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A ma connaissance, n'est jamais
soulignée la véritable révolution étatique
qu’ont constitué successivement, d'abord, l’interdiction
de la convertibilité intérieure des « substituts de
monnaie bancaires » (billets et dépôts bancaires) en
monnaie – sous-entendu "monnaie-métal or ou argent",
en anglais « currency » -
à partir des décennies 1920 et 1930, puis, à partir des
années 1971-73, l’interdiction de leur convertibilité
extérieure.
On préfère, par exemple, évoquer la loi de Glass Steagall
sur les banques des Etats-Unis (1933), abrogée en 1999, bien qu'elle
soit étroitement liée à la loi sur l'interdiction de la
convertibilité du dollar des Etats-Unis en or. Ce texte avait
créé, en particulier, faut-il le rappeler, une
séparation légale entre les banques de dépôts et
les banques dites d’affaires ou d'investissement.
D'ailleurs, beaucoup de commentateurs ont jugé ces derniers temps que
l’abrogation, en 1999, de la loi Glass Steagall
avait été une cause déterminante de
l’ajustement financier mondial qui est devenu réalité
dans la décennie 2000.
Ils considèrent aussi que les situations budgétaires et
d’endettement terribles des Etats des pays de la zone euro sont une
conséquence directe de l'ajustement en question.
Les hommes de l'Etat ont en effet mené des politiques qui n’ont
pas, certes, respecté les engagements dont ils étaient
convenus, mais, à les en croire, elles ont permis d’adoucir le
choc.
Sans les politiques menées, des situations auraient été
insupportables selon leurs dires.
Pourquoi, bien sûr, s'abstenir de dire tout cela si des gens le croient
!
Ils critiquent ainsi la vision politique qui a motivé la
réforme de 1999.
Ils apprécient au contraire la vision politique qui avait
motivé la réforme de 1933 aux Etats-Unis sans s'y attarder.
Mais ils n’évoquent pas les autres réformes de 1933-34
aux Etats-Unis intimement liées en définitive à la
réforme bancaire, par exemple, l'interdiction de la
convertibilité intérieure du dollar en or et l'interdiction
pour les Américains de détenir de l'or aux Etats-Unis.
Pourtant, l’interdiction de la convertibilité a fait que les
« substituts de monnaie bancaires », véritables
formes de monnaies réglementées (les monnaies nationales), sont
devenus « substituts bancaires de rien »…
même si certains commentateurs les ont interprétés comme
des dettes des banques – vraisemblablement parce qu’ils restaient
inscrits au passif du bilan de la banque -.
Mais, soit dit en passant, les capitaux propres de la banque sont aussi
inscrits au passif du bilan et ceux-ci ne sont pas pris pour des dettes de la
banque ! Deux poids, deux mesures ?
Le fait est que la révolution étatique de l'interdiction de la
convertibilité des substituts de monnaie bancaires en monnaie a
été ignorée ou cachée.
Une preuve en est que certains évoquent aujourd'hui le
« retour à l’étalon or »… et
non pas une réaction à la révolution étatique qui
a emporté l'étalon-or. Je laisse de côté le débat entre partisans du retour à
l'étalon or et partisans des taux de change libres qui n'est plus
aujourd'hui d'actualité.
On ne s’étonnera jamais assez que cette révolution
étatique, en définitive feutrée, n’ait pas
suscité de remous dans l’opinion en dépit des
conséquences qu'on pouvait imaginer et que certains faisaient valoir
alors, qu'elle a eues et ce n'est pas fini.
Une chose est sûre en effet aujourd'hui : la révolution
étatique en question a déjà fait beaucoup de mal ou de
victimes et le mal empire d’ailleurs aujourd’hui sous nos yeux et
sur notre dos.
A ma connaissance, et curieusement, l’interdiction de la
convertibilité des substituts de monnaie bancaires en or n'a jamais
été dénommée « révolution
étatique ».
Pourtant, il n’y a pas d’autres mots à employer pour
caractériser ce qui s'est produit.
Pourquoi cette situation ? A qui le « crime »
profite-t-il ? Je réserverai la réponse à la
question à un billet futur pour m’intéresser dans
celui-ci à ce que l’interdiction de la convertibilité en
question cache.
A la racine de l’interdiction, il y a a priori une alternative
entre une décision des hommes de l'Etat fondée sur la science
de la monnaie du moment ou une décision non fondée sur
celle-ci.
Et il faut reconnaître que, fin XIXème siècle
début XXème siècle, la science de la monnaie
était sinon dans l’enfance, au moins baignait-elle le plus
souvent dans le marais de la rhétorique ou de la métaphore,
quand elle ne comportait pas de piètres nénuphars, je veux dire
des théories erronées et d'autres mal comprises.
A l'époque, la théorie de la quantité de monnaie -
dénommée par certains en français
« théorie quantitative de la monnaie » -
était exemplaire à cet égard.
Elle n’expliquait pas la quantité de monnaie comme son nom
prête à le croire…, mais le « niveau des
prix » ou le « pouvoir d’achat de la
monnaie », concepts qu’elle introduisait pour
l’occasion.
Elle expliquait aussi la variation du « niveau des
prix » ou de son inverse, le « pouvoir d’achat de
la monnaie », moyennant l’introduction d’un autre
concept, à savoir la « vitesse de circulation de la
monnaie ».
Reste que le « niveau des prix » ne doit pas cacher les
prix d’échange en monnaie des biens en propriété
convenus plus ou moins librement par les échangistes, dont il
procède après manipulation mathématique.
Soit dit en passant, ce point est important car, selon Pareto, quand les prix
sont libres, la monnaie est vraie, quand ils sont réglementés,
la monnaie est soit fiduciaire soit fausse.
Il s'ensuit donc des conséquences à ne pas négliger mais
à cerner et à prendre en considération. Ce que ne
faisait pas la théorie de la quantité de monnaie.
Reste aussi que les prix d’échange en monnaie des biens en
propriété ne sont rien d’autres que des quantités
de monnaie échangées par unité des objets ou services en
question – quoique passés sous silence - dans les
échanges.
En d’autres termes, le « niveau des prix » ou le
« pouvoir d’achat de la monnaie » cache une
quantité de monnaie échangée, i.e. qui a changé
de mains, à l’instant « t » et, si on se
place dans une période de temps "dt",
il cache une quantité de monnaie qui a changé de mains à
une certaine vitesse, toutes choses égales par ailleurs.
Telle est l'épine dorsale de la théorie de la quantité
de monnaie du début du XXème siècle à quoi on
peut opposer la Théorie de la
monnaie du crédit, titre du livre publié en
1912 et écrit par Ludwig von Mises, phare de
l'école de pensée économique dite
"autrichienne".
A l’occasion de la conférence 2001 de la "Société européenne
d’histoire de la pensée économique"
tenue à l'Université Technique de Darmstadt, David Laidler a donné une conférence sur «L'influence de la politique sur la pensée
économique» dans laquelle il apporte une
réponse à la question. C’est le dernier temps
intitulé "L'entre deux guerres" de son propos qui en
comporte quatre.
Selon Laidler, c'est le développement de la
pensée économique qui a influencé la politique
plutôt que le contraire.
Mais surtout, il note qu'il y a eu un changement de couleur politique de la
théorie de la quantité de monnaie et de la rivale qu'il lui
prête et qu'est la théorie de l'"Ecole de la banque"...
De "gauchiste" ou "populiste" au XIXème
siècle, la théorie quantitative est devenue
"droitiste" au XXème siècle, alors que l'"Ecole
de la banque" a suivi le chemin opposé.
J’ai traduit ce dernier temps du texte en français, le voici.
L'entre-deux guerres.
L'étalon-or international, dont la création au coup par coup
dans la décennie 1870 avait suscité la controverse sur le
bimétallisme, a survécu jusqu'au début de la
Première Guerre mondiale, mais pas à cause d'une victoire
intellectuelle de ses partisans.
C’est plutôt la découverte du procédé de
cyanuration qui l’a permis.
Celui-ci a en effet donné la capacité d’exploiter avec
économie les dépôts en or de l'Afrique du Sud
à partir du milieu de la décennie 1890.
Et, parallèlement aux découvertes d'or dans le Yukon à
peu près à la même époque, cela a suffi pour que
l’offre mondiale d'or monétaire croisse plus rapidement que la
production réelle.
Deux décennies de déflation ont pris fin, une inflation
modérée qui a persisté jusqu'en 1914 a commencé
et le bimétallisme a perdu sa principale raison politique.
Il est aussi intéressant de noter que les économistes
monétaires de premier rang de l'époque, Marshall, Fisher et
Wicksell, chacun à sa façon adepte de la théorie de la
quantité de monnaie ["théorie quantitative de la
monnaie" dans la terminologie française de certains, faut-il le
répéter], n’avaient soutenu aucune des parties de la
controverse sur le bimétallisme.
Tous les trois préconisaient la stabilité du niveau des prix
comme objectif politique, mais tous les trois pensaient qu'il était
possible d'améliorer à la fois les étalons or et
bimétallique pour y parvenir.19
19. Marshall (1887) était en faveur d’un symetallisme
complété par l'indexation largement volontaire des contrats des
marchés du travail et des capitaux, Fisher (1911) proposait
d'indexer la monnaie même par le biais de son régime du
dollar compensé, tandis que Wicksell (1898) proposait une monnaie
papier internationale dont la valeur serait stabilisée par les
mouvements de taux d'intérêt coordonnés entre les banques
centrales du monde.
J'ai discuté ces questions plus en détail dans Laidler (1991).
Ainsi, en dépit de l'échec de la cause bimétalliste
à quoi elle a été intimement associée, la
théorie de la quantité de monnaie est restée
associée avec scepticisme à la règle de la politique de
l’étalon-or, et donc à ce qu'il est juste d'appeler la
pensée «progressiste» de la politique économique.
Elle a continué à occuper une telle position après la
Première Guerre mondiale
C'est tout à fait évident, par exemple, dans le rôle bien
connu qu'elle a joué comme fondement intellectuel de la discussion de
Keynes, dans son livre intitulé Tract
sur la réforme monétaire, de la possibilité
de conflit entre la poursuite de la stabilité des prix
intérieurs et de la stabilité du taux de change et sa
préférence pour la première dans le cas où un
choix devrait devenir nécessaire.
Et une approche monétaire de l'analyse de la stabilité
macro-économique qui est partie de la théorie quantitative de
la monnaie a aussi sous-tendu les propositions moins radicales, mais
néanmoins nouvelles, de Hawtrey pour le rétablissement d'un étalon-or
international en vertu de quoi les mesures monétaires seraient
coordonnées entre les pays en vue de donner à la stabilisation
des prix, du revenu, de l'emploi la place de choix sur l’agenda
politique.20
20. Elles ont été énoncées dans les
résolutions de Gênes de 1923, mais n'aboutirent à rien.
Même si, en Europe, en particulier, la théorie de la
quantité de monnaie commençait à perdre du terrain
intellectuel dans la décennie 1920.
Quoique Wicksell (1898) eût pu avoir l'intention de ne pas faire plus
que prolonger la théorie quantitative pour faire face aux
réalités institutionnelles contemporaines quand il a
développé sa célèbre analyse du processus
“cumulatif”, l’effet à plus long terme de ses
efforts en économie monétaire a été de
déplacer son centre de gravité depuis la préoccupation
par excellence de la théorie quantitative, à savoir la relation
entre la monnaie et le niveau des prix, jusqu'à l'influence du taux
d'intérêt sur l'épargne et l'investissement, et donc
jusqu'à des questions sur l'allocation inter-temporelle des ressources.
Comme l’a souligné Leijonhufvud
(1981), ce thème devait devenir central à ce que nous appelons
aujourd'hui la macroéconomie de l'entre-deux guerres.
Et l'élément du travail de Wicksell qui s’est
révélé fondamental a été le
«modèle de l'économie de crédit pure» du
chapitre 9 de son livre Intérêts
et prix où les engagements bancaires s’ajustent de
façon endogène, même passivement, aux prix.
Aux mains des Autrichiens, comme Hayek, et de l’Ecole de Stockholm, le travail de
Wicksell est devenu le point de départ pour rivaliser avec les
analyses de la théorie pas même anti-quantitative des causes fondamentales
des fluctuations cycliques qui étaient associées à des
fins opposées du spectre politique.21
21. Pour une discussion sur les contributions de ces deux groupes et la
relation de leur travail à Wicksell, voir Laidler
(1999, chap 2 et 3).
Etait en train d’interagir avec cet élément dynamique
interne puissant du développement de la théorie
économique, de plus, le fait que, une fois que les hyperinflations
d’après guerre eurent pris fin, le chômage chroniquement
élevé est devenu la question politique fondamentale en Europe,
et par sa nature même de théorie du niveau des prix, la
théorie quantitative n’avait rien à dire de direct sur le
sujet.
Les sujets étaient quelque peu différents en économie
monétaire américaine.22
22. J'ai discuté du rôle de l'économie monétaire
américaine dans les années de l’entre deux-guerres, et sa
relation avec le développement de la macroéconomie, en
général, dans Laidler (1999, chap 9 et 10).
Pour analyser le développement de l’économie
monétaire américaine, Mehrling (1998)
a proposé une classification plus complexe que celle que j'adopte dans
cette section du présent texte, dans quoi les défenseurs de la
théorie quantitative et les positions de l'"Ecole de la
banque" sont subdivisés selon qu'ils appuyaient des règles
politiques ou la discrétion et / ou des approches de la politique
monétaire actives ou passives .
Je ne fais aucune critique à la taxonomie de Mehrling
en exprimant l'espoir que la plus simple adoptée ici est suffisante
pour le problème du présent chapitre.
Dans ce pays, la convertibilité en or avait été
maintenue pendant la guerre et la décennie1920 a été,
dans l'ensemble, une décennie de prospérité.
Il y a eu aussi un manque relatif d'intérêt explicite pour les
questions d’allocation inter temporelle en général et une
lenteur pour apprécier l'importance des idées de Wicksell, en
particulier, parmi les économistes américains du courant de
pensée économique majoritaire.
Après la controverse sur le bimétallisme, leurs discussions
avaient porté sur les questions de la banque centrale, et le
système de la Réserve fédérale avait
été créé en 1913.
Il était assez naturel, alors, que la décennie1920 trouve des
économistes monétaires américains débattant du
rôle de cette nouvelle institution et que la théorie quantitative
joue un rôle dans leurs discussions.
En outre, à son apparition après 1929, la Grande
Dépression américaine a semblé, à la plupart des
observateurs américains, ressembler à un retournement cyclique
particulièrement mauvais, et les théories monétaires du
cycle dont la théorie quantitative formait un élément
clé, sans parler des remèdes politiques qui en
découlaient, ont figuré en première place dans la
littérature qu’elle a suscitée.
Dans l'ensemble, cependant, même si la théorie quantitative
n'était pas encore associée à des causes conservatrices
aux Etats-Unis, ses liens avec la gauche radicale qui avaient
été si étroits dans les décennies 1880 et
1890, avaient été affaiblis.
C'est parce que les frontières dans la science économique et la
science politique américaines avaient varié.
La théorie quantitative a continué à occuper une place
importante dans la théorie monétaire néoclassique, mais
en Amérique dans la décennie 1920, l'économie
néoclassique a été contestée par la gauche par
l'institutionnalisme, en particulier par la version radicale de celui-ci
élaborée à l'origine et diffusée par Thorstein Veblen (par exemple, 1904) et plus tard par des
défenseurs de la planification économique tels que Rexford Tugwell (par exemple Tugwell, Munro et Stryker, 1925).
Dans le domaine monétaire, en outre, le "sous consommationnisme"
de Foster et Catchings (par exemple 1923) avait
pris la relève comme fondement intellectuel
préféré des propositions de politique inflationniste 23
23. Il est intéressant de noter que le livre de Paul Douglas de 1932 La venue d'un Nouveau Parti
recouvrait à la fois les arguments de la planification et du
"sous consommationnisme" pour
l’expansion monétaire et budgétaire.
Je soupçonne que le livre de Simons (1934)
intitulé Un programme
positif pour le Laissez Faire doit être lu comme une
attaque de Douglas quoique je n'ai pas de preuve directe pour soutenir cette
conjecture.
Comparé à ces doctrines, même à la campagne
politique fondée sur la théorie de la quantité de monnaie
de Irving Fisher pour assujettir le système de Réserve
fédéral à une obligation votée de
stabilité des prix, seul le soutien de Allyn Young à la politique de
stabilisation soigneusement activiste fondée sur sa propre adaptation
des idées de Hawtrey aux conditions américaines était
pour une bonne part au milieu
de la route.
Le mot “milieu" n'est pas utilisé à la
légère ici, cependant, car le corps même de la science
économique qui avait étayé le choix conservateur du
monométallisme-or dans la décennie 1890 avait aussi fourni une
grande partie de la base intellectuelle du Federal
Reserve Act de 1913, et il restait très influent
dans la décennie 1920 et au début de la décennie 1930,
pas moins au Conseil de la Réserve fédérale de
Washington.24
24. Notez que lorsque Mehrling (1997) a
discuté le travail de Young comme visant «un terrain de milieu
» dans l'économie monétaire, les deux extrêmes
qu'il avait à l'esprit étaient représentés par
les idées de la Banking School
du groupe conservateur et la théorie de la quantité de monnaie
de Fisher.
Du point de vue de l’analyse du développement des courants
rivaux dans ce qui allait devenir l'économie monétaire
néoclassique américaine, cette classification me paraît
être tout à fait appropriée, mais quand la base
économique des politiques inflationnistes et plus généralement
interventionnistes est l'objet de discussion, comme c’est le cas dans
ce chapitre , il est nécessaire de rappeler l'existence de
l'institutionnalisme radical et du "sous consommationnisme".
Le début de la décennie 1930 aux États-Unis est parfois
considéré comme un moment où les intérêts
financiers, soutenus par des économistes néoclassiques
influents s’opposaient à toutes les tentatives pour stabiliser
la «grande contraction », mais finalement ils ont
rencontré leur Némésis politique avec la venue de
l'administration Roosevelt et de son «New Deal».
Il s'agit, bien sûr, d’une simplification grossière des
événements, mais comme la plupart des simplifications de ce
genre, il y a un noyau de vérité qui existe derrière
elle.
Il y avait en effet beaucoup d'opposition à l'activisme politique de
la communauté financière au début de la décennie
1930, et elle a trouvé un soutien parmi les économistes.
Il ne s'agissait pas, cependant, des partisans néo-classiques de la
théorie quantitative, mais des partisans anti théorie
quantitative de l'étalon-or et de la doctrine des «Real
Bills » tels que Benjamin Anderson, Henry Parker Willis, et
même leur mentor Laughlin soi-même qui
est resté intellectuellement actif jusqu'à sa mort au
début de la décennie 1930s.25
25. Comme je l'ai noté dans Laidler (1999,
chap. 10), il existe une relation lâche entre les vues de ce groupe et
celles des «Autrichien» théoriciens basés à
la London School of Economics,
tels que Friedrich von Hayek (1931) et Lionel
Robbins (1934).
Toutefois, ces Américains ne disposaient pas de théorie bien
travaillée du cycle, profondément enracinée dans la
théorie du capital à partir de quoi les Autrichiens tiraient
leurs conclusions politiques.
Il est à noter en passant, ici, que Friedman (1974) a
montré du doigt le groupe de Londres en tant que représentants
d'une version atrophiée de la théorie quantitative à
quoi il opposait favorablement la version en circulation à Chicago
à l'époque.
Il est, bien sûr, tout à fait erroné d'attribuer
n'importe quelle forme ou sous forme de théorie quantitative à
ce groupe. Elles lui étaient totalement et explicitement
opposées.
Énonçant la position de ce groupe en 1933, Laughlin
a critiqué «les écrivains anglais d'aujourd'hui»
pour être
«empreint d'une forte croyance dans la théorie
quantitative» (p. 229).
Ici il a montré du doigt Keynes comme quelqu'un qui
« avait. . . poussé très loin son soutien à
l'inflation et à l'abandon de l'étalon-or anglais »(p.
231) 26
26. Mais il a excepté expressément TE Gregory, alors à
la London School of Economics,
qui a été profondément influencé par les
idées autrichiennes, sans être entièrement sous leur
influence.
Ce n’est peut-être pas une coïncidence que Gregory fût
une autorité sur les travaux de Thomas Tooke,
la figure de proue de la Banking School.
Je suis reconnaissant à Robert Leeson d'avoir
attiré mon attention sur Laughlin (1933)
à partir de quoi cette citation et d'autres utilisées ici sont
tirées.
Pour Laughlin, la dépression était le
résultat d'
"une orgie de crédit et d’hyperspeculation»
(p. 275)
et la reprise dépendait d'une relance de la
«production de biens commercialisables ce qui est la seule façon
de développer le pouvoir d'achat» (p. 273).
«En réalité, la demande provient d'autres biens avant que
la monnaie ou le crédit entre en scène» (p. 220)
et
“augmenter le moyen d'échange comme un remède quand il y
a moins de biens à échanger est stupide »(p. 285).
Ce point de vue de trop d'influence était contré par beaucoup,
sinon la plupart des économistes universitaires américains de
l'époque.
Le début de la décennie 1930 était un temps de large
soutien parmi eux aux politiques expansionnistes activistes monétaire,
et en vérité budgétaire, en grande partie fondée,
sinon directement sur la théorie quantitative, du moins sur une
analyse du cycle qui dérivait de cette doctrine.
Lauchlin Currie (1934)
a été l'un des défenseurs les plus cohérents de
ces mesures, et son analyse a été essentiellement hawtreyenne à ce stade, en donnant des vues sur
les causes et les remèdes de la Grande Contraction anticipant
largement celles ultérieures présentées par Friedman et
Schwartz (1963a ) 27
27. J'ai discuté les interconnexions en détail dans Laidler (1993).
Sa caractérisation de la place de la théorie quantitative dans
tout cela était la suivante:
dans le passé, un montant disproportionné d'importance a
été attaché aux variations de l'offre de monnaie.
En conséquence de l'abandon presque universel de la théorie
quantitative de la monnaie, cependant, il y a un danger que le balancier du
pendule aille trop loin dans la direction opposée de sorte que l'effet
des variations de l'offre de monnaie soit indûment minimisé (p.
3).
Currie était plus que juste un
théoricien quantitatif alors, il était aussi un critique
vigoureux et explicite de la doctrine des "Real Bills” en
général.
Plus précisément, il déplorait le rôle qu'elle
avait joué dans à la fois les politiques du système de
Réserve fédéral de 1927-28, qui visaient à
freiner l'offre de crédit bancaire à des fins spéculatives,
mais avait abouti à un ralentissement de la croissance
monétaire à quoi Currie attribuait
l'apparition de la contraction, et à la création de ce qu'il a
dénommé la passivité presque complète du
système par la suite.
Peu étonnant, alors, que son livre ait fait l'objet d'un rapport
cinglant de Anderson (dans le New
York Times Annalist, le 3 mai 1935) qui
commençait par voir dans Currie
«L'avocat sans concession d'une version extrêmement
étroite et inflexible de la théorie quantitative» (p.
662)
et en venait, entre autres choses, à le critiquer pour soutenir une
«[T] héorie opposée à
tous les principes acceptés de la banque» (p. 662),
pour afficher une
«incompréhension totale des développements des
années 1927-1929» (p. 662)
et une
«connaissance insuffisante des pratiques bancaires
réelles» (p. 670),
tout en faisant valoir
«le caractère fallacieux de la monnaie bon marché comme
un substitut au réajustement économique» (p. 670);
et ainsi de suite dans cette veine ..
Le point important à propos de Currie dans
le contexte de ce chapitre n’est pas seulement qu’il s'est
attiré une attaque d'Anderson pour avoir offert une critique de la
politique de la Réserve fédérale qui découlait
d'une version de la théorie quantitative, quoique beaucoup plus subtile
que celle dont Anderson l’a crédité.
Il est aussi que le travail a attiré l'attention de Jacob Viner de
l'Université de Chicago, qui a invité Currie
à rejoindre son "Freshman Brains Trust" à Washington, mettant ainsi en
mouvement une carrière qui le vit rapidement devenir conseiller
économique de Marriner Eccles au conseil
d'administration de la Réserve Fédérale, et ensuite du
président Roosevelt soi-même.
Dans la mesure où cette association avec les conseils intimes du
«New Deal» confère des pouvoirs progressifs sur une
théorie économique, la théorie quantitative en
était encore bien dotée au milieu de la décennie1930.
Le paysage de la politique économique et de la théorie
économique a, cependant, évolué rapidement à ce
moment, et cela a affecté bientôt la place de la théorie
quantitative dans le spectre politique.
Pour commencer, l'influence de Laughlin et de ses
associés s'est évanouie rapidement alors que la décennie
avançait.
Quant au pessimisme de la politique des théoriciens autrichiens du cycle
économique intellectuellement liée, quoique plus rigoureusement
fondée, il y avait peu de preneurs sur le marché intellectuel
des idées économiques qui impliquaient qu'une politique
d'attente de la dépression était la seule option viable.
Deuxièmement, alors que la crise continuait aux Etats-Unis, une
accumulation en cours de réserves libres dans le système
bancaire convainquit beaucoup qui auraient donné plus tôt une
place de choix à des mesures monétaires expansionnistes, qu'il
n'était plus vraisemblable qu'elles soient efficaces.
Les comparaisons à domicile de ces politiques qui consistaient
à «pousser sur un fil" devinrent à la les militants
politiques vers le côté financier.
Ici, il est significatif que Currie soi-même
ait été l'un des architectes des augmentations des ratios de
réserves obligatoires qui ont été institués en
1937 dans le but d'éponger les liquidités excédentaires
du système bancaire qui, il était à craindre, pouvaient
à une date ultérieure servir de base à une
création monétaire excessive et inflationniste.
Bien que Currie n'ait guère entretenu de
telles craintes, s'il n'avait pas conservé une certaine croyance
résiduelle dans une version de la théorie quantitative, il est
également clair qu'il était venu à croire que, en 1937, les
autorités monétaires ne conservaient plus le contrôle de
l'offre de monnaie, indépendamment des facteurs affectant la
demande.28
28. À ce stade, alors, l'interprétation de Currie
des facteurs monétaires dans la décennie 1930 diverge nettement
de celle de Friedman et Schwartz (1963a), car ils tenaient le ralentissement
de la croissance monétaire qui a suivi ces mesures responsable de la
forte contraction de l'économie en 1938.
Currie imputait cette contraction à un
resserrement par inadvertance de la politique budgétaire.
Mais d'autres tenants de la théorie quantitative y avaient
également renoncé avant 1937, plus que tous, cette bête
noire de Laughlin et de ses associés, John
Maynard Keynes.
Le Tract sur la
réforme monétaire (1923) avait reposé sur une
exposition banale et assez simple de la version cambridgienne de la
théorie quantitative, mais dans le Traité
de la monnaie (1930), son auteur avait cherché à
intégrer cette théorie à une analyse de l'influence wicksellienne du taux d'intérêt sur
l'épargne et l'investissement.
Bien que cet effort (pas tout à fait réussi, mais c'est une
autre histoire) ait laissé Keynes être un ardent
défenseur de la politique monétaire expansionniste
fondée sur les opérations d'open market
comme un remède au chômage, et donc comme un anathème
pour Laughlin et
al. comme toujours, la variable critique qu'il a cherché
à affecter n'était plus la quantité de monnaie, ni son
taux de croissance, mais plutôt le niveau du taux
d'intérêt à long terme.
En 1930, le point de vue de Keynes sur le mécanisme de transmission de
la politique monétaire a donc changé passant de tout ce qui
pouvait être associé à la théorie quantitative
à un mécanisme wicksellien dont les
liens critiques vont du taux bancaire au taux d'intérêt à
long terme et de là à la dépense d'investissement, avec
l'offre de monnaie s'ajustant passivement pour maintenir l'équilibre
avec sa demande.
Compte tenu des variations de la quantité totale de monnaie et du
niveau effectif du taux bancaire respectivement, c'est via ce dernier que la
modification ultime du pouvoir d'achat de la monnaie est
générée, si on regarde le problème de
façon dynamique.
L'ordre des événements n'est pas qu'une variation du taux
bancaire affecte le niveau des prix parce que, afin de rendre un nouveau taux
bancaire efficace, la quantité de monnaie doit être
modifiée.
C'est, plutôt, dans l'autre sens.
Une variation de la quantité de monnaie affecte le niveau des prix
dans le premier cas parce que. . . cela signifie un taux bancaire qui va
changer le taux d'intérêt du marché relativement au taux
naturel. . .
Si nous partons d'une position d'équilibre, alors - à condition
que les gains d'efficacité soient stables - la condition pour le
maintien de la stabilité des niveaux de prix est que le volume total
de monnaie varie de façon à ce que l'effet du volume
correspondant des prêts bancaires sur le taux d'intérêt du
marché soit de maintenir le volume des nouveaux investissements
à l'égalité avec l'épargne actuelle (1930, I, p.
197, italiques de Keynes).
Dennis Robertson (1931) a suggéré que Keynes traitait ici
d’une "situation de la poule et l'oeuf"
sans importance, mais ce n'est sûrement pas le cas.
Insister sur le taux d'intérêt et le volume des prêts
bancaires comme les variables critiques de la politique monétaire, et
traiter la quantité de monnaie comme s'ajustant passivement pour
valider leurs conséquences, c’est adopter exactement le point de
vue du fonctionnement de la politique monétaire qui apparaîtra
plus tard dans le rapport
Radcliffe, qui, comme je l'ai déjà noté,
pourrait avoir comme ascendance la position de la théorie
anti-quantitative de la Banking School et des monométallistes or des
décennies 1880 et 1890.
Étant donné les compétences antérieures de Keynes
comme théoricien quantitativiste, c'était un pas d'une grande
signification dans le développement de la pensée
monétaire, et un d’importance durable, que l'utilisation d'une
hypothèse de l'offre de monnaie exogène à certains points
de la Théorie
générale, néanmoins.29
29. Ce dernier pas est le plus remarquable dans la Théorie générale
où l'efficacité des réductions de salaire
monétaire est discutée comme une politique hypothétique
plutôt que pratique, et comme cela a souvent été
noté, les discussions sur le système monétaire brillent
par leur absence de Théorie générale.
C'est pourquoi je suis de ceux qui croient que, dans l'ensemble, le
traitement de ce sujet dans le Traité
n'était en aucune manière remplacé dans le livre plus
tard.
Et, il convient de le rappeler, le Comité Radcliffe a explicitement
invoqué les preuves de Richard Kahn comme l'immédiate
autorité de leur propre point de vue sur la question.
Et il convient de remarquer que la version de Keynes de cette théorie,
tout aussi sûrement que celle de Laughlin,
peut être attribuée à l'"Ecole de la banque",
cette fois par la voie de Wicksell qui, comme Laughlin,
avait été profondément influencé, mais dans un
sens très différent, par Thomas Tooke,
peut-être le représentant de premier plan des idées de l"Ecole de la banque" dans les décennies
1830 et 1840.
Maintenant, ce qui a été décrit ici a été
une migration de la droite politique vers la gauche de la part de la rivale
de la théorie de la quantité de monnaie, la doctrine de la
monnaie endogène de la l'"Ecole de la banque".
Les liens de cette idée avec la droite politique ont été
dérivés essentiellement de son affiliation à
l'étalon-or durant la controverse du bimétallisme, et ils ont
perduré dans la décennie 1930 dans la pensée
monétaire américaine.
La combinaison de l'endossement par Wicksell de ce qui revenait à la
monnaie endogène dans son modèle de l’
« économie de crédit pure», cependant,
parallèlement à son plaidoyer simultané en faveur des
monnaies dirigées inconvertibles, avait déjà mis cette
alliance sous tension dans la décennie 1890, et une rupture nette est
venue quand Keynes, qui avait toujours été sceptique sur
l'étalon-or, a adopté le point de vue wicksellien
en 1930 juste avant l'abandon de la convertibilité or par la Grande
Bretagne en 1931.
Même si l'histoire des associations politiques aux théories
monétaires qui changent dans la décennie 1930 renferme aussi un
voyage plus ou moins simultané vers la droite de la part de la
théorie quantitative.
Dans les années 1920, la théorie quantitative avait fourni les
fondements des campagnes d'Irving Fisher pour imposer, par une loi du
Congrès, une règle de stabilité des prix au
Système de Réserve fédérale.
Et avait été franchie une étape cruciale dans le passage
à droite de la théorie de la quantité de monnaie quand
cette idée de soumettre la politique monétaire à une
règle légiférée a été
adoptée par les membres du département d'économie de
l'Université de Chicago au début de la décennie 1930, et
en particulier par Henry Simons.30
30. Initialement Simons avait opté pour une
règle d'offre de monnaie constante, mais a changé pour une
règle de niveau des prix en 1936.
Son échec de se référer à Fisher comme un
exposant antérieur de cette idée dans le document
précédent n'était sûrement pas aussi condamnable
qu'il pourrait maintenant le sembler, pour la simple raison que le plaidoyer
de Fisher en sa faveur aurait été de notoriété
publique pour le lectorat visé de Simons.
L'association d'une "Tradition de Chicago” distincte de la
théorie quantitative dans la décennie1930, l'étanchéité
alléguée de cette tradition aux idées «
keynésienne » plus tard dans la décennie, ainsi que son
influence sur le monétarisme de Friedman, ont été
très débattues ces dernières années.
Il suffit d'indiquer ici simplement celles de mes vues sur ces questions qui
sont pertinentes à la discussion en cours:
il y en avait peu dans la manière de l'analyse positive qui
était unique à Chicago au début des années 1930;
la déclaration de Simons sur le cas d'une
règle de politique monétaire légiféré
comme faisant partie intégrante de son Programme positif pour le laissez-faire de1934
a cependant établi la théorie quantitative dans un contexte
idéologique nouveau et distinct et, enfin, le travail de Simons a été déterminant dans
l'élaboration des idées de l’école de Chicago
ultérieure dont le monétarisme de Friedman, est devenu en temps
voulu une composante importante.31
31.J'ai développé et défendu ces positions plus en
détail dans Laidler (1993, 1997 et 1999,
chap. 10).
Même s'il faut noter les caractéristiques populistes, par
opposition aux conservatrices dans le sens traditionnel du terme, du Programme de Simons (1934).
Il y en avait beaucoup qui auraient été un appel aux
progressistes de l'époque précédente, et qui
peut-être même auraient dérivé de leur ordre du
jour, mais qui manquaient du corps de doctrine à quoi le
monétarisme de Friedman sera plus tard associé.
Simons était favorable, par exemple,
à la poursuite vigoureuse des politiques antitrust, aussi bien
qu'à la redistribution sérieuse des revenus via un
système de transfert fiscal.32
32. Tobin (1981) a noté ces différences entre l'agenda de Simons et celui de Friedman.
Perry Mehrling a d'abord attiré mon
attention sur la relation du programme politique de Simons
aux idées populistes.
Je lui dois aussi la mise en garde que le populisme de Simons
devrait être explicitement distingué des versions tout à
fait plus sombres , même proto-fascistes, de cette doctrine,
associées, par exemple, aux semblables du Père Charles Coughlin. Ceux-ci ont attiré beaucoup de soutien
dans la décennie 1930. Reeve (1943) est une
source d'information utile sur ces sujets.
Et ce n'est pas pour mentionner le fait qu'un autre élément de
son Programme,
qui a trouvé son chemin dans le travail d'après-guerre de
Friedman, a été l’institution de réserves
obligatoires sur les dépôts bancaires transférables par
chèque à 100 pour cent, une mesure qui aurait eu pour effet de
transférer le privilège de créer de la monnaie des banques
au gouvernement, tout comme les progressistes antérieurs l'avaient
aussi préconisé.
Si l'agenda de Simons n'était plus classable
comme gauchiste dans la décennie1930 et par la suite, c'était
davantage car une grande partie de la gauche avait adopté depuis lors
des objectifs et des outils analytiques nouveaux que parce que Simons s’était opposé à toutes
les idées populistes à quoi la théorie quantitative
avait été associée quarante ans plus tôt.
On ne peut que regretter que Laidler ne mette pas
l'accent sur les décisions d'interdiction de la convertibilité
intérieure de substituts de monnaie bancaires en monnaie dans l'entre
deux guerres. On l'aura remarqué, il cite seulement celle de la
monnaie de l'Angleterre, mais c'est tout.
Dans ces conditions, j'ai tendance à admettre que les décisions
de ce type ne vont pas dans le sens de sa thèse, mais dans le sens
opposé : l'interdiction de la convertibilité des monnaies
réglementées n'était pas explicable
économiquement et cette décision des hommes de l'Etat a
influencé des économistes qui en ont fait, par la suite, des
théories jusqu'à aujourd'hui inclus visant à renforcer
sa prétendue pertinence.
Hélas, hélas ...
Georges Lane
Principes de science économique
Georges Lane enseigne
l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous
droits réservés par l’auteur
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