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Le "hasard
moral" est-il un anti-concept de la théorie
économique ?
Ce texte a été écrit en novembre 1993 pour
répondre à la question et revu en partie depuis lors avec un
addendum de novembre 1999 .
Introduction : deux
remarques préliminaires.
a)
Définition et vocabulaire.
"Pour ma part, je chéris l'aphorisme de Sussman :
'En mathématiques, les noms sont arbitraires.
Libre à chacun d'appeler un opérateur auto-adjoint un
'éléphant', et une décomposition spectrale une 'trompe'.
On peut alors démontrer un théorême suivant lequel
'tout éléphant a une trompe'.
Mais on n'a pas le droit de laisser croire que ce résultat a quelque
chose à voir avec de gros animaux gris". (Ekeland , 1984,
p.123)(1)
L'expression "risque de perte" recouvre en théorie
économique de nombreuses définitions.
Les trois plus grandes définitions sont le plus souvent
emmêlées :
- la première se réfère à l'objet même,
à l'avenir attendu incertain par le propriétaire ou le
responsable, condition de l'action humaine.
On envisage l'objet en question comme la propriété d'une
personne juridique physique ou morale ou comme sous sa responsabilité
(2) et on envisage qu'il pourrait être détérioré
ou endommagé ; le risque de perte désigne l'objet
lui-même, qualifié encore de "risqué": on le
dénommera risque de perte spécifique cette définition du
risque.
Il est échangeable à un prix en monnaie "positif" et
aux autres conditions ordinaires de marché ;
- la deuxième définition du risque de perte fait
référence à la perte (totale ou partielle), attendue
avec incertitude, de l'objet juridique et envisagée comme si elle
était un objet : c'est la perte de l'objet juridique qui peut
être objectivée, on la dénommera risque de perte
proprement dit (noté RPB) ; on verra que le RPB est
échangeable à un prix en monnaie "négatif" et
à des conditions de marché apparemment extraordinaires, sauf
quand l'assurance est disponible... : le prix en monnaie
"négatif" est alors la prime d'assurance ;
- la troisième définition du risque de perte fait
référence à la cause, attendue avec incertitude, de la
perte attendue, au "facteur de perte" (actions de la nature comme
tremblement de terre, maladie, accidents divers et variés, mais aussi
action humaine jugée volontaire ou involontaire, responsable ou
irresponsable...), au "facteur de risque" dans le langage des
assureurs : on dénommera risque de cause de perte cette
définition du risque de perte ; on verra que celui-ci n'est pas
échangeable.
Bref, tout objet juridique possédé (physique ou non,
matériel ou immatériel - comme diraient les économistes
-, corporel ou incorporel - comme diraient les juristes -) est, à lui
tout seul, un risque de perte spécifique (3).
La couverture ou garantie d'assurance que propose l'assureur aux
assurés a en ligne de mire le risque de perte proprement dit.
Tout phénomène dit "de perte" est en
vérité une cause - attendue avec incertitude - de perte d'une
objet juridique.
Cette définition du risque de perte est parfois en ligne de mire de
l'assureur. On
aura l'occasion de revenir sur ce dernier point étant entendu que :
"The general principle is the difficulty of distinguishing between a
state of nature and a decision by the insured." (Arrow, 1962,
p.145) (4)
ou que :
"Moreover, accidents and acts of nature often are not easily
distinguished from intentional harmful actions, for these can be disguised
and innocence vigorously proclaimed" (Becker, 1981, p.189) (5)
Il convient d'avoir présent à l'esprit ces définitions
et de préciser, chaque fois que nécessaire, celle qu'on
envisage.
b) Mesure.
"Mesurer exactement un objet fuyant ou indéterminé [disons
pour notre part non défini], mesurer exactement un objet fixe et bien
déterminé avec un instrument grossier, voilà deux types
d'occupation vaines que rejette de prime abord la discipline
scientifique" (Bachelard, 1972, p.213) (6).
Il convient de ne pas confondre les définitions
précédentes "du" risque de perte avec les mesures
habituelles d'icelui.
Parler de grandeurs mesurées sans avoir défini au
préalable la réalité qu'elles recouvrent et sans
être clair ou au fait de la méthode de mesure, c'est tomber dans
le travers à quoi fait référence Bachelard.
La probabilité, à quoi est si souvent assimilé, sans
détour, "le" risque, n'est qu'une (unité de) mesure
possible du risque - dans ce cas, non défini -, qui procède
d'une théorie de la mesure (7). Ce n'est pas une définition du
risque.
La probabilité est au risque ce qu'est, par exemple, le mètre,
l'année-lumière ou le micron, à la longueur ou à
la distance en physique...Avant d'être une table de deux mètres
de haut, la réalité est une table, c'est-à-dire une chose.
Avant d'être un risque de perte de probabilité 5 %, la
réalité est une perte, attendue avec incertitude par l'individu
propriétaire ou responsable, d'un objet en propriété ou
en responsabilité, une responsabilité de perte ou la cause,
attendue avec incertitude, d'une perte indéterminée... La
probabilité est certes une notion disponible pour l'économiste
omniscient ou qui sait mieux que ... quiconque ou est mieux informé
car il vit au pays d'Alice, celui des Merveilles...
Au contraire, l'économiste, qui se sait non omniscient, doit bannir le
terme de son vocabulaire dans un raisonnement littéraire, surtout s'il
se refuse à effectuer les calculs à quoi elles ouvrent la voie.
Il doit préférer la responsabilité de la perte à
la probabilité de la perte.
I. Du "hasard
moral".
1. Le
"hasard moral" (8) est une notion non définie.
Il y a tellement de définitions du "hasard moral" qu'on peut
considérer que l'expression n'a pas de définition.
Par exemple, Buchanan(1964) (9) définit le "hasard moral"
comme
"...every deviation from correct human behavior that may pose a problem
for an insurer".(cf. Doherty, 1976, pp.12-13) (10)
Pauly (1968) (11) met l'accent
"[non sur la] perfidie morale, mais sur le comportement
économique rationnel".(Doherty, op.cit.)
Mehr
et Commack (1966) (12) ou William et Heinz (1964) (13) distinguent entre le
"hasard moral" qui
"..is a subjective characteristic of the insured that increases the
probability of loss" (Doherty, op.cit.)
et qui
"...arises when insured create a loss to collect their insurance
policies" (Doherty, op.cit.)
et le "risque de morale" qui
"...is presented by the ordinary insured who does not seek to protect
his property or who is careless because he is insured" (Doherty,
op.cit.)
Depuis
qu'elle a été forgée par des économistes, la
notion de hasard moral a donc été conçue en relation
avec le marché de l'assurance, mais tantôt du point de vue de
l'assureur, tantôt de celui de l'assuré :
"The effect of market insurance on the demand for self-protection has
generally been called 'moral hazard'. In particular,
moral hazard refers to an alleged deterrent effect of market insurance on
self-protection" (Ehrlich et Becker, 1972, p.641) (14)
ou bien :
"In the private insurance industry it has been known for a long time
that the incidence of a certain hazard is greater when its victims are
insured against losses from it than when they are not. This phenomenon is
considered to be due to the operation of 'moral hazard' and may be described
more generally and precisely with the help of Figure..." (Grubel et
Walker, 1978, p.2) (15)
En vérité, dès lors qu'on a une certaine intimité
avec le marché de l'assurance et qu'on veut à tout prix
employer l'expression, on peut dire qu'il y a "hasard moral" quand
l'assureur s'attend, avec incertitude, à ce que l'individu change de
comportement une fois assuré par ses soins contre un risque de perte.
Sous ce prétexte :
- il va abandonner des préventions-précautions-protections dont
il supportait le coût ;
- il va prendre (davantage) de risques (nouveaux) qu'il n'osait pas prendre ;
- il va s'enrichir en cas de réalisation du risque (i.e. en cas de
sinistre).
Des économistes expliquent en effet que certains individus font courir
un risque de perte particulier à l'assureur en raison du comportement
qu'ils adoptent une fois assurés contre un risque de perte
donné, à savoir :
- ils ourdissent des actions à son détriment, le contrat
signé, malgré les engagements qu'ils ont pris à son
égard par contrat et signent qu'ils respecteront, et
- l'assureur devra en supporter les conséquences néfastes,
voire catastrophiques.
Dans ces conditions, le "hasard moral" est à envisager comme
un risque de perte de type C et non pas comme un risque de type A ou B.
L'expression est significative eu égard au fait qu'on ne sait la forme
précise que prend le facteur de risque qu'elle désigne.
2. Le
"hasard moral" est une notion fondée sur une
hypothèse implicite .
L'hypothèse est que l'assuré est un indélicat en
puissance, un délinquant potentiel ou encore un irresponsable :
"Les exemples sont multiples :
- assuré tous risques pour son automobile, on évitera moins les
petits accrochages et on n'achètera pas un auto-radio extractible ;
- assuré contre l'incendie, on prendra moins de précautions que
si on ne l'état pas ;
- sachant ses malades remboursés à 100 %, un médecin ne
craindra pas leur courroux, au contraire, s'il prescrit une longue liste de
médicaments ;
- s'il se sait indemnisé immédiatement et complètement,
un salarié peu intéressé par son travail sera tenté
de prolonger son congé de maladie ;
- s'il est bien couvert par l'assurance-chômage, un chômeur se
montrera plus exigeant quant aux propositions d'emplois qui lui seront faites
et donc il restera plus longtemps à la recherche d'un emploi. Tous ces
comportements accroîtront les dépenses des organismes sociaux
concernés." (Ray, Dupuy et Gazier, 1988, p.27) (16)
3. Remarques.
a) Remarquons en passant que si l'expression "hasard moral" est
appliquée à un "facteur de risque" RPC à quoi
l'assureur se considère exposé dans son activité,
à cause de la variation du comportement de l'individu, une fois
assuré, elle ne dénomme pas le RPC symétrique à
quoi l'assuré pourrait se considérer exposé à
cause de la variation du comportement de l'assureur, une fois le contrat en
poche !
b) Remarquons que, dans cette perspective, le hasard moral est un concept qui
est inscrit traditionnellement dans le seul cadre de la théorie de
l'assurance.
4. La théorie
du "hasard moral".
La théorie du "hasard moral" est une théorie économique
connue comme une théorie qui a été
développée à partir de la décennie 1960 et a
été rapidement riche de controverses (cf. par exemple,
Stiglitz, 1983 (17)).
L'article
de Stiglitz est important. Nous en retiendrons les extraits suivants :
"The basic principles underlying risk and insurance with symetric
information have been well understood for the past two decades.
One of Arrow's (1964) great contributions was to show that these, in
themselves, require no significant alteration in basic competitive analysis.
This is no longer true, however, when we combine the problems of risk and
insurance with assymetric information.
Two major problems have been uncovered, referred to as "adverse
selection" and "moral hazard".
[These are not, of
course, the only problems. There is a verifiability problem, i.e.
ascertaining whether the insured contingency has actually occurred, and an
enforceability problem, i.e. ensuring that the insurance company actually
fulfills its contracts". (Stiglitz, 1983, p.5n)]
The first is concerned with imperfect information about the attributes of
those who apply for insurance ; changing the terms of the insurance contract
(the price, the co-insurance clause, the deductibility provisions) affects
the mix of those who purchase insurance.[...]
Moral hazard problems arise when there is imperfect information concerning
the actions of these who purchase insurance, because those actions cannot be
perfectly monitored and the insurance contract cannot specify all of the
actions which the insured is to undertake" (Ibid., p.5)
"This, then, is the fundamental conflict : the more and better insurance
that is provided against some contingency, the less incentive individuals
have to avoid the insured event, because the less they bear the full consequences
of their actions".(Ibid., p.6)
"With perfect information (as was implicitly assumed in the earlier
implicit contracts literature) there is no distorsion associated with these
insurance contracts ; but with imperfect information, these insurance contracts
interfere with the efficient allocation of labor.
When an individual's productivity fall, as a result of a decline in the
demand for the product he produces, he does not have an incentive to seek
employment elsewhere. See Arnott, Hosios, and Stiglitz (1980).
Similarly, in labor markets in which specific training is important, in the
absence of risk aversion an individual would pay for his own training, but
would receive a wage commensurate with his marginal product (which would
normally be high, because of the training). But this would imply that, if an
individual turned out to be badly matched with a firm or if he had to leave
for one of a variety of reasons, he would not be able to recoup his
investment in his specific training.
As a result, firms are induced to provide insurance ; to pay for a fraction
of the costs of training, but at the same time to pay individuals less than
their marginal product. But this again leads to incorrect incentives with
respect to labor allocation : workers may leave when it may be socially
inefficient for them to do so, since they are not receiving their true
marginal product. See
Arnott and Stiglitz (1981b)" (Ibid., pp.7-8)
Pour l'histoire de la discussion de la notion, il convient de se reporter aux
textes dont les références sont données en notes (18).
On se bornera à citer ce qu'en pense Arrow (1962) : il y voit une
limite de l'assurance :
"Resource allocation under uncertainty [...]
In
insurance practice, reference is made to the moral factor as a limit to the possibilities
of insurance.
The general principle is the difficulty of distinguishing between a state of
nature and a decision by the insured.
Thus steps which improve the efficiency of the economy with respect to risk
bearing may decrease its technical efficiency" (Arrow, 1962, p.145)
Et la pensée opposée de Demsetz (1969) pour qui ce n'est qu'un
élément du coût de produire de l'assurance qui
ne devrait pas mériter d'attention à moins que ... :
"Moral hazard is a relevant cost of producing insurance ; it is not
different from the cost that arises from the tendency of men to shirk when
their employer is not watching them. And just as man's preference for
shirking and leisure are costs of production that must be economized, so
moral hazard must be economized in shifting and reducing risk.
The moral hazard problem is no different than the problem posed by any cost.
Some iron ore is left unearthed because it is too costly to bring to the
surface." (Demsetz, 1969, p.167)
"One way of economizing on moral hazards is to allow
self-insurance" (Ibid.,
p.168)
5. Le
phénomène "hasard moral".
Si la théorie du hasard moral est réputée récente
- l'inculture de ceux qui en parlent ainsi mise à part -, le
phénomène à quoi en définitive on peut donner le
nom "hasard moral" est connu depuis longtemps. Par exemple, Truchy
(1928) le suggèrait en ces termes :
"il n'y a pas de système d'assurance qui ne soit une occasion,
une tentation de dissimulation et de fraudes" (Truchy, 1928, p.274) (19)
Pour sa part, Bastiat (1850) ne se cachait pas les erreurs que l'assureur
pouvait commettre en passant un contrat avec certains assurés. Il
admettait qu'il existera toujours des individus qui, une fois assurés,
arrêteront de protéger leur propriété sous
prétexte qu'elle était désormais assurée, ils
abandonneront la protection de leur propriété, les
dépenses de "non assurance".
Bref, l'assurance mutuelle déplaçait
leur responsabilité (cf. ci-dessous) et, en
définitive, l'assureur n'assurait pas ce qu'il croyait assurer.
Seulement quand on ne fait pas référence au droit (soit pour
prétendument simplifier, soit pour le nier), on ne peut pas
considérer certaines de ses conséquences, et il faut trouver
une autre expression pour désigner le phénomène en
question, d'où l'expression de "hasard moral" … .
Que peut faire l'assureur face à cette situation ?
Selon certains commentateurs, il ne peut rien faire. Il faut que le
législateur réglemente, que le gouvernement intervienne.
Selon Bastiat, il fallait au contraire que le législateur n'intervint
pas mais que l'assureur ait la plus grande liberté d'action (Cf. Lane,
G. (2001), "Bastiat, l'aversion pour l'incertitude et la loi de
l'association", Journal
des économistes et des études humaines, 11, 2/3,
juin-septembre, pp. 415-450).
Et l'expérience a montré depuis lors que l'innovation et les
progrès techniques permettent non seulement d'y faire face, mais
encore étaient des moyens sous-estimés par les dirigistes pour
y parvenir, aveuglés qu'ils sont par ce qui sort de leurs
imaginations.
II. Hasard moral et
risque de perte de type B.
6. Nouvelles
définitions.
Comment définir plus économiquement le risque de perte à
quoi l'assureur donne le nom "hasard moral" et par quoi il est
concerné ? En d'autres termes, en quoi le hasard moral n'est-il qu'un
risque de perte de type B pour l'assureur ?
Il suffit de le définir comme la perte de fonds propres, attendue avec
incertitude par l'assureur, parce que tel ou tel assuré aura
changé de comportement.
Il suffit de le définir aussi comme un revenu net, attendu avec
incertitude, de l'activité d'assurance, qui est inférieur au
revenu net attendu (au profit maximum calculé) de l'assureur, à
cause de certains comportements d'assurés.
Cela proviendra chaque fois , d'une part, d'avoir fixé la prime
d'assurance payée par chaque assuré à un niveau
inférieur à la perte moyenne de la population des individus
où ils sont classés et qu'il assure - le risque individuel -,
et, d'autre part, d'avoir fait miroiter des couvertures totales ou trop
fortes, en cas de sinistres, voire d'avooir rendu disponibles des services
qui ne rencontrent pas les goûts de la demande d'assurance.
7. L'assureur.
L'assureur ne saurait se satisfaire de cette situation attendue avec
incertitude :
- Le hasard moral fausse la technique - au sens propre du terme - d'assurance
qu'il emploie ;
En effet, pour gérer ce "hasard", l'assureur se sent obliger
de fixer des primes supérieures à ce que les lois statistiques
lui indiquent ; et, par conséquent, il empêche des individus de
s'assurer (la prime est trop élevée) ;
Ou bien, il se sent obliger de fixer des couvertures inférieures
à la couverture totale ou à ce que les lois statistiques lui
indiquent ; et, par conséquent, là encore, il détourne
des individus de l'assurance
Dans tous les cas, il désavantage les autres assurés
honnêtes, i.e. les autres individus de la population assurée.
- A l'extrême (pour autant qu'une telle gestion est inefficace), le
hasard moral met en faillite l'assureur et, par conséquent, certains
autres assurés. Il décourage des firmes d'entrer sur le
marché de l'assurance...
A défaut, il empêche encore l'assureur d'exploiter son
activité ; et, par conséquent, à l'extrême, il
retarde l'évolution de celle-ci, ainsi que celle du marché de
l'assurance en général.
Pour ces raisons, il est traditionnel de dire que le hasard moral a des
conséquences importantes sur les décisions de l'assureur. Et
celui-ci cherche à avoir une gestion efficace de ce risque de perte de
type B qu'est le hasard moral.
8. Les
assurés.
Tout cela est sans compter avec les réactions des assurés
à l'augmentation du prix relatif de l'assurance pour
"gérer le hasard moral".
Car il reste que - et c'est encore une conséquence de la
théorie du hasard moral - toute augmentation du prix relatif de
l'assurance ne peut qu'accroître le hasard moral ou, si on
préfère, le nombre des assurés malhonnêtes
augmente ; elle ne peut que réduire celui des honnêtes. Il
s'ensuit une espèce de cercle vicieux qui doit conduire à la
disparition de l'assurance ou l'empêcher d'émerger ...!
9. Le
piège.
a) Autrement dit, et étant donné ce dernier argument, on
comprend qu'en réagissant au hasard moral contre quoi il
prétend combattre, par augmentation du prix relatif de l'assurance,
l'assureur l'accroît... La sagesse voudrait en effet qu'il
diminuât le prix de l'assurance pour ne pas susciter ces
réactions ...
b) L'argument suppose aussi implicitement que - l'assureur est en situation
de monopole non contestable - il peut fixer le prix comme il le désire
- ou bien
- que le marché est un processus fixant des prix toujours plus
élevés - les assureurs qui entrent sur le marché
contribuant à fixer des prix toujours plus haut -...
c) Ou que l'un ou l'autre est en position de séparer le bon grain de
l'ivraie, de sélectionner les risques, les assurés...
10. La fermeture
du piège encore ouvert.
Mais une notion va être agitée alors pour compléter celle
du hasard moral en définitive pas très convaincante pour
justifier l'intervention de l'Etat dans le marché de l'assurance et,
au total, faire apparaître que l'assurance est un vrai paysage
kafkaien. C'est la notion de "sélection adverse" – ou
d'anti choix".
Si l'assureur tente la séparation, il va recueillir tous les
"mauvais risques" sous prétexte que les risques individuels
ne sont pas identiques et qu'il n'est pas informé du risque de chaque
individu : les seuls individus qui voudront être assurés sont
déclarés être les malhonnêtes, ou ceux qui ont
chacun un "haut risque" !
III. L'assureur ou
l'économiste seraient-ils irrationnels quand ils mettent l'accent sur
le hasard moral ?
11. La liberté
de contracter.
Tout ceci est bel et bon, mais, dans de telles conditions, une question primordiale
ne doit pas être esquivée : pourquoi l'assureur accepte-t-il de
contracter avec l'assuré ? Pourquoi contracte-t-il puisqu'il n'a pas
confiance en définitive dans l'assuré, dans la
"stabilité" de son comportement, puisqu'il voit en lui un
indélicat, un délinquant-criminel potentiel ou, plus
simplement, un irresponsable ?
Il semble rechercher des bâtons pour se faire battre !
Des explications existent.
Elles s'articulent en général désormais toutes, d'une
façon ou d'une autre, à la théorie mathématique
dite "théorie des jeux".
L'assureur et l'assuré - identifiés parfois à des
"partenaires dans un crime" ou à des "poulets" que
leurs maîtres respectifs excitent- sont mis en présence - en
fait, dans une boite, parfois dans une prison ou dans une situation où
ils ont pris rendez-vous pour se rencontrer, mais sans se donner ni lieu, ni
jour ! - par un observateur, implicitement omniscient, qui donne des valeurs
aux résultats des actions – qu'il connaît d'une
façon déterministe - qu'ils peuvent mener (20)
Ces explications sont, à vrai dire, peu convaincantes en raison du
flou qui règne entre le hasard moral - risque de perte de type C - et
le hasard moral - risque de perte de type B.
Elles le sont surtout pour la première raison qu'elles font abstraction
du droit et des propriétés de l'être humain et, pour la
seconde, que les analogies sur quoi elles sont fondées sont en
définitive insanes (on vient d'en donner un parfum avec les
"partenaires dans un crime" ou les "poulets dans un
combat", avec la référence à la "prison"
ou à un "rendez-vous sans lieu, ni jour").
12. Ce qu'on
voit.
La position à soutenir est que l'économiste devrait
s'étonner et se préoccuper de la démarche observable de
l'assureur plutôt que de se diriger tête baissée dans la
condamnation de celle de l'assuré mise en exergue (avec le hasard
moral, la sélection adverse et les mauvais risques), sauf à
vouloir cacher de noirs desseins comme celui de conseiller au
législateur de règlementer à la fois l'activité
de l'assureur et le choix de l'assuré !
13. Un
détour.
Pour éclairer ce point, faisons un détour préalable par
l'"équilibre économique général",
question plus familière que celle du "hasard moral".
Depuis quelques années, des économistes expliquent que la
situation de l'économie, qu'ils schématisent par le concept
d'"équilibre économique général", peut
être modifiée par l'Etat dans le sens à désirer,
celui de l'amélioration. Comment ? Plusieurs moyens sont
avancés :
- la variation de la quantité de monnaie produite par le
système monétaire en situation de monopole obligatoire
- et donc coercitif -,
- la variation des dépenses publiques,
- la variation des impôts ou
- la variation du solde du budget de l'Etat (de la variation de
l'endettement), lui aussi en situation de monopole obligatoire, donc
coercitif.
On devrait s'étonner de ces arguments pour autant :
- qu'ils reposent implicitement sur des décisions du
législateur (ou des hommes de l'Etat) et des contraintes nouvelles (en
intensité ou en nombre) pour les individus,
- que cet aspect juridique n'est pas mis en pleine lumière par les
hypothèses théoriques, ni les propriétés des
individus et
- que, par hypothèse, il est fait abstraction du droit, de l'existence
et de l'action du législateur et des conséquences de ceux-ci
sur le comportement des individus.
La loi et les règlements sont introduits en définitive pour
boucler l'ensemble..., comme solution aux problèmes économiques
posés sans que le contexte juridique de ceux-ci soit envisagé
à un moment ou à un autre et a
fortiori le soit comme handicap.
Il y a incohérence de méthode sauf à faire une analogie
avec la méthode de la mécanique classique, à voir dans
l'"équilibre économique général" une
"machine simple" (au sens de l'expression dans la théorie
physique) et dans les lois et règlements une espèce de
"deus ex machina" pour la remettre en marche ou la mettre en ordre.
La théorie physique ignore certes le droit naturel, mais elle n'ignore
pas les lois naturelles, les lois de la nature... et tente même d'en
découvrir et de les maîtriser.
A défaut d'incohérence de la méthode, il y a alors
aveuglement de l'économiste car aujourd'hui il existe
différentes mécaniques (classique, relativiste, quantique).
En toute rigueur, l'économiste mécaniciste devrait prendre en
considération que la mécanique classique, inspiratrice hier,
n'est plus aujourd'hui toute la mécanique comme elle pouvait
l'être au milieu du XIXè siècle et que certaines
mécaniques apparues au XXè siècle démontrent
l'illusion du "deus ex machina".
Et il devrait avoir conscience qu'il n'est pas en mesure de choisir telle
mécanique plutôt que telle autre pour procéder à
l'analogie, il n'est pas en mesure de justifier son choix.
Mais il y a pis, c'est laisser de côté le cadre juridique.
Cela a comme conséquence de parler de problème
économique, en fait sans réalité:
"C'est le cadre institutionnel dans lequel les acteurs de la vie
économique sont placés, qui fixent la forme [...] de tous les
phénomènes économiques qu'étudie
l'économie politique."(Rueff, 1964, pp.356-357) (21)
D'une part, l'"équilibre économique
général" qui est en question n'a pas de
réalité. A côté d'être un schéma
mécanique discutable de l'économique, c'est le nom donné
à un ensemble de relations comptables entre symboles voulus à
connotations économiques sous prétexte qu'il est fait allusion
à des prix et des quantités de choses.
D'autre part, l'écart entre l'équilibre économique
général prétendument obtenu et observable et
l'équilibre souhaitable n'est pas plus une réalité, ni
un problème économique réel, pour une raison
évidente: toute comparaison où intervient le souhaitable ne
saurait être la réalité. C'est encore une simple
expression assénée.
Ces notions auraient une réalité si elles étaient
ancrées au droit, à l'action de la personne juridique physique
en société, c'est-à-dire encore à l'individu
propriétaire, responsable et libre de contracter, et, par
conséquent, au choix de celui-ci dont la situation économique
est la résultante. Les prix et quantités de choses observables
sont intimement liés aux prix et aux quantités de choses
valorisées, donc connues, par les individus et objets d'action de la
part de ceux-ci.
14. Le pays
d'Alice, celui des Merveilles.
Il en est de la notion du "hasard moral" ce qu'il en est de celle
d'"équilibre économique général".
La théorie du hasard moral est élaborée dans un contexte
où on fait abstraction des effets du droit et des
propriétés de l'être humain pour expliquer les
décisions en matière d'assurance.
L'assurance étant ainsi coupée du droit, la notion du
"hasard moral" (RPB ou RPC) n'a pas la réalité
économique qu'on veut bien dire, elle n'est qu'une pièce
montée, une machine de guerre contre la liberté de l'assureur
ou de l'assuré.
Néanmoins, et on retrouve l'incohérence
précédente, les seules solutions qui sont imaginées
à son encontre par ceux qui font abstraction des
propriétés de l'être humain et du droit font intervenir
le législateur et la règlementation magique de celui-ci.
15. Les
règles de droit.
Si, au contraire, on prend comme points de départ le droit et les
propriétés de l'être humain et si on rattache ainsi
naturellement l'assurance à ceux-ci, il en est autrement .
Bien plus, la notion de "hasard moral", une fois son esprit
corrigé par ce lien, acquiert une réalité
économique - RPB - qui permet d'expliquer cette fois pourquoi
assuré et assureur contractent l'un avec l'autre.
IV. Hasard moral ou
"hasard moral ambiant résiduel".
16. L'ignorance
de l'être humain.
Rattacher l'assurance au droit et aux propriétés de
l'être humain, c'est ne pas cacher ou ne plus oublier que tout individu
ignore la réalité où il vit et dont il est un
élément. Il est ignorant ou incertain sur son entourage, il vit
dans l'ignorance, ou, si on préfère, dans une connaissance
approximative, dans l'incertitude du comportement de ses semblables à
son égard. Du fait de ce comportement, il s'attend, avec incertitude,
à supporter des pertes de propriété. En d'autres termes,
il sait qu'il court un risque de perte qu'on qualifiera de " hasard
moral ambiant" (22).
17. Les sources d'incertitude
et les règles de droit.
Le droit permet à l'individu de réduire son incertitude sur son
entourage ou, si on préfère, de transformer le "hasard
moral ambiant" en un "hasard moral ambiant résiduel" :
"[...] c'est la raison d'être du droit que d'accroître le
domaine du certain, il ne peut éliminer que quelques-unes des sources
d'incertitude et deviendrait lui-même nuisible s'il tentait
d'éliminer toute incertitude [...]" (Hayek, 1986, p.149) (23)
Les techniques de droit ont en effet comme vertus de lui donner des garanties
plus circonscrites : c'est, par exemple, le cas avec la
propriété, la responsabilité, le contrat en
général et le contrat d'assurance en particulier.
18. L'efficacité des
règles appliquées.
Mais le rendement de toutes ces techniques ne sauraient atteindre 100 %. En
résultante, la certitude est augmentée de x %, ce qui est
"algébriquement équivalent" à dire que le
"hasard moral ambiant" est réduit de x %. Il reste toujours
une incertitude résiduelle qu'on dénommera "hasard moral
ambiant résiduel" et qu'on ne saurait mesurer.
19. Le
"hasard moral ambiant résiduel".
Dans ces conditions, le "hasard moral ambiant résiduel" du
contrat d'assurance n'est rien d'autre que le hasard moral stigmatisé
par les contempteurs de l'assurance. Mais loin d'être suscité
par l'assuré ou (véhiculé) par le contrat d'assurance,
le hasard moral s'avère être un résidu de l'action libre
des êtres humains en société car, avant d'être
d'assurance, le contrat d'assurance est un contrat.
Le contrat d'assurance conclu fixe un cadre à la relation juridique
entre l'assureur et l'assuré et réduit le hasard moral ambiant
résiduel.
Le contrat d'assurance est convenu librement entre l'assuré qui tente
de délimiter la perte à quoi il s'attend avec incertitude (RPB)
et l'assureur qui, le cas échéant, lui porte aide dans ce but.
Il a comme premier résultat, et comme tout contrat, de réduire
l'ignorance authentique, d'accroître la certitude de l'un et de
l'autre. Il comporte néanmoins une ignorance authentique
résiduelle, un "hasard moral ambiant résiduel".
20. C.Q.F.D.
On comprend dès lors pourquoi l'assuré et l'assureur
contractent l'un avec l'autre.
Chacun a conscience en partie de son ignorance sur son environnement (elle
fait déboucher sur l'assurance contre la perte attendue avec
incertitude), mais aussi sur son entourage, ou sur le comportement de tel ou
tel semblable et sait qu'en contractant, l'incertitude où il se trouve
à son propos va varier et être réduite.
a) En tant que producteur, entrepreneur, de services d'acceptation du risque
de perte et d'indemnisation en cas de sinistre, l'assureur choisit de mener
une activité et d'exploiter une technologie en fonction du revenu net
à quoi il s'attend, avec incertitude, que celle-ci doit apporter et
qu'il sait incertain, autrement dit, en fonction du "risque de gain
net".
Le contrat est pour lui un moyen de réduire l'incertitude qu'il a sur
le comportement des assurés, à la fois ses fournisseurs en
risques de perte (RPB), sa matière première, et ses clients en
services, son produit.
b) Remarquons en passant que, bien évidemment, comme y procède
la théorie officielle, le revenu net attendu avec incertitude, ce
risque de revenu net, peut être décomposé en revenu
incertain et attendu et en perte incertaine et attendue, soit, autrement dit,
en risque de revenu et en risque de perte.
La perte incertaine et attendue peut elle-même être
décomposée en plusieurs pertes attendues en fonction de leurs
causes, parmi quoi la variation des comportements des assurés.
Autrement dit, le risque de perte peut être décomposé en
risques de perte sur la base de leurs prétendues causes, et en
particulier des ... risques de perte de type C. L'accent peut enfin être
mis, parmi ces risques de perte, sur le "hasard moral", le risque
de perte de type C qu'est le "hasard moral".
Mais quel est l'intérêt ou le gain à établir une
telle décomposition du revenu net attendu et incertain pour l'assureur
? Elle est coûteuse à effectuer. Elle ne concourt pas au revenu
net attendu et incertain lui-même pour autant qu'elle ne repose pas sur
des critères économiques. Elle laisse surtout apparaître
ex post, à l'extrême, que si le revenu net attendu n'est pas au
rendez-vous, c'est ... à cause des assurés ! Une longue analyse
pour en arriver là, quel sophisme ! A l'assureur de prendre de
préférence en considération sa responsabilité et
d'en déduire sa compétence ou son incompétence comme
chef d'entreprise !
c) Le "risque d'entreprise".
Il est préférable de voir dans le "hasard moral ambiant
résiduel" une facette du risque de revenu net incertain et
attendu par l'assureur.
Plus généralement encore, le hasard moral apparaît comme
une facette du risque d'entreprise - autre nom donné au revenu net
attendu et incertain - que prend tout individu qui choisit d'exploiter une
activité de production.
d) L'assuré.
S'agissant de l'assuré, il y a deux cas à considérer :
personne juridique physique, il est libre de s'assurer ou il y est
obligé par le législateur.
Premier cas :
l'assuré est libre de s'assurer.
Consciente de son ignorance - sur le monde présent et le monde futur -
où il se trouve, il s'attend avec incertitude à supporter des
dommages ou des pertes d'objets ou à des responsabilités qui
seront pour lui autant de pertes par rapport à son choix d'objets ou
d'actions.
L'assurance est pour lui un moyen de certifier aujourd'hui le montant d'une
perte.
Pour qu'il en soit ainsi, il suffit à la personne de verser à
l'assureur une prime d'assurance. La prime d'assurance qu'elle verse
aujourd'hui en monnaie est une perte certaine de pouvoir d'achat
généralisé (de monnaie), mais elle lui permettra
d'être couverte quelque soit le montant du dommage de l'objet ou de la
responsabilité de l'action qui se réalisera effectivement,
c'est-à-dire de ne pas supporter alors une perte pourquoi pas
illimitée.
La personne n'est pas nue, d'une part ; elle est propriétaire et
responsable d'objets qu'elle valorise - c'est l"intérêt
assurable" des juristes - et qu'elle a choisis de posséder,
d'autre part, elle est responsable d'actions qu'elle a choisies de mener -
c'est encore l'intérêt assurable -. Objets et actions lui sont
reconnues par le droit. Rien ne justifie de laisser de côté ce
point comme la théorie du hasard moral y invite et y procède.
Deux sous-cas seulement sont à envisager pour préciser
l'analyse selon qu'on suppose que la personne préfère le
certain à l'incertain ou qu'elle préfère l'incertain au
certain.
Si la personne préfère une perte certaine aujourd'hui à
une perte, attendue avec incertitude, demain (24), elle choisit de pair de
posséder l'objet (respectivement de mener l'action) et de souscrire
une assurance contre le dommage ou la perte de celui-ci (resp. de sa
responsabilité).
Si l'assurance n'existait pas, peut-être n'achèterait-elle pas
l'objet ou ne menerait-elle pas l'action ?
Remarquons en passant que la disponibilité de l'assurance fournit un
moyen d'effectuer un "vrai choix", un choix selon son coeur, un
choix moins contraint...
Si elle préfère le contraire, elle choisit de posséder
l'objet ou de mener l'action sans assurance.
Sinon, c'est reconnaître qu'elle n'avait pas choisi ou qu'elle a
été obligée.
Rien ne justifie de supposer qu'étant donné ses choix, la
personne n'est pas satisfaite et, en particulier, se moque des objets ou des
actions choisis, comme le fait implicitement la théorie officielle du
hasard moral... Les propositions se ramènent à dire que
l'individu se moque de ce qu'il a assuré ! Il n'y a pas
d'"intérêt assurable". L'obligation est, quant
à elle, laissée de côté. A ce titre, la
théorie est incohérente.
Second cas : la personne
est obligée par le législateur de s'assurer.
Deux sous-cas supplémentaires sont à envisager dans la
foulée pour préciser l'analyse : la personne est en accord avec
le législateur ou elle est en désaccord.
La personne est en accord avec l'obligation.
On est ramené au cas précédent.
La personne est en désaccord.
Dans ce cas, elle n'a pas véritablement effectué de choix. Elle
n'est pas à son "optimum-équilibre" et tout laisse
à penser qu'elle tente d'y parvenir par tous les moyens.
Il n'est pas possible de gloser davantage sur ce sous-cas sans introduire des
éléments supplémentaires, bref sans raisonner sur le
point de départ, à savoir l'hypothèse du droit ou, plus
exactement, celle qui en fait office, à savoir la législation
et, en l'espèce, la règlementation.
Une chose, qu'il convient de souligner, est certaine dès à
présent : le hasard moral est de toutes les façons une notion
en porte-à-faux qu'il convient de rectifier.
V. Hasard moral,
risque politique et risque d'abus de pouvoir.
21. Hasard moral et
obligation juridique.
Il faut prendre garde en effet qu'en instituant la règlementation - en
l'espèce, l'obligation d'assurance -, le législateur fait se
réaliser un hasard moral RPC d'un type particulier,
complètement méconnu dans le cadre de la théorie
officielle du hasard moral, et qu'on peut dénommer, dans un premier
temps, "risque politique".
22. Le risque
politique.
L'expression "risque politique" est traditionnellement réservée
pour désigner le risque de perte RPC à quoi est exposé
l'individu qui a la nationalité d'un pays F et qui est
propriétaire d'objets ou responsables d'actions qu'il mène dans
d'autres pays "non F" (RPA).
Le risque politique RPB se réalise chaque fois qu'un
législateur étranger "non F" édicte une loi ou
une règlementation défavorable à la
propriété ou à la responsabilité de notre
individu, il y a alors sinistre politique pour l'individu puisqu'il supporte
une perte de propriété ou une responsabilité qui lui
coûte.
Autrement dit, l'individu qui choisit de posséder des objets à
l'étranger ou de mener des activités à l'étranger
(RPA), s'attend, avec incertitude, à des pertes de
propriété ou à des responsabilités qui lui
coûteront (RPB).
Remarquons en passant qu'étant donnée cette attente incertaine,
il existe des assurances contre le risque politique. Le législateur
national a parfois mis en place lui-même un organisme étatique
d'assurance contre ce risque politique pour venir en aide aux citoyens en
passe d'être bernés (en France, c'est la COFACE).
23. Ce qu'on tente de
vous cacher.
Curieusement, quand c'est le législateur du pays F qui prend des lois
et règlementations défavorables à ses nationaux, le
phénomène RPC ne reçoit pas de nom particulier aujourd'hui,
ni, a fortiori,
celui de "sinistre politique".
En fait, au préalable, le législateur a interdit aux assureurs
d'offrir aux nationaux une assurance contre ce risque politique et aux
nationaux de souscrire une telle assurance.
En vérité, hier, au XVIIIè siècle, il en recevait
un et il était question alors d'"abus de pouvoir" des hommes
de l'Etat.
Mais on dira aujourd'hui que ceux-ci n'étaient pas élus. Si on
reprend néanmoins au vol cette dernière expression, il faut
voir dans le "risque d'abus de pouvoir" du législateur un
synonyme du "risque politique", et dans l'"abus de
pouvoir", la réalisation du "risque politique national"
(RPC).
24. Le
législateur en question.
Depuis que le législateur est élu, la situation a,
paraît-il, changé. Dans la forme, peut-être, mais pas dans
le fond.
L'individu garde néanmoins toute latitude pour appeler un chat un chat
et définir comme un sinistre politique toute loi ou
règlementation nouvelle qui porte atteinte à sa
propriété ou à sa responsabilité, et a fortiori
à sa liberté de contracter.
Il reste que le législateur est élu sur un programme. Et une
fois en place, il applique son programme. En vérité, il faut
s'attendre, avec incertitude, à ce qu'il applique son programme. Deux
sous-cas sont à envisager pour préciser l'analyse : l'individu
a voté pour ou il a voté contre.
a) L'individu a
voté pour le programme du législateur.
Mais celui-ci applique un programme amendé. Les lois et
règlements qu'il édicte lui sont en fait défavorables,
l'individu ne peut que voir en ceux-ci des engagements non respectés.
Il supporte un "sinistre politique" qui n'est pas sans rappeler le
sinistre que dit supporter l'assureur du fait du changement de comportement
de l'individu, une fois assuré. Le sinistre politique rejoint le sinistre
moral. Une fois élu, le législateur a un comportement
différent du comportement dont il témoignait.
Berné, l'individu ne reste pas inerte et tente de trouver des moyens
de surmonter l'obstacle. Ex ante, on peut dire que l'individu qui vote pour
la majorité future qui composera le législateur, s'expose
à un hasard moral.
b) L'individu a
voté contre.
Les lois et règlements lui sont défavorables, l'individu
supporte un sinistre politique qui n'a rien à voir avec le sinistre
moral. L'individu ne reste pas inerte là encore et tente de trouver
des moyens de surmonter l'obstacle.
Ex ante, on
peut seulement dire que le mode de suffrage expose l'individu à des
pertes, il est, pour l'individu, un risque de perte (RPC).
Il n'en reste pas moins que, si on approfondit un peu la question du mode de
suffrage, si on n'oublie pas sa raison d'être - il devait
améliorer le sort de chacun dans le sens qu'il désirait -, il y
a là encore indélicatesse ou tromperie. Et le risque de perte
est assimilable à un hasard moral.
c) Cas des
réformes.
Tout ceci vaut pour les nouvelles lois et règlementations. Qu'en
est-il des obligations anciennes, c'est-à-dire existantes ?
Pour autant qu'un individu est en désaccord avec une loi ou une
règlementation prise par un législateur passé, il peut
voir dans celle-ci, dans certains cas, un sinistre moral. Il en est ainsi
quand le législateur en place pour qui l'individu a voté,
n'abroge pas la loi ou la règlementation, certes par non respect de
l'engagement qu'il avait pris, mais aussi par oubli, par négligence :
il n'aurait pas le temps !
Quand tel est le cas, l'obligation d'assurance reste un sinistre moral qui
n'en finit pas de produire d'autres sinistres moraux. Parmi eux, il faut
citer la démarche de l'individu honnête, mais qui, en définitive
berné, spolié de sa liberté de contracter ou de sa
responsabilité, cherche à s'affranchir de l'obligation
d'assurance. Sa démarche est une forme que prend le sinistre moral.
Avant que ces autres sinistres moraux voient le jour, ex ante, ils sont
à attendre et, à ce titre, à dénommer chacun par
le nom qu'ils méritent : "hasard moral".
Le hasard moral, à quoi dit être exposé l'assureur dans
un contexte juridique d'obligation d'assurance, n'a pas alors pour cause le
comportement de l'assuré, mais celui du législateur qui a
édicté l'obligation et qui a déresponsabilisé
l'individu, lui a fait perdre sa responsabilité.
On peut en déduire que l'ayant déresponsabilisé, il est
devenu irresponsable et l'assureur a beau jeu de dénoncer alors son
irresponsabilité.
Conclusion : le
risque d'abus de pouvoir, le seul hasard moral digne d'intérêt
scientifique.
Si on prend en considération que :
- il n'existe pas d'individu omniscient ;
- tout individu est ignorant sur son entourage ;
- il existe un hasard moral ambiant individualisable ;
- le droit naturel permet de le réduire, ses techniques comme la
propriété, la responsabilité et la liberté de
contracter tendent à le réduire toujours davantage.
- tout individu s'attend, avec incertitude, à tirer un gain net du
contrat qu'il passe avec son semblable;
- parmi les causes de la perte attendue avec incertitude sous-jacente au gain
net attendu, avec incertitude, il peut mettre l'accent sur la variation du
comportement de l'autre partie contractante et rendre celle-ci responsable de
la perte qu'il a en ligne de mire ;
- tout individu, partie dans un contrat est incertain sur le comportement de
l'autre partie, mais moins que si le contrat n'avait pas été
conclu ;
- il existe ainsi ce qu'on peut dénommer un "hasard moral ambiant
résiduel" comparable non dans son fond, mais dans sa forme, au
hasard moral monté en épingle par les contempteurs de
l'assurance ;
- il faut convenir que, loin de créer le "hasard moral", au
sens de la théorie économique officielle, le contrat d'assurance
contribue à réduire le "hasard moral ambiant
résiduel".
Le hasard moral, en tant que risque de perte de type B, c'est-à-dire
en tant que perte attendue avec incertitude par l'assureur, à cause de
la variation - attendue avec incertitude par celui-ci - du comportement de
l'individu, une fois assuré, n'existe pas au sens où la
théorie économique néo classique le conçoit.
Dans un contexte juridique où, en particulier, la liberté de
contracter est respectée, on peut parler de "hasard moral ambiant
résiduel" quand on veut à tout prix employer les mots
"hasard" et "moral".
A la différence du "hasard moral" qui ne saurait varier, le
"hasard moral ambiant résiduel" est réduit en
permanence par l'action humaine. Il ne saurait être appuyé
sur la béquille de la "sélection adverse".
Il est présent dans tout contrat faisant intervenir un individu,
partie contractante légalement obligée.
La cause de son existence, à savoir le hasard moral - facteur de
risque ou, si on préfère, risque de perte de type C -, est
l'action du législateur qui a édicté aveuglément
l'obligation.
En d'autres termes, a
priori, le seul hasard moral qui puisse exister sans être
susceptible de réduction est le "risque politique",
c'est-à-dire le risque d'abus de pouvoir à quoi le
législateur expose le citoyen dans un état de droit.
Notes.
(1) Ekeland, 1984.
(2) Dans un état de droit, il n'existe pas de chose non juridique,
sauf par abus de langage. L'objet juridique est autant un objet physique,
matériel ou non, (sous tendu par une action de possession) qu'une
action elle-même de l'individu.
(3) C'est une hypothèse simplificatrice, en vérité, tout
objet est un risque de gain ou de perte de type A.
(4) Arrow, 1962.
(5) Becker, 1981.
(6) Bachelard, 1972.
(7) Cf. par exemple Allais, 1983
(8) Certains parlent aussi de "hasard moral", le rendant ainsi
assimilable au risque de perte de type C.
(9)
Buchanan, 1964.
(10) Doherty, 1976.
(11) Pauly, 1968.
(12) Mehr et Commack, 1966.
(13) William et Heinz, 1964.
(14) Ehrlich et Becker 1972.
(15) Grubel et Walker 1978.
(16) Ray, Dupuy, Gazier 1988.
(17) Stiglitz 1983.
(18) Cf. Arrow (1962), op.cit.; Buchanan(1964), op.cit ; William, A. et
Heinz, R.M. (1964), op.cit ; Mehr, R.I. et Commack, E. (1966), op.cit ;
Pauly, M.V.(1968), op.cit ; Greene 1973 6. Risque, hasard et péril
7. Catégories de hasards - hasard physique - hasard moral - hasard de
la morale
Doherty (1976), op.cit.
2.Two concepts of moral hazard
3. Moral
hazard and indemnity
4. Moral hazard and premium rating - rational expenditure on loss prevention
- rational expenditure on loss prevention under different premium structures
Demsetz 1969.
Barzel 1987.
1. Moral hazard, measurability and the assignment of risk
Müller, H.H. et Brammetz, R. (1986.
2. Moral hazard and insurance
3. An example - no insurance - full insurance (observability) - moral hazard
4. Non monotonicity of sharing rules under moral hazard
5. Repeated contracts and bonus-penalty system
Laffont 1985.
2. Le risque moral.
Hellwig, 1983 1. Moral hazard and quantity rationing in insurance contracts
3. Positive profits and the incentive to share information
4. Communication, secrecy, and the existence of equilibrium
Dionne 1982.
3. Brief review of the main findings in the literature - the optimal choice
of insurance under a S.D.U.F. without moral hazard - the optimal choice
insurance under a S.I.U.F. with moral hasard
4. The optimal choice of insurance under a S.D.U.F. with moral hazard
5. The relative importance of moral hazard under a S.D.U.F. and the variation
of the optimal "deductible"
(19) Truchy 1928.
(20)
Cf. par exemple, MacLean 1987, chap.7. Mais ce chapitre n'est pas
centré sur le risque moral.
(21) Dans Claassen et Lane 1979, chap. 22.
(22) Autrement dit encore, pour les individus en société, il y
a d'abord un "risque moral ambiant" et non pas un simple risque
moral.
(23) Hayek, 1986, chap. 10.
(24) Pourquoi parler de l'"aversion vis-à-vis du risque"
(qui n'est qu'une mauvaise traduction de la langue anglaise) plutôt que
de préférence pour le certain ? Il existe une théorie
des choix en termes de préférences, désormais
très élaborée.
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William,
A. et Heinz, R.M. (1964), Risk
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Georges
Lane
Principes de science économique
Tous les articles
publiés par Georges Lane
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
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