulation du S.E.B.C., système européen des banques
centrales, s'élevait au 1er janvier 2010 à :
€ 806,5
milliards
Il convient de souligner en passant que ce chiffre fait partie des chiffres
communiqués officiellement, chaque semaine de l'année, par la
B.C.E. en relation avec la situation financière consolidée de
l'eurosystème.
On peut ainsi constater que le rapport de 8% est strictement
respecté. Cela est remarquable car les chiffres donnés ne
proviennent pas de la même source d'informations, mais de deux sources
différentes.
De ce point de vue, la B.C.E. montre bien "ses ailes" et laisse
imaginer à chacun l'emprise qu'elle peut avoir sur les B.C.N.
Pour sa part, la Banque de France, banque centrale de la France, fait
apparaître dans son Rapport annuel 2009 qu'en fin
d'année 2009, le montant total des billets en circulation de son
ressort s'élevait à (cf. p.119):
€ 147,6
milliards
qu'elle décompose en plusieurs rubriques dont les principales sont :
- le montant des billets mis en circulation par ses soins ;
€ 76,5
milliards
- et l'ajustement des billets alloués par l'eurosystème :
€ 74,6
milliards
Si on applique le coefficient de répartition de 14,22 (cf. tab. 1
ci-dessus qui correspond à la part de la Banque de France dans le
capital de la B.C.E.), le chiffre "réglementaire" qu'on
obtient s'avère inférieur au chiffre affiché de 147,6...
Est-ce à dire que la Banque de France "portait" plus de
billets qu'elle l'aurait du ?
Peu importe, vraisemblablement, une petite règle non dite doit
expliquer l'écart... car il y a plus important.
II. La
détention d'or.
Le même Rapport
annuel de la B.C.E. fait état p.229 que :
"Avoirs et créances en or.
Au 31 décembre 2009, la B.C.E. détenait 16 122 146 onces 10
d’or fin (17 156 546 onces en 2008). [une once est égale
à un peu plus de 31 grammes]
Cette diminution a résulté
(a) de ventes à hauteur de 1 141 248 onces d’or fin
effectuées conformément à l’accord sur les avoirs
en or des banques centrales entré en vigueur le 27 septembre 2004,
dont la B.C.E. est signataire, et
(b) du transfert par la Národná banka Slovenska à la BCE
de 106 848 onces d’or fin 11 lors de l’adoption de la monnaie
unique par la Slovaquie, conformément à l’article 30.1
des statuts du S.E.B.C.
La baisse de la valeur en euros de ces avoirs, qui a résulté de
ces opérations, a été plus que compensée par une
hausse significative du cours de l’or en 2009 (cf. « Les actifs
et passifs en or et devises » dans les notes relatives aux
règles et méthodes comptables)." (ibid.)
En pratique, le rapport fait apparaître que la B.C.E. détenait
au 31 décembre 2009 comme "avoirs et créances en or"
:
€ 12,4 milliards
pour une réserve de réévaluation figurant au passif de :
€
10,9 milliards
(réserve qui inclut une réserve de réévaluation
"or" de € 8,4 milliards, cf. p. 238),
alors que le chiffre
des
"avoirs et créances en or" du S.E.B.C. communiqué
officiellement le 6 janvier 2010 par la B.C.E. s'élevait au 1er
janvier 2010 à :
€ 267
milliards,
pour une réserve de réévaluation globale de
€ 220
milliards.
Pour sa part, le bilan de la Banque de France en fin d'année 2009 fait
apparaître que le montant des avoirs en or en sa possession
s'élevait à :
€ 60,0
milliards
(soit 2435 tonnes d'or et un peu plus de 20 % du même poste du
S.E.B.C.)
pour une réserve de réévaluation des réserves en
or - que le bilan précise appartenir ... à l'Etat de la France
(cf. p.121) - de :
€ 18,5
milliards.
III. La relation
entre l'émission de billets en papier et la détention d'or.
En d'autres termes, les "avoirs et créances en or" de la
B.C.E. ne sont pas dans la même proportion du total du S.E.B.C. que les
billets ou le capital.
Etant donnés les chiffres affichés, la proportion "d'avoir
et de créances en or" démontrée par le bilan de la
B.C.E. n'est pas de 8%, mais de 4,6%.
De fait, la proportion n'est pas fixée réglementairement, mais
laissée à la libre appréciation des banques centrales
nationales.
Comment interpréter les chiffres observables ? Par exemple, celui des
"avoirs en or" de la Banque de France : plus de 20% des avoirs en
or du S.E.B.C., plus de 5 fois ce que détient la B.C.E. ?
"Vivent les rats..."?
Pourquoi ce choix politique qui a consisté à fixer certaines
proportions et pas d'autres et sur quoi il n'y a eu aucun débat ? Car
c'est d'un choix de cette nature qu'il s'agit où l'arbitraire n'a
peut-être d'égal que l'ignorance de chacun.
Soit dit en passant, il y a un siècle, les billets en circulation dont
avaient reçu le monopole, de leurs législateurs nationaux
respectifs, un certain nombre de banques - on ne parlait pas trop à
l'époque de "banque centrale" -, ces billets étaient
librement convertibles en or. C'est la raison qui amène
aujourd'hui à mettre en regard "billets en circulation" et
"avoirs et créances en or" et qui fait que les banques
centrales ont encore à l'actif de leur compte de bilan ce dernier
poste, même si les hommes de l'Etat ont réussi au XXème
siècle le magistral coup de force de supprimer la
convertibilité des billets en papier en or aux conditions convenues
initialement.
Quelles conséquences, entre autres, en matière de politique
monétaire ?
Aucune information ni théorique, ni pratique, n'a été
donnée, à ma connaissance, jusqu'à présent sur
les réponses.
However, that is the question...
Georges Lane
Principes de science économique
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de
Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du
séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi
les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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