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"Le XVIIème
siècle a été le siècle des mathématiques,
le XVIIIème celui des sciences physiques,
et le XlXème celui de la biologie,
Notre XXème siècle est le siècle de la peur".
Ainsi s'exprimait Albert Camus dans "Ni victimes, ni bourreaux" en
novembre 1946 (cf. Camus, A., Essais,
La Pléiade, 1977, p. 351).
Et Camus
(photographie ci-contre) avait jugé quelques pages auparavant que :
"[...]
Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que
ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. [...]
Pour sortir de cette terreur, il faudrait pouvoir réfléchir et
agir suivant sa réflexion" (Ibid,
p. 322)
Que sera le XXIème siècle ?
Car ils n'ont pas disparu malgré ce qu'en disent ou veulent faire
croire certains - pensez simplement, par exemple, à la "loi Gayssot" ou
à l'interdiction de fumer dans des restaurants et ici ou là -,
la peur, l'étouffement et la terreur vont-ils perdurer dans tous les
domaines et, en particulier, dans celui de la monnaie avec, entre autres, les
banques centrales et l'interdiction de la convertibilité des
substituts de monnaie bancaires en monnaie or ?
Soit dit en passant, le passage des taux de change fixes aux taux de change
variables ou prétendus tels - si cher
à Milton Friedman - n'a rien changé.
Personne sain d'esprit ne le sait et ne peut donc répondre à la
question.
Néanmoins, dans une tentative forcenée de l'éclairer, il
faut s'appuyer sur des éléments certains.
Dans le domaine de la monnaie et quoiqu'il soit méconnu, un
élément certain mérite attention, c'est le suivant:
depuis la décennie 1920, s'est déroulé un bouleversement
à l'initiative des hommes de l'Etat des pays dits de l'Occident - j'y
ai fait allusion dans mon billet précédent -, c'est
l'interdiction de la convertibilité des substituts de monnaie
bancaires en monnaie or (cf. le
billet).
Au lieu d'essayer de transformer du plomb en or comme s'y astreignaient les
alchimistes d'autres disciplines, ils ont essayé et réussi
à transformer des substituts de monnaie d'or bancaires en substituts
de ... rien.
Comme l'a décrit Jacques Rueff (1896-1978) (photographie ci-contre) à plusieurs
occasions, le bouleversement résulte du fait que les hommes de l'Etat
des pays de l'Occident sont parvenus à s'entendre pour manipuler la
monnaie, sous l'influence qu'ils étaient des idéologies de
l'économie dirigée, de l’intervention, du plan,
dernière invention alors et à la mode des hommes de l'Etat du
début du XXème siècle.
Soit dit en passant, toute proportion gardée, une nouvelle mode
comparable supplémentaire se développe aujourd'hui sous nos
yeux avec la protection de l'environnement, de ce "gentil
environnement" qu'il faut protéger contre les "méchants
humains" et dont vont se charger les hommes de l'Etat des pays du monde
entier., au moins certains l'espèrent-ils.
Ce qu'ils n'avaient pu réaliser jusqu'alors avec succès,
durablement et séparément, à l'échelon national,
les hommes de l'Etat le réalisèrent progressivement de 1922
à la décennie 1940 à l'échelon de l'Occident, ce
qui leur permit, en retour, de le réaliser à l'échelon
national.
Puis ils bouclèrent l'affaire, si l'on peut dire, après Yalta
et 1944 : ils jugeaient avoir trouvé avec ce qui allait être
vulgarisé sous la dénomination "étalon de change
or", les moyens de toute nature pour verrouiller chaque niveau national
par une banque centrale nationale étatique, un taux de change fixe de
sa monnaie - avec seulement convertibilité extérieure - et une
prétendue aide, le Fonds monétaire international (F.M.I.)
créé pour l'occasion…
Ils prirent ainsi la décision d'abandonner progressivement la
référence unique de leurs monnaies nationales respectives
à quelque chose que ne produisaient pas les autorités
monétaires (l'or en l'espèce).
Puis il convinrent de l'accord sur les "cours forcés", sur
les "taux de change" ou les "prix des monnaies les unes par
rapport aux autres", selon l'expression qu'on préfère.
Nous sommes aujourd'hui au début de la décennie 2010.
Après et malgré moult péripéties économiques
prévisibles -et prévues, par exemple, par Ludwig von Mises ou
Jacques Rueff- effets des manipulations
étatiques de la monnaie, celles-ci perdurent en se renouvelant,
ainsi que leurs effets néfastes : inflation mondiale hier,
chômage européen aujourd'hui et crises de tous ordres à
répétition désormais (cf. cette
émission par exemple).
Nous vivons peut-être surtout la dernière grande manipulation en
date, à savoir l'expérience
de l'euro.
Cette expérience est une manipulation originale,
"suprême".
Des hommes de l'Etat ont, en effet, eu la prétention de mettre en
oeuvre dans plusieurs pays d'Europe, c'est-à-dire d'imposer à
vous et moi, une "monnaie unique" qu'ils dénomment, depuis
décembre 1995, "euro" et qui a supplanté leurs
monnaies nationales historiques respectives, certes obligatoires...
Pourquoi "suprême" ?
Parce qu'ils ont avancé, explicitement ou non, que le changement sera
"irréversible" !
Soit dit en passant, on ne peut que s'étonner de cette démarche
d'hommes qui, par ailleurs, invoquent à tout bout de champ,
l'"Histoire".
L'Histoire ne montre-t-elle pas que l'irréversibilité ne se
décrète pas et ne témoigne-t-elle pas de la
vanité des propos qui vont à l'encontre de celle-ci?
Mais ils ne sont pas à une incohérence près.
En d'autres termes, les règles de Droit et les lois économiques
ne sont pas encore parvenues, par leur existence ou leur libre jeu, à
imposer la raison aux hommes de l'Etat et à les faire renoncer aux
malversations dans le domaine de la monnaie : leurs raisons priment toujours
sur la raison.
De ce point de vue, rien n'a changé depuis les propos d'Albert Camus.
1. Les alchimistes de la
monnaie.
Le fait est qu'ils ont pu lancer l'expérience suprême de l'euro
car, aujourd'hui, conséquence des manipulations antérieures
à quoi ils avaient procédé, la monnaie tient
véritablement de l'alchimie pour le grand public.
En France, l'illusion est si parfaite que le grand public la dénomme
le plus souvent "argent" bien qu'elle ne soit plus ni en ce
métal, ni en relation avec ce métal, depuis le début du
XXème siècle.
A ses yeux et à écouter ses propos, il semble, en effet, que la
monnaie ne soit pas un bien échangeable comme un autre qu'il puisse
demander ou offrir pour mener à bien ses actes d'échange, de paiement
des échanges, à un coût toujours plus faible.
Elle est davantage, comme il le lui est répété
inlassablement, à la fois un objectif et un moyen de la politique, le
cas échéant de la politique monétaire, dont les hommes
de l'Etat, et les experts qu'ils appointent ou soudoient, fixent les
caractéristiques, à la lumière de l'omniscience dont ils
revendiquent, tacitement ou non, être dotés et que la
réalité révèle pourtant illusoire en permanence.
Ne peut être crédule sur tout cela quiconque a lu Le Péché
monétaire de l'Occident (1971), livre où
Jacques Rueff explique que le système monétaire international
fondé sur les accords de la conférence de Gènes (1922)
et la charte de Bretton Woods (1944) n'est jamais qu'une organisation
consciemment dirigée qui est vouée à l'échec et
voue l'Occident à l'enfer.
Voyons ce qui explique ses conclusions.
Au XXème siècle, les hommes de l'Etat des pays de l'Occident,
sous tutelle des législateurs nationaux, ont donc
édicté, chacun :
- une interdiction à l'émetteur de monnaie qu'ils avaient
privilégié, à savoir la banque centrale : c'est
l'interdiction de la convertibilité-or, à vue, à la
demande, à un taux fixe, des substituts de monnaie bancaires que le
système bancaire émet;
- une double obligation aux individus sur le territoire de leur
autorité : c'est, d'une part, l'obligation d'accepter en paiement
« la monnaie ainsi émasculée »,
« substituts bancaires de rien » et d'autre part, de
l'utiliser pour effectuer des paiements.
Et ils ont fait tout cela sans se préoccuper des destructions
qu'occasionnaient ces réglementations et dont on avait beaucoup
parlé au XIXème siècle, par exemple, Vilfredo Pareto
(photographie ci-dessous) :
"Une
monographie encore à faire, qui serait fort intéressante, est
celle de la spoliation depuis les temps les plus reculés
jusqu'à nos jours. Bastiat en a écrit un chapitre, mais n'a
fait qu'effleurer une matière qui mérite d'être étudiée
à fond.
La spoliation s'exerçant directement de citoyen à citoyen a
dû toujours être fort restreinte. […]
Au contraire, la spoliation exercée à l'aide des pouvoirs
publics a toujours fleuri parmi les hommes. [...]
L'altération des monnaies a été de tout temps en honneur
auprès des gouvernements besogneux [...]
l'Etat éthique et moralisateur des socialistes de la chaire, a
remplacé cet usage par celui du cours forcé des billets de
rangée. [...]
C'est surtout aux impôts indirects que l'Etat moderne demande les
ressources dont il a besoin.
Ce genre d'impôt n'était pas inconnu dans l'antiquité,
mais jamais il n'y eut le développement qu'il a reçu de nos
jours.
Si les citoyens connaissaient exactement ce que leur coûte la machine
gouvernementale, il est fort probable qu'ils se refuseraient à
soutenir plus longtemps des dépenses aussi considérables et
aussi peu productives pour leur bien-être ; il faut donc les tromper,
et prendre leur argent sans qu'ils s'en aperçoivent" (Pareto,
1890, pp. 50-51)
Cela étant, au XXème siècle, les gouvernements nationaux
se sont vus prendre ou recevoir de leur législateur
préféré différents rôles, soit directement,
soit indirectement, selon leurs institutions (le système de
Réserve Fédérale des Etats Unis d'Amérique n'est
créé qu'en 1913, faut-il le rappeler).
Les rôles sont
- tantôt bien connus et hérités du passé (comme la
perception du seigneuriage a),
a) Le seigneuriage :
Le producteur de monnaie, fût-il public, est d'abord monopole. De tous
temps, il a pu tirer sans s'en faire des bénéfices, visibles ou
non, de la production de monnaie.
- tantôt nouveaux.
Parmi les nouveaux rôles, deux ont suscité des critiques
dès leur annonce b).
b) Nous laissons de côté les rôles techniques tout autant
discutables comme
- l'économie sur l'or
L'or immobilisé chez le banquier serait mal rentabilisé, il
faudrait y remédier.
On remarquera seulement et sans l'oublier que selon Pareto:
"[...]
c'est la seule initiative privée [...] qui est parvenue [...] à
économiser en grande partie la monnaie métallique" (Pareto,
1896, §277)
- la
production d'or
L'augmentation de la production serait insuffisante et le serait de plus en
plus. Il faut y remédier car elle est un frein aux échanges,
etc.
- la protection des titulaires des dépôts dans les banques.
Les déposants ne sont pas protégés contre les errements
du banquier. Il faut les protéger.
Il s'agit de la coopération monétaire internationale et de
l'interventionnisme dans le domaine de la monnaie à l'échelon
national.
Disons en un mot.
2. La coopération
monétaire internationale.
La grande originalité du XXème siècle est que les
législateurs nationaux de l'Occident ont accepté, chacun, que
le gouvernement national qu'ils encadraient, chacun, s'entende avec ses
homologues tant bien que mal au travers de la coopération
monétaire internationale qu'ils mettraient en place (conférence
de Gènes de 1922, multiples conférences de la décennie
1930 et conférence de Brettons-Woods en 1944).
Après que l'idée eut germé, Rueff avait eu l'occasion
d'écrire ce qu'il en pensait :
"Un comité a prolongé l'oeuvre de la Conférence de
Gènes, en lui donnant la base doctrinale dont elle était
dépourvue.
Il est connu sous le nom de Comité Mac Millan, du nom de son
président, et siégea à Londres en 1930 et 1931. On ne
saurait exagérer l'importance du rapport MacMillan.
Il résume, avec une extraordinaire lucidité, toutes les
tendances de notre époque.
Il constituera, pour ceux qui l'étudieront, dans l'avenir, l'un de ce
ses monuments les plus caractéristiques et, probablement, l'une des étapes
essentielles sur la voie des catastrophes que nous sommes en train
d'organiser [...]
Je retiendrai seulement l'affirmation de principe qui figure dans son
introduction (p.4):
'La caractéristique essentielle de notre époque, c'est le
développement de la conscience qui nous avons prise de
nous-mêmes.
Tant en ce qui concerne nos institutions financières que nos
institutions politiques et sociales, nous pourrions bien avoir atteint le
stade où un régime d'organisation consciente devrait
succéder à l'ère des évolutions spontanées
...
Nous sommes à la croisée des chemins et le futur dépend
de notre choix."(Rueff, 1932, pp.105-127)
Réflexion de Rueff sur ces propos du rapport MacMillan :
"Je ne
suis pas d'accord avec cette conclusion [...]
Le problème de l'économie organisée, c'est le
problème des vagues de la mer.
Nous connaissons les forces qui les déterminent, nous concevons les
conditions auxquelles la solution du problème doit satisfaire, nous
pouvons même la mettre en équation ; mais, quant à la
résoudre, nous n'y saurions songer.
Bien plus même, en astronomie, le problème des trois corps est
à peine résolu.
Pour des astres plus nombreux, nous ne pouvons que recourir à des
formules d'approximation, dont la solution imparfaite exige des calculs
extrêmement pénibles.
Et pourtant chaque soit, dans le ciel, toutes les planètes, tous les
soleils, toutes les étoiles trouvent sans hésitation le chemin
qui leur est assigné et résolvent, en se jouant
l'équation aux milles inconnues, dont notre esprit jamais ne pourra
approcher"
(Rueff, 1932, pp.105-127)
On sait la suite.
Jusqu'à aujourd'hui inclus, la coopération monétaire
internationale a été ponctuée de moments remarquables
où les hommes de l'Etat passèrent entre eux des accords
monétaires internationaux précis : par exemple,
- maintenir fixe le prix en dollars de l'or (à 35 dollars l'once),
- maintenir fixe le prix en leur monnaie nationale de l'or ou du dollar,
- créer des organisations comme la Banque des règlements
internationaux (B.R.I.), le F.M.I., la Banque internationale pour la
reconstruction et le développement (B.I.R.D. dénommée
aujourd'hui "banque mondiale"), le G5, le G8, le G20..., etc.
- créer la Banque centrale européenne et l'euro.
A d'autres moments, ils dénoncèrent les accords passés
comme, par exemple, en 1971 où les monnaies encore convertibles
extérieurement en or furent déclarées non convertibles,
pour ne pas parler des règles non respectées du pacte de
stabilité et de croissance convenues dans le cadre de l'euro,
sitôt l'euro créé.
3. L'interventionnisme
monétaire à l'échelon national.
Grâce à leur législateur respectif et aux accords
internationaux, les hommes de l'Etat obtinrent ainsi, dans chaque pays, toute
latitude pour faire en sorte que les autorités monétaires
fassent fonctionner la "planche à billets" (pour financer le
déficit du budget de l'Etat ou dans un autre objectif).
Ce qui avait été très sporadique depuis le
XVIIIème siècle, pouvait devenir, au XXème
siècle, la règle d’action des gouvernements au fait de la
"théorie de l'équilibre économique
général" :
"C'est sur
le fondement de la doctrine quantitative que reposent les théories
contemporaines relatives au 'contrôle de la circulation et du
crédit', à la 'monnaie dirigée'. [...]
Léon Walras et Stanley Jevons en avaient jeté les bases
dès le troisième quart du siècle dernier.
M. Keynes n'a fait que les rajeunir." (Bonnet, G.E., Les expériences
monétaires contemporaines, 1929, p.15)
Jusqu'au XIXème siècle, la politique monétaire pouvait
être résumée à l’altération des monnaies
nationales (pour reprendre le mot de Pareto ci-dessus).
Depuis lors, la politique monétaire est devenue une action possible
des hommes de l’Etat dans le domaine de la monnaie tant au niveau
national qu'au niveau mondial.
Elle sera jugée bénéfique par certains observateurs :
à les en croire, elle a des effets nets favorables sur la croissance
et l'emploi, sur la conjoncture.
Son principe situe loin, très loin de Pareto qui remarquait à
la fin du XIXème siècle que :
"La
plupart des pays s'imaginent obtenir des bénéfices en
réglant l'émission et la circulation de la monnaie, tandis
qu'ils n'aboutissent, de la sorte, qu'à détruire une somme
considérable de richesses (Pareto, 1896-97, §510).
Selon Pareto,
la théorie de la quantité de monnaie ne s'applique pas
directement à la vraie monnaie - "vraie" est celle qui
existe quand les prix sont libres -, parce que l'on ne peut pas faire varier
arbitrairement la quantité de cette monnaie.
A cet interventionnisme multiforme et pernicieux avait répondu Ludwig
von Mises (à gauche sur la photographie ci-dessous, en compagnie de
Jacques Rueff), dans un livre écrit en allemand en 1940, mais il ne
l'avait pas publié alors.
Il a
été publié sous le titre Interventionism — An Economic Analysis
en anglais en 1998 (traduction de T.F. McManus et H. Bund).
Il a été traduit en français par Hervé
de Quengo.
En voici un extrait qui porte sur les politiques d'inflation et de
crédit.
1. L'inflation
La politique d'inflation, qui consiste à accroître la
quantité de monnaie ou de crédit, cherche à faire monter
les prix et les salaires nominaux (exprimés dans l'unité de
monnaie) ou
cherche à contrebalancer la baisse des prix et des salaires nominaux
qui se dessine et qui résulte de l'augmentation de l'offre de biens de
consommation.
Afin de comprendre l'importance économique de la politique
d'inflation, nous devons revenir à la loi fondamentale de la
théorie monétaire.
Cette loi dit : le service que rend la monnaie à la
communauté économique est indépendant de la
quantité de monnaie.
Que le niveau absolu de la quantité de monnaie d'une économie
fermée soit petit ou grand n'a pas d'importance.
A long terme, le pouvoir d'achat de l'unité de monnaie
s'établira de lui-même au niveau où la demande de monnaie
sera en équilibre avec la quantité de monnaie.
Le fait que chaque individu voudrait posséder une plus grande
quantité de monnaie ne doit pas nous tromper.
Tout le monde veut être plus riche, avoir plus de biens, et l'exprime
en disant qu'il veut plus de monnaie.
Mais s'il en avait plus, il la dépenserait en augmentant sa
consommation ou ses investissements : à long terme, il
n'augmenterait pas du tout la quantité de monnaie qu'il conserve, et
ne l'augmenterait pas non plus de manière significative par rapport
à l'augmentation de son offre de biens.
De plus, la satisfaction qu'il retire de la monnaie supplémentaire
dépendra de ce qu'il recevra une part plus grande que les autres de
cette nouvelle monnaie, ou de ce qu'il la recevra plus tôt.
Un habitant de Berlin, qui aurait jubilé en 1914 s'il avait
hérité de manière inattendue 1 000 marks, n'aurait
pas trouvé digne d'attention un montant de
1 000 000 000 marks au cours de l'automne 1923.
Si nous mettons de côté le rôle de la monnaie comme
étalon pour les paiements différés, c'est-à-dire
pour les obligations et les titres exprimés en montants fixes de
monnaie et devant être touchés dans le futur, nous comprenons
facilement qu'il est sans importance dans une économie fermée
que la quantité de monnaie soit de "x" millions ou de 100
"x" millions d'unités de monnaie.
Dans le deuxième cas, prix et salaires s'exprimeront simplement dans
des quantités d'unités de monnaie plus grandes.
Ce que souhaitent les avocats de l'inflation et ce à quoi s'opposent
les partisans d'une monnaie saine, ce n'est pas le résultat ultime de
l'inflation, à savoir l'augmentation de la quantité de monnaie
elle-même, mais plutôt les effets du processus par quoi la
monnaie supplémentaire entre dans le système économique
et modifie petit à petit les prix et les salaires.
Les conséquences de l'inflation sont doubles :
(1) le sens des paiements différés est altéré
à l'avantage des débiteurs et au détriment des
créanciers, et
(2) les changements de prix ne se produisent pas simultanément ni dans
la même mesure pour tous les biens et tous les services.
Par conséquent, tant que l'inflation n'a pas fini d'exercer ses effets
sur les prix et sur les salaires, il y aura des groupes de la
communauté qui en profiteront, d'autres qui y perdront.
Gagnent ceux qui sont en position de vendre à des prix
élevés les biens et les services qu'ils proposent alors qu'ils
continuent de payer aux anciens prix, moins élevés, les biens
et les services qu'ils achètent.
Perdent, d'un autre côté, ceux qui doivent payer des prix
élevés alors qu'ils vendent encore leurs propres produits et
services aux anciens prix.
Si, par exemple, le gouvernement augmente la quantité de monnaie afin
de payer des armes, les entrepreneurs et les salariés des industries
d'armement seront les premiers à réaliser des gains
d'inflation.
D'autres groupes souffriront de la hausse des prix jusqu'à ce que les
prix de leurs produits ou de leurs services augmentent eux aussi.
C'est sur ce décalage temporel entre les changements de prix des
divers biens et services que repose l'effet favorisant les exportations et
décourageant les importations, effet qui résulte de la baisse
du pouvoir d'achat de la devise nationale.
Comme les effets recherchés par les partisans de l'inflation sont de
nature temporaire, il n'y aurait jamais assez d'inflation à leurs
yeux.
Une fois que la quantité de monnaie cesse de croître, les
groupes qui retiraient des bénéfices de l'inflation perdent
leur position privilégiée.
Ils peuvent conserver les gains réalisés pendant la
période d'inflation mais ne peuvent en réaliser d'autres.
La montée graduelle du prix des biens, qu'ils achetaient auparavant
à des prix relativement bas, porte atteinte à leur situation
parce qu'ils ne peuvent plus espérer continuer d'augmenter leurs prix
en tant que vendeurs.
La demande d'inflation persistera donc.
D'un autre côté, l'inflation ne peut continuer
indéfiniment.
Dès que le public comprendra que le gouvernement ne cherche pas
à arrêter l'inflation, que la quantité de monnaie
continue sa croissance sans qu'on puisse en voir la fin, et que les prix
monétaires de tous les biens et de tous les services continueront donc
à monter sans qu'on puisse les arrêter, tout le monde cherchera
à vendre autant que possible et à conserver aussi peu de
monnaie que nécessaire.
Conserver de la monnaie dans ces conditions ne comporte pas seulement les
coûts traditionnellement associés à
l'intérêt, mais également des pertes considérables
dues à la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie.
Les avantages de la monnaie doivent être payés par des
sacrifices qui semblent si élevés que les gens renoncent de
plus en plus à en conserver.
Durant les grandes inflations de la Première Guerre Mondiale, on
appelait cela "une fuite vers les valeurs réelles" et la
"hausse de panique [crack-up boom]".
Le système monétaire est alors au bord de l'effondrement :
une panique s'ensuit, et tout finit par une dévaluation
complète de la monnaie.
On a recours au troc ou à un nouveau type de monnaie.
On peut trouver des illustrations de ce schéma avec la devise
continentale de 1781, les assignats français de 1796 et le mark
allemand de 1923.
On a offert de nombreux arguments erronés pour défendre la
politique de l'inflation.
La moins dangereuse consiste à dire qu'une faible inflation ne fait
pas beaucoup de mal. Il faut bien l'admettre. Une faible de dose de poison
est moins dangereuse qu'une forte dose. Mais cela ne justifie pas
l'administration de poison.
On affirme que dans des périodes d'urgence grave, il serait
justifié d'utiliser des moyens qui ne seraient pas normalement
envisagés.
Mais qui décide que la situation est suffisamment urgente pour
autoriser l'usage de mesures dangereuses ?
Tout gouvernement ou tout parti politique au pouvoir est enclin à
considérer les difficultés auxquelles il a affaire comme
plutôt exceptionnelles et à en conclure que tous les moyens de
les combattre sont justifiés.
Le drogué qui dit qu'il va s'arrêter demain ne surmontera jamais
sa mauvaise habitude. C'est aujourd'hui que nous devons adopter une politique
saine, pas demain.
On prétend souvent qu'une inflation est impossible tant qu'il y a du
chômage et des machines non utilisées. Cela aussi est une
dangereuse erreur.
Si, au cours d'une inflation, les salaires nominaux restent inchangés
et si donc les salaires réels diminuent, il sera possible d'employer
plus de travailleurs dans les mêmes conditions. Mais cela ne modifie
pas les autres effets de l'inflation.
Que les usines non utilisées reprennent ou non dépend du fait
que les prix des biens qu'elles peuvent produire figurent ou non parmi ceux
qui sont affectés en premier par la montée des prix due
à l'inflation.
Si tel n'est pas le cas, l'inflation ne conduira pas à leur
réouverture.
On commet une erreur pire encore quand on affirme que l'on ne peut pas parler
d'inflation quand la quantité accrue de monnaie correspond à un
accroissement de la production et des capacités productives.
Les raisons pour lesquelles la monnaie supplémentaire est
dépensée n'a aucune importance tant que l'on ne se
préoccupe que des changements des prix et des salaires
consécutifs à l'inflation.
Quelle que soit la manière dont on se procure les moyens pour
dépenser, les intérêts de la communauté et de ses
citoyens sont toujours mieux servis quand on construit des rues, des maisons
et des usines qu'en les détruisant.
Mais cela n'a rien à voir avec le problème de l'inflation.
Ses effets sur les prix et sur la production se font sentir même si on
l'utilise pour financer des projets utiles.
L'inflation, l'impression de papier-monnaie supplémentaire et
l'expansion du crédit sont toujours intentionnelles : elles ne
sont pas des actes de Dieu qui nous tombent dessus, à l'image d'un
tremblement de terre.
Quelque important ou pressant que puisse être un besoin, il ne peut
être satisfait que grâce aux biens disponibles, à l'aide
de biens produits grâce à la réduction d'une autre
consommation.
L'inflation ne produit pas de biens supplémentaires, elle ne fait que
déterminer combien chaque citoyen devra sacrifier.
Comme l'impôt ou l'emprunt d'État, elle est un moyen de
financement, pas un moyen de satisfaire la demande.
On prétend que l'inflation serait inévitable en temps de
guerre. C'est aussi une erreur. Un accroissement de la quantité de
monnaie ne crée pas le matériel de guerre — ni
directement ni indirectement.
On devrait plutôt dire, quand un gouvernement n'ose pas
révéler au public la facture des dépenses de guerre et
n'ose pas imposer les restrictions à la consommation qu'il ne peut
éviter, qu'il préfèrera l'inflation aux deux autres méthodes
de financement, à savoir les impôts et l'emprunt.
De toute façon, il faut payer la guerre et le surcroît d'armes
et les gens devront donc diminuer leur consommation d'autres biens.
Mais il est politiquement opportun — même si c'est
fondamentalement antidémocratique — de dire aux gens que la
guerre et l'accroissement du nombre d'armes créeront les conditions
d'un boom économique et augmenteront la richesse. En tous cas,
l'inflation constitue une politique à courte vue.
De nombreux groupes voient l'inflation d'un bon oeil parce qu'elle fait du
tort au créancier et vient en aide au débiteur.
On pense que c'est là une mesure en faveur des pauvres et contre les
riches. Il est surprenant de voir à quel point ces concepts
traditionnels persistent même dans des conditions radicalement
différentes.
Il fut un temps où les riches étaient les créanciers,
les pauvres étant pour la plupart des débiteurs.
Mais à notre époque, avec les titres, les obligations, les
caisses d'épargne, les assurances et la sécurité
sociale, les choses ont bien changé.
Les riches ont investi dans des usines, dans des magasins, dans l'immobilier
et dans les actions ordinaires. Par conséquent ils sont plus souvent
débiteurs que créanciers.
Au même moment, les pauvres — à l'exception des
agriculteurs — sont plus souvent créanciers que
débiteurs.
En poursuivant une politique défavorable au créanciers, on fait
du tort à l'épargne des masses.
On nuit particulièrement aux classes moyennes, aux professions
libérales, aux fondations et aux universités.
Même les bénéficiaires de la sécurité sociale
sont victimes d'une politique s'attaquant aux créanciers.
Il n'est pas nécessaire de parler en détail du contraire de
l'inflation, à savoir de la déflation.
Cette dernière n'est pas populaire pour la simple raison qu'elle
favorise les intérêts des créanciers aux dépens
des débiteurs.
Aucun parti politique et aucun gouvernement n'a jamais essayé de faire
une tentative volontairement déflationniste.
L'impopularité de la déflation est clairement montrée
par le fait que les inflationnistes parlent tout le temps des maux de la
déflation afin de donner à leurs demandes d'inflation et
d'accroissement du crédit des apparences de justification.
2. L'accroissement du
crédit
Il existe un fait fondamental de l'action humaine : les gens
préfèrent des biens de consommation immédiatement
disponibles à des biens futurs.
Une pomme que l'on peut manger tout de suite a une plus grande valeur qu'une
pomme qui ne sera disponible que l'année prochaine. Et une pomme
disponible l'année prochaine aura a son tour une plus grande valeur
qu'une pomme disponible dans cinq ans.
La différence des valeurs qu'on leur attribue se manifeste dans une
économie de marché sous la forme de l'escompte auquel sont
soumis les biens futurs quand on les compare aux biens actuels. Lors de
échanges monétaires, on appelle intérêt cet
escompte.
L'intérêt ne peut donc pas être aboli.
Afin de l'éliminer, il faudrait empêcher les gens de
préférer une maison habitable aujourd'hui à une maison
disponible dans dix ans.
L'intérêt n'est pas particulier au seul système
capitaliste.
Dans une communauté socialiste aussi, il faudra prendre en compte le
fait qu'une miche de pain non disponible pendant un an ne pourra pas combler
une faim actuelle.
L'intérêt ne trouve pas son origine dans l'équilibre de
l'offre et de la demande de monnaie sur le marché du capital.
C'est plutôt le rôle des marchés des fonds
prétables, que l'on appelle dans le métier
« marché de la monnaie » (pour les
crédits à court terme) et « marché des capitaux »
(pour les crédits à long terme), que d'ajuster les taux
d'intérêts des prêts exprimés en monnaie à
la différence d'évaluation entre biens présents et biens
futurs.
Cette différence d'évaluation est la véritable source de
l'intérêt.
Un accroissement de la quantité de monnaie, aussi importante
soit-elle, ne peut pas influencer le taux d'intérêt à
long terme.
Aucune autre loi économique n'est plus impopulaire que celle qui dit
que les taux d'intérêt sont, à long terme,
indépendants de la quantité de monnaie.
L'opinion publique ne veut pas reconnaître l'intérêt comme
un phénomène du marché.
On pense que l'intérêt est un mal, un obstacle au
bien-être humain et on demande donc de l'éliminer ou au moins de
le réduire considérablement.
L'accroissement du crédit est considéré par ailleurs
comme le moyen approprié pour nous apporter de "l'argent
facile".
Il n'y a pas de doute que l'accroissement du crédit conduise à
une réduction du taux d'intérêt à court terme.
Au début, la quantité additionnelle de crédit oblige le
taux d'intérêt des prêts monétaires à se
situer à un niveau inférieur à ce qu'il aurait
été sur un marché non manipulé.
Mais il est tout aussi clair que même le plus important accroissement
du crédit ne peut pas modifier la différence
d'évaluation entre biens actuels et biens futurs.
Le taux d'intérêt doit en fin de compte revenir au niveau qui
correspond à cette différence d'évaluation.
La description de ce processus d'ajustement est du ressort de cette branche
de l'économie que l'on appelle la théorie des cycles.
[Théorie des
cycles]
Pour chaque ensemble de prix, de salaires et de taux d'intérêts,
il se trouve des projets qui ne seront pas entrepris parce qu'un calcul de
rentabilité montre qu'ils n'offrent aucune chance de succès.
L'homme d'affaires n'a pas le courage de se lancer dans l'aventure parce que
ses calculs l'ont convaincu qu'il ne gagnera rien mais au contraire perdra de
l'argent.
Le manque d'attrait du projet n'est pas une conséquence des conditions
monétaires ou du crédit ; il est dû à la
rareté des biens économiques et du travail et au fait qu'ils
doivent être consacrés à des usages plus pressants et
donc plus attractifs.
Quand les taux d'intérêt sont artificiellement baissés
par un accroissement du crédit, on crée la fausse impression
que des entreprises considérées auparavant comme non rentables
le deviennent.
La monnaie facile conduit les entrepreneurs à se lancer dans des
affaires qu'ils n'auraient pas entreprises à des taux
d'intérêt élevés.
Grâce à la monnaie empruntée, ils entrent sur le
marché, augmentent la demande et font monter les salaires et les prix
des moyens de production.
Ce boom économique se serait évidemment arrêté
immédiatement en l'absence de nouveaux crédits
supplémentaires, parce que les hausses de prix auraient fait
réapparaître l'absence de rentabilité des nouvelles
entreprises.
Mais si les banques continuent d'accroître le crédit, ce frein
ne fonctionne pas. Le boom continue.
Ce boom ne peut pas continuer indéfiniment.
Il n'y a qu'une alternative.
Soit les banques continuent d'accroître le crédit sans
restriction, et causent ainsi une montée constante des prix et une
orgie spéculative de plus en plus forte, ce qui se terminera comme
dans tous les cas d'inflation illimitée par une hausse de panique et
un effondrement du système monétaire et du système de
crédit.
Soit les banques s'arrêtent avant d'atteindre cette limite et renoncent
volontairement à tout nouvel accroissement du crédit, causant
ainsi une crise.
Dans les deux cas, il s'ensuit une dépression [...]."
4. Le coût de
l'échange.
Toute cette alchimie monétaire a eu une grande conséquence
méconnue car le concept, alternatif, qui permet d'en parler et de la
comprendre est laissé de côté.
Ce concept, c'est la "diminution du coût de l'échange"
à quoi avait contribué la monnaie depuis la nuit des temps et
jusqu'au début du XXème siècle ou bien, si on
préfère, la "diminution du coût résiduel de
l’échange".
Et la conséquence en question est que la diminution a vu son rythme en
grande partie freinée.
Ce phénomène s'ajoute aux destructions
synthétisées par Pareto et évoquées ci-dessus.
Certes, beaucoup de commentateurs ne prennent pas en compte le
phénomène : "pourquoi s'en soucier ?" diront certains
puisque même les statistiques n'en rendent pas compte.
Mais l'économiste de l'école de pensée dite
"autrichienne", prend en considération le
phénomène - peu importe les statistiques -, et sur cette base,
il ne peut que prédire avec certitude des désastres, sans dater
le jour de leur survenance.
A cet égard, il convient de ne pas imputer le coût
résiduel de l'échange à la monnaie comme le font, de
façon rhétorique, de plus en plus d'économistes
aujourd'hui en évoquant les "frictions"
et ce qu'ils dénomment le "coût de transaction".
Le cas échéant, ils ont cette démarche après
avoir parachuté et imputé un concept de leur crû,
à savoir le "coût de transaction", aux imperfections
du droit de propriété ou du contrat - on est toujours dans la
rhétorique, dans la magie et non pas dans la réalité -.
Le coût qu'on peut imputer à la monnaie n'est jamais qu'un des
éléments du coût résiduel de
l’échange.
On peut aussi imputer au coût de la monnaie, par exemple, l'inflation,
le chômage ou la "crise".
Mais peu importe que inflation, chômage ou crise soient ou non
éléments du coût de la monnaie, celui-ci, enrichi ou non
ainsi, est dérisoire comparé à la diminution du
coût de l'échange depuis la nuit des temps à quoi avait
contribué le processus de la monnaie.
Reste que cette évolution favorable, qu'est la diminution du
coût de l'échange, a donc été entravée par
le bouleversement inauguré dans la décennie 1920, même si
des progrès non négligeables ont été
effectués malgré tout ces dernières décennies
avec la « monnaie
électronique » - les cartes de paiement "à
puce" et autres téléphones portables qui se sont plus que
juxtaposés aux autres formes de monnaie (virements, chèques,
billets et autres pièces métalliques) -.
Que l'interdiction de la convertibilité des substituts de monnaie
bancaires soit abrogée et la route de la diminution du coût
résiduel de l'échange sera retrouvée.
Ce sera, pour chacun, un gain incalculable qui défiera la peur,
l'étouffement et la terreur, et empêchera la débacle.
Georges Lane
Principes de science économique
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de
Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du
séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi
les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec l’aimable
autorisation de Georges Lane. Tous droits réservés par
l’auteur
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