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Les
idées ne menant pas la France aujourd'hui, la France ne saurait mener
le monde comme certains l'aimeraient. Les idées sont en effet en
France une considération qui semble dérisoire à beaucoup
si j’en juge par les fantaisies et l'insipidité du débat
politique actuel, à l'occasion des futures élections
présidentielles puis législatives : il y aurait
l'économique et le social, l'économique ne serait pas social
; il faudrait vouer aux gémonies la finance et les "maudits
spéculateurs qui la font croître et embellir" ; les règles
de droit sont immergées dans la législation et seule la
réglementation tous azimuts de la puissance publique surnage. Pour
cette raison, je ne peux que répéter que le marché
politique est verrouillé et ne fonctionne pas.
Peut-on d'ailleurs parler, sans faire preuve de fantaisies
additionnelles, d'un débat esquissé, d'échanges
d'idées abordés ? Les protagonistes ne semblent-ils
pas s'escrimer à faire croire que, primo, faire référence
à des idées serait de la théorie dans le meilleur des
cas, et dans le pire de ... l'idéologie, - même quand elles
permettent à l'évidence d’expliquer
l’actualité -, secundo,
qu’à ce titre, elles ne seraient pas opérationnelles, une
“arme” pour capturer les "voix des électeurs"
et, tertio,
qu’il faut trouver autre chose pour en définitive leurrer ces
derniers.
Pour sortir de la tourbière, je vous propose d'abord ci-dessous un
extrait d'un texte de Ludwig von Mises
(1881-1973) écrit en 1938 et intitulé "La lutte des
idées".
Il permet de comprendre pourquoi les protagonistes du marché
politique devraient penser le contraire, pourquoi les idées et la
“lutte des idées” sont finalement des objets bien
réels et, pour employer une expression à la mode, pourquoi les
idées elles-mêmes sont une remarquable "arme de destruction
massive" … de l’erreur et du mensonge.
Mais depuis 1938, beaucoup d'événements se sont produits et une
analyse du raisonnement de Mises - sous jacent en particulier à ce
texte - fait apparaître des difficultés. On les évoquera
très brièvement dans une deuxième section.
Le fait pour quoi j'écris le présent texte est surtout que
toutes les connaissances précédentes devraient être des
connaissances de base de chaque opérateur du marché politique
(électeur ou autre) alors qu'elles sont exclues de
l’organisation médiatico-politique et de l’éducation
nationales. Qui sait d'ailleurs en France qui était Ludwig von Mises ?
La grande majorité "sachante" préfère la
référence ressassée - encore cette semaine de mi
février 2007, la revue "Challenge" ... - à Marx,
Hegel, Keynes, Sartre, Althusser plutôt qu’à Bastiat,
Poincaré, Mises, Hayek, Rueff, etc.
Pourquoi cette situation française ? Pourquoi cette exception
française ?
Une réponse se trouve dans un texte que Friedrich von Hayek (1899-1992) - autre
grand ignoré des sachants - a écrit en 1949 et intitulé "Les intellectuels et le socialisme". Je vous livre un
extrait du texte dans une troisième section.
Si la réponse ne vous convainc pas complètement,
j'espère qu'y parviendra celle à quoi donne lieu le texte qu'a
écrit Gustave
de Molinari (1819-1912), il y a près de 125 ans,
intitulé "Année 1881" et que je reproduis en section
4.
1. La lutte des
idées.
"C’est
une erreur de croire que les expériences malheureuses qu’on a
faites du socialisme peuvent aider à les vaincre. Les faits en
eux-mêmes ne suffisent pas à rien prouver ou réfuter ;
tout dépend de l’interprétation qu’on en donne,
c’est-à-dire des idées et des théories.
Les partisans du socialisme continueront à attribuer à la
propriété privée tous les maux de ce monde et à
attendre le salut du socialisme. Les échecs du bolchevisme russe [1]
sont attribués par les socialistes à toutes les causes
possibles, excepté à l’insuffisance du système. A
leur point de vue le capitalisme seul est responsable de toutes les
misères dont le monde a souffert au cours de ces dernières
années. Ils ne voient que ce qu’ils veulent voir et feignent
d’ignorer tout ce qui pourrait contredire leur théorie.
On ne peut vaincre des idées que par des idées. Seules les
idées du capitalisme et du libéralisme peuvent triompher du
socialisme. Seule la lutte des idées peut permettre d’aboutir
à une décision.
Le libéralisme et le capitalisme s’adressent à la froide
raison, et progressent selon la stricte logique, en écartant
délibérément tout appel au sentiment. Le socialisme, au
contraire, cherche à agir en suscitant des passions ; il essaie de
faire violence à la réflexion logique en excitant le sens de
l’intérêt personnel et de couvrir la voix de la raison en
éveillant les instincts les plus primitifs.
Cette méthode semble déjà donner l’avantage au
socialisme en ce qui concerne les hommes d’un niveau intellectuel
supérieur, la minorité capable de réflexion personnelle.
Vis-à-vis des autres, des masses incapables de pensée, sa
position paraît inattaquable.
L’orateur qui excite les passions des masses semble avoir plus de
chances de succès que celui qui tente de s’adresser à
leur raison. Aussi le libéralisme paraît-il avoir bien peu
d’espoir de triompher dans la lutte contre le socialisme.
Mais ce point de vue pessimiste méconnaît entièrement
l’influence que la réflexion calme et raisonnable peut exercer
sur les masses ; il exagère énormément la part qui
revient aux masses et par là même à la psychologie des
foules dans la naissance et la formation des idées dominantes
d’une époque.
C’est un fait exact que les masses ne pensent pas. Mais c’est
là précisément la raison pour laquelle elles suivent
ceux qui pensent. La direction spirituelle de l’humanité
appartient au petit nombre d’hommes qui pensent par eux-mêmes ;
ces hommes exercent d’abord leur action sur le cercle capable
d’accueillir et de comprendre la pensée élaborée
par d’autres ; par cette voie les idées se répandent dans
les masses où elles se condensent peu à peu pour former
l’opinion publique du temps. Le socialisme n’est pas devenu
l’idée dominante de notre époque parce que les masses ont
élaboré puis transmis aux couches intellectuelles
supérieures l’idée de la socialisation des moyens de
production ; le matérialisme historique lui-même, quelque
imprégné qu’il soit de “l’esprit populaire”
du romantisme et de l’école historique du droit, n’a
jamais osé avancer une telle affirmation. L’âme des foules
n’a jamais produit d’elle-même autre chose que des
massacres collectifs, des actes de dévastation et de destruction. Or
l’idée socialiste a beau n’aboutir dans ses effets
qu’à la destruction, il n’en demeure pas moins que
c’est une idée. Il a donc fallu que quelqu’un la
conçoive, et ce n’a pu être l’oeuvre que de penseurs
isolés.
Comme toute autre grande idée, le socialisme a
pénétré dans les masses par l’intermédiaire
de la classe intellectuelle moyenne. Ce n’est pas le peuple, ce ne sont
pas le masses qui ont été gagnées les premières
au socialisme et d’ailleurs même aujourd’hui les masses ne
sont pas à proprement parler socialistes, elles sont socialistes
agraires et syndicalistes. - : ce sont les intellectuels. Ce sont eux, et non
les masses, qui sont les supports du socialisme.
La puissance du socialisme est, comme toute autre puissance, d’ordre
spirituel, et elle trouve son soutien dans des idées ; or les
idées viennent toujours des chefs spirituels et ce sont ces derniers
qui les transmettent au peuple. Si les intellectuels se détournaient
du socialisme, cela en serait fait de sa puissance.
Les masses sont incapables à la longue de résister aux
idées des chefs. Il est certes des démagogues qui pour se
pousser en avant sont prêts contrairement à leur propre
conviction à présenter au peuple des idées qui flattent
ses bas instincts et qui sont susceptibles par cela même
d’être bien accueillies. Mais à la longue les
prophètes qui au fond d’eux-mêmes sont conscients de leur
fausseté sont incapables de résister aux attaques
d’hommes sincèrement convaincus. Rien ne saurait corrompre les
idées. Ni l’argent, ni aucune autre récompense ne peuvent
recruter des mercenaires capables de lutter contre elles.
La société humaine est une construction de l’esprit. La
coopération sociale est tout d’abord pensée et seulement
ensuite voulue et réalisée en fait. Ce ne sont pas les forces
productives matérielles, ces entités nébuleuses et
mystiques du matérialisme historique, ce sont les idées qui
font l’histoire. Si l’on pouvait vaincre l’idée du
socialisme et amener l’humanité à comprendre la
nécessité de la propriété privée des
moyens de production, le socialisme serait contraint de disparaître.
Tout le problème est là.
La victoire de l’idée socialiste sur l’idée
libérale n’a été rendue possible que par la
substitution à la conception sociale, qui considère la fonction
sociale de chaque institution et le fonctionnement de l’ensemble de
l’organisme social, une conception asociale qui en envisage
séparément les diverses parties.
Le socialisme voit des affamés, des chômeurs, des riches, exerce
une critique fragmentaire ; le libéralisme ne perd jamais de vue
l’ensemble et l’interdépendance des
phénomènes. Il sait fort bien que la propriété
des moyens de production n’est pas capable de transformer le monde en
un paradis. Il s’est toujours borné à affirmer que la
société socialiste est irréalisable et par
conséquent moins apte que la société capitaliste
à assurer à tous le bien-être.
Personne n’a plus mal compris le libéralisme que ceux qui se
sont prétendus libéraux au cours des dernières
années [2]. Ils se sont crus obligés de combattre les
“excroissances” du capitalisme, adoptant ainsi la conception sans
scrupules, la conception asociale qui est propre au socialisme. Une
organisation ne comporte pas d’”excroissance” qu’on
puisse supprimer à son gré. Si un phénomène est
la conséquence du fonctionnement du système social reposant sur
la propriété privée des moyens de production, aucune
considération morale ou esthétique ne permet de le condamner.
La spéculation qui est inséparable de l’activité
économique même dans une société socialiste ne
saurait être condamnée sous la forme propre qu’elle
revêt dans la société capitaliste parce que le moraliste
méconnaît sa fonction sociale. Les disciples du
libéralisme n’ont pas été plus heureux dans leurs
critiques du système socialiste que dans leur étude de la
nature de l’ordre social capitaliste. Ils n’ont pas cessé
de déclarer que le socialisme est un idéal noble et
élevé vers lequel on devrait tendre s’il était
réalisable ; malheureusement il n’en est pas ainsi parce
qu’ils ne le sont pas en réalité. On ne voit pas comment
on peut affirmer que le socialisme ait une supériorité
quelconque sur le capitalisme, si l’on n’est pas capable de
montrer qu’il fonctionnerait mieux que le capitalisme en tant que
système social. On pourrait tout aussi bien affirmer qu’une
machine construite sur le principe du mouvement perpétuel serait
meilleure qu’une machine fonctionnant selon les lois de la
mécanique mais que par malheur une telle machine ne saurait exister.
Si la conception du système socialiste renferme une erreur qui
l’empêche de produire ce qu’il est censé devoir
produire, il n’est pas possible de comparer le socialisme au
système capitaliste qui, lui, a fait ses preuves ; on n’a pas le
droit dès lors de le qualifier de plus noble, plus beau ou plus juste.
Le socialisme n’est d’ailleurs pas irréalisable seulement
parce qu’il exige des hommes plus nobles et moins égoïstes.
[…] il manque à la communauté socialiste ce qui est avant
tout indispensable à tout système économique complexe
qui ne vit pas au jour le jour mais qui travaille selon les
procédés complexes de la technique moderne : à savoir :
la possibilité de compter, c’est-à-dire de
procéder rationnellement. Si cette vérité était
connue de tous, les idées socialistes disparaîtraient de
l’esprit de tous les hommes raisonnables.
Nous avons montré […] la fausseté de l’opinion
selon laquelle l’avènement du socialisme serait
inéluctable parce que l’évolution de la
société y conduirait nécessairement. Si le monde
s’achemine vers le socialisme, c’est parce que l’immense
majorité des hommes le veulent ; et ils le veulent parce qu’ils
considèrent le socialisme comme une forme d’organisation sociale
assurant un bien-être supérieur. Que cette opinion vienne
à se modifier et c’en sera fait du socialisme.”
(Fin du texte de Mises
écrit, je le répète, en 1938 dans son livre
intitulé Le socialisme, étude économique et sociologique
)[3]
[1] Je ne saurais trop attirer l’attention du lecteur sur ce propos de
Mises qui avait expliqué par la logique et cela, depuis sa
création par la violence (en 1917), que l’URSS était
vouée à l’échec et son échec serait
d’autant plus coûteux pour les gens y vivant que tout serait fait
par les “dirigeants” pour tenter d’y surseoir.
Il faut avoir étudié la science économique dans les
ouvrages de Paul Samuelson, premier prix Nobel de la discipline, qui
prévoyait et enseignait au début de la décennie 1950
que, dans les dix années à venir, l’URSS aurait rejoint
et même dépassé les Etats-Unis, pour avoir été
surpris par son implosion en 1990.
Il faut être menteur né ou adepte du “politiquement
correct” qui, entre autres partages dignes de ce nom, procède
à celui de l’inculture entre politiques, médiatiques et
bénévoles, pour affirmer que personne n’avait prévu
la disparition de l’URSS. Mises, Hayek en particulier l’avaient
prévu !
Etant donné la transposition du modèle de l’URSS
qu’elle concrétise, et pour les mêmes raisons, ne soyons
pas surpris du devenir de l’organisation para-étatique de la
sécurité sociale obligatoire en France.
[2] Et il en a toujours été ainsi jusqu’à
aujourd’hui. Espérons que cela va changer.
[3] Pour la traduction du livre, merci encore à Hervé de Quengo
: cf. Le socialisme, étude économique et sociologique
http://herve.dequengo.free.fr/Mises/Soc/LS_V_3.htm
2. La question de la
Wertfreiheit.
Pour faire apparaître certaines difficultés du raisonnement de
Mises et les lever, je ne saurais trop renvoyer les lecteurs à la
thèse de François Guillaumat et en particulier à son
passage qui traite de :
- Du doute sur la
Wertfreiheit à
l’absolu du critère de justice p.196
- Que sauver de la
Wertfreiheit ? p. 201 ;
- Les tenants de la
Wertfreiheit dans leurs
œuvres p. 204 ;
- Obligations morales
plus ou moins reconnues de la démarche scientifique p. 207 ;
- La raison
compétente en philosophie morale p. 209 ;
- Anti-concepts
normatifs p. 212 ;
-
Fécondité du critère de la contradiction pratique p. 214
;
- Implication inattendue
de l’éthique scientifique p. 219″.
Il n'en reste pas moins que tout cela représente des connaissances de
base que devrait avoir chacun mais qui sont exclues de l’organisation
médiatico-politique et de l'éducation nationales.
Celles-ci préférent faire référence à
Marx, Hegel, Keynes, Sartre, Althusser plutôt qu’à
Bastiat, Poincaré, Mises, Rueff, Hayek, etc.
A chacun de s’informer malgré tout.
Un fait encourageant : la presse quotidienne se vend de moins en moins en
France. Que la presse change de journalistes, de formation de journaliste, et
vous verrez comme tout s’améliorera.
3. Les intellectuels
et le socialisme.
En 1949, Hayek s'était penché sur les
"intellectuels", à l'époque ... du monde entier, qui
semblaient en majorité préférer les idées
socialistes. Il avait publié un article dans la University of Chicago Law Review.
The Institute of Economic Affairs a
réédité l'article en 1998 (Rediscovered Riches No.
4, avec une introduction).
“II. La classe des marchands
d’idées de seconde main.
Le terme “intellectuel”, toutefois, ne donne pas
immédiatement une image exacte de la grande classe à laquelle
il se réfère.
Le fait que nous ne disposions pas d’un meilleur nom pour
décrire ce que nous avons appelé des marchands
d’idées de seconde main n’est pas la moindre des raisons
pour laquelle leur pouvoir n’est pas mieux compris.
Même des personnes qui utilisent le mot “intellectuel”
principalement comme un terme méprisant sont enclins à ne pas
l’appliquer à des personnes qui accomplissent sans aucun doute
cette fonction caractéristique. Cette fonction n’est ni celle du
penseur original ni celle du savant ou de l’expert dans un domaine
particulier de la pensée.
L’intellectuel typique n’a besoin d’être ni
l’un ni l’autre : il n’a pas besoin de posséder une
connaissance spéciale quelconque, ni même d’être
spécialement intelligent, pour jouer son rôle
d’intermédiaire dans la diffusion des idées. Ce qui le
qualifie pour ce travail est la vaste étendue de sujets sur lesquels
il peut immédiatement parler et écrire, ainsi qu’une
position ou des habitudes qui lui permettent de se familiariser avec les nouvelles
idées avant ceux auxquels il s’adresse.[…]
VIII. Offrir un
programme libéral neuf, qui attire l'imagination.
[...]La leçon principale que le vrai libéral doit apprendre du
succès des socialistes est que c’est leur courage
d’être utopique qui leur a apporté le soutien des
intellectuels et donc une influence sur l’opinion publique qui rend
tous les jours possible ce qui semblait encore récemment tout à
fait lointain.
Ceux qui se sont limités exclusivement à ce qui semblait
possible dans l’état actuel de l’opinion ont toujours pu
constater que même cela est rapidement devenu politiquement impossible
à cause des changements de l’opinion publique qu’ils
n’ont rien fait pour guider.[...]”
4. La
réalité des principes des libéraux.
En 125 ans, le monde a-t-il changé dans le sens que laissaient
présager les libéraux alors ou bien dans le sens qu’ont
tenté de lui donner en permanence, par la suite, les non ou anti
libéraux ?
Force est de constater que le sens dans lequel le monde a changé au
XXè siècle n’est pas celui que les non ou anti
libéraux ont tenté de lui donner, moyennant un coût
incommensurable supporté par chaque être humain et lié
aux destructions pharaoniques qu’ils lui ont infligées. Il
a changé dans le sens qu’avaient subodoré les
libéraux, une fois leur découverte des principes de la
réalité comprise.
Et on ne peut que s’étonner qu’en dépit de tout
cela, les non ou anti libéraux aient encore en France une
“opinion publique” majoritaire avec eux.
Avec la nouvelle année, tous les espoirs sont néanmoins permis
: aussi, je souhaiterais pour ma part qu’il y ait enfin en 2007 un
basculement et que l’opinion publique majoritaire devienne
libérale.
Il y a 125 ans, on pouvait lire dans Le
Journal des Economistes sous la plume de Gustave de Molinari, les
lignes qui suivent :
Année
1881.
“L’année qui [se termine] a été
marquée par divers événements importants, au point de
vue de la transformation progressive de l’industrie et du
développement des relations … du monde.
L’asservissement des grandes forces de la nature à la
satisfaction des besoins de l’homme, la création d’un
nouvel outillage, d’une puissance extraordinaire, qui exonère la
multitude de l’écrasant et abrutissant fardeau du labeur
matériel, en réservant l’ouvrier les fonctions
productives qui exigent le concours de l’intelligence et en
élevant par là même la valeur de son travail, resteront,
n’en déplaise aux grands hommes attardés de la politique
et de la guerre, les oeuvres solides et durable de notre siècle.
Les noms des artisans de conquêtes et de révolution seront
oubliés, ou tout au moins ne laisseront que le souvenir d’une
activité bruyante et néfaste. On n’oubliera point les
hommes qui ont consacré leur vie à l’amélioration
du sort de leurs semblables, soit en perfectionnant le matériel de la
production, soit en travaillant à rapprocher les différents
membres de la grande famille humaine, et à établir entre eux
une pacifique et féconde communauté d’intérêts.
L’application de
l’électricité au transport de la pensée
date à peine d’un demi-siècle, et déjà le
réseau des communications télégraphiques enveloppe le
globe entier, en resserrant chaque jour ses mailles, en sorte que nous
pouvons avoir des nouvelles de la santé de nos parents ou de nos amis
et de l’état du marché de San Francisco ou de Calcutta en
moins de temps que nous n’en recevions autrefois de Fontainebleau ou de
Versailles.
Les applications de l’électricité au transport du son, de
la lumière et de la force ne seront, selon toute apparence,
guère moins féconde en merveilles utiles.
Qui sait si la puissance des marées de l’Océan ne sera
pas mise quelque jour au service de l’industrie et transportée
jusqu’au centre de notre continent ?
Qui sait si les “forces perdues”, en comparaison desquelles les
forces utilisées ne forment encore qu’une fraction
infinitésimale ne seront pas successivement captées, asservies
et employées économiquement à multiplier la richesse au
profit de toutes les classes de la société, et en particulier
de celle qui a été jusqu’à présent le moins
favorisée dans la distribution des biens de ce monde ? Voilà
les conquêtes qui seront la véritable gloire de notre temps et
qui feront du XIXè siècle une époque de l’histoire
de l’humanité.
Malheureusement, les arts qui dérivent des sciences morales et
politiques sont loin de réaliser des progrès analogues à
ceux des industries qui procèdent des sciences physiques et
naturelles. Les institutions politiques et économiques se modifient
sans doute, mais est-ce toujours dans le sens du progrès ?
Dans ce demi-siècle qui a vu naître la locomotion à la
vapeur avec la télégraphie électrique, se multiplier les
valeurs mobilières qui font descendre la propriété
jusque dans les couches les plus basses de la société, et
décupler le commerce international, les guerres et les
révolutions ont plus que jamais troublé et ralenti le
développement de la richesse, tout en ravivant les inimitiés
nationales et les haines de classes.
A mesure que la science et l’industrie rapprochaient les nations, une
politique d’un autre âge s’appliquait à les diviser
davantage. Au lieu de désarmer, les peuples de notre continent ont
augmenté successivement leurs effectifs en se laissant imposer le
service militaire universel, et toutes les frontières, ouvertes par
les chemins de fer, se sont garnies de forteresses et de camps
retranchés.
D’un autre côté, à mesure que le progrès des
moyens de communication favorisait l’accroissement des relations
commerciales, l’esprit de monopole s’efforçait de
neutraliser ce progrès en maintenant et même en exhaussant les
barrières douanières.
A mesure enfin que le développement de la concurrence entamait les
monopoles intérieurs, en rendant inutile l’intervention du
gouvernement pour protéger le consommateur, et que la création
d’entreprises colossales par l’association de capitaux, en
coupures à la portée des plus modestes épargnes,
attestait la puissance croissante de l’industrie privée, les
gouvernements s’efforçaient à l’envi
d’empiéter surle domaine légitime de
l’activité individuelle ou de l’association libre, et
d’entraver par une réglementation suranée l’action
bienfaisante de la concurrence.
C’est en Allemagne […] on retiendra que Bismarck veut placer sous
la dépendance directe ou indirecte de l’Etat toutes les classes
de la société, soit en réduisant leurs membres à
la condition de fonctionnaires, soit en les protégeant d’une
manière ou d’une autre : a été mise à
l’ordre du jour l’institution par l’Etat d’une
assurance obligatoire contre les accidents et les maladies […]
En Russie […] on retiendra qu’il y a eu émancipation des
serfs du monopole seigneurial, mais sous prétexte de les rendre
propriétaires, on les a rendus serfs de la commune et de
l’administration, on n’a pas manqué de rendre la
liberté responsable des crimes des nihilistes, il est admis que les
erreurs du gouvernement dans toutes les réformes entreprises sont
à imputer à l’opinion
publique, cette maîtresse ignorante et infatuée de
son ignorance […].
L’Angleterre […] on retiendra qu’il y a le retour offensif
du protectionnisme sous le pseudonyme de fair trade [en Français 2004,
“commerce équitable”] – et que les
hommes de l’Etat succombent à la tentation d’attribuer
à l’Etat, partant à eux-mêmes, le rôle de
Providence : il a confisqué le télégraphe qu’il a
annexé au monopole postal, il intervient de plus en plus dans
l’industrie de l’enseignement pour ne pas parler du Land act
qu’il a décidé d’appliquer en Irlande […]
En France […] on retiendra la protection de la marine marchande par le
nouveau tarif général des douanes ; sous le prétexte de
simplifier le travail de la douane et d’éviter la fraude, on a
transformé les droits à la valeur en droits au poids ; les
traités de commerce ont remis à l’ordre du jour le
sophisme de la réciprocité que Bastiat se flattait
d’avoir démoli ; nous avons copié la politique
économique de Bismarck…
Aux Etats-Unis, l’industrie privée a construit et mis en
exploitation, dans le courant de l’année 1881, plus de 12000
kilomètres de chemin de fer, près de la moitié de notre
réseau en exploitation.
Pourquoi l’industrie libre ne se montrerait-elle pas en France aussi
active et aussi féconde ? Nous ne manquons pas d’esprit
d’entreprise, et la France est au premier rang des producteurs de
capitaux. Qu’en fait-elle ? Elle est réduite à en
chercher l’emploi à l’étranger; ou à les
livrer à la spéculation, au risque d’aboutir à un
Krach.
'Verrait-on, dit un écrivain spécial, M. Alfred Neymarck,
autant de capitalistes, autant d’industries et de commerçants
s’adonner aux opérations de bourse s’ils trouvaient dans
de bonnes entreprises l’emploi régulier et fructueux de leurs
fonds?'.[…]
L’émigration aux Etats-Unis qui s’était ralentie
à la suite de la crise de 1873 a repris une nouvelle
activité… Ce flot d’émigrants ne manquera pas de
grossir encore lorsque l’esprit d’entreprise et les capitaux
interviendront suffisamment pour faciliter l’émigration,
aujourd’hui presque abandonnée à elle-même.
Alors qui sait ? Peut-être les gouvernements de la vieille Europe
commenceront-ils à comprendre la nécessité de retenir
une clientèle qui leur échappe, en lui rendant de meilleurs
services et en les faisant payer moins cher […].
L’histoire de la science [Molinari
ne fait pas de différence entre science et science économique]
[…] pendant ces quarante dernières années [1841-81][…] des
attaques incessantes auxquelles la tradition des fondateurs de la science a
été en butte de la part de ces “monopoleurs
furieux” dont parlait Adam Smith, qu’elle dérangeait dans
leur exploitation malfaisante, ou bien encore de la part de ces utopistes non
moins furibonds, socialistes, communistes, collectivistes, anarchistes,
nihilistes, dont elle démolissait impitoyablement les théories
creuses.
Dans cette double lutte que les économistes ont soutenue, qu’ils
soutiennent encore sans paix ni trêve, ils n’ont jamais eu, sauf
en Angleterre dans la lutte contre les lois céréales, la faveur
publique.
Tout en inspirant une méfiance invincible aux intérêts
conservateurs qu’ils défendaient contre le socialisme, mais ne
leur pardonnaient point leur goût pour la liberté, les
économistes étaient signalés par les socialistes comme
des serviteurs à gage du “capitalisme” et des malthusiens
sans entrailles :
pour les conservateurs protectionnistes et gouvernementalistes,
l’économie politique était la plus ennuyeuse et
peut-être la plus commode des littératures ; pour les
socialistes cette “science officielle” préposée
à la défense de la “vieille société”
était infailliblement destinée à périr avec elle.
Faut-il s’étonner si cette impopularité de la science, telle
qu’elle est sortie des mains des fondateurs, a suggéré
à quelques-uns de ceux qui s’attribuaient les titres
nécessaires pour leur succéder l’idée de
réformer leurs doctrines et de les approprier au goût du jour ?
Les uns s’évertuaient à réconcilier l’économie
politique avec le socialisme, en faisant bon marché de la
propriété et de la concurrence, les autres s’appliquaient
à lui donner les allures d’une science d’Etat, en la
subordonnant à la politique.
Une école dite des socialistes de la chaire, combinant ces deux
tendances, a entrepris de réhabiliter la tutelle de l’Etat, et
de confier au gouvernement la mission de résoudre la “question
sociale”. Cette école a fait, comme chacun sait, de nombreux
prosélytes en Allemagne, où elle tient, en ce moment, le haut
du pavé […]
[Mais
l’économie politique n’est pas une science
arrêtée et fermée, ni même à refaire.]
La société est naturellement organisée et cette
organisation, dont les inventeurs de “systèmes” ignorent
ou méconnaissent les lois, va se développant.
Le meilleur service que les gouvernements puissent rendre à la cause
du progrès est d’abandonner les intérêts à
eux-mêmes, en se bornant à garantir, au meilleur marché
possible, la sécurité des personnes et des
propriétés, et en s’abstenant d’entraver la
liberté.
Au besoin, l’expérience de ces quarante années -1841-81 –
marquées par tant de découvertes et d’inventions qui sont
en train de changer la face du monde, ne viendrait-elle pas apporter une
confirmation éclatante à ces vérités mises au
jour par les maîtres de la science ?
N’est-ce pas dans les pays où la sécurité des
personnes et des choses est le mieux garantie, où le travail,
l’association, le crédit et l’échange sont le moins
chargés d’entraves qu’on voit surtout la richesse se
multiplier, le fardeau du travail matériel s’alléger et
le bien–être se répandre jusque dans les couches les plus
basses de la société ?
Nous n’avons donc rien à changer à notre programme.
N’en déplaise aux socialistes de la chaire ou des clubs, il
continuera de se résumer dans cette devise des économistes du
XVIIIè siècle : Laissez faire, laissez passer.”
(Fin
du texte de Gustave de Molinari écrit, je le répète, en
janvier 1882 dans Le
Journal des Economistes pour faire le point sur
l’année 1881).
Conclusion.
Près de 125 années plus tard, on remarquera que ce dernier
texte est d’une actualité brûlante, tant par les
phénomènes scientifiques évoqués qui n’ont
jamais cessé d’être approfondis (nous sommes à
l’aurore de l’UMTS et autre CDMA permettant de recevoir internet
et télévision sur un téléphone portable) ou les
imaginés par Molinari qui ont été réalisés
par la suite (comme, par exemple, l’usine marée motrice de la
Rance) que par l’attitude "bovine" des hommes de l’Etat
qui n’a pas changé d’un iota, même si le vocabulaire
qu’ils emploient est parfois différent: ce sont
l’Etat-providence, le commerce équitable,
l’égalité des chances, le développement durable
qui ponctuent leurs propos.
Ce texte de Molinari est tout simplement révélateur du bien
fondé des principes des libéraux que, par tous les moyens,
mêmes les pires (l’intimidation ou le chantage, voire
l’assassinat), en France, les non ou anti libéraux,
c’est-à-dire les socialo-communistes de tous poils, continuent
inexorablement, dans le meilleur des cas, à chercher à faire
ignorer. Dans le pire, ils inculquent à la place leurs faux principes
catastrophiques.
Toutes ces fantaisies menant la France, loin de mener le monde
- qui s'en est sorti - comme leurs tenants en ont l'espérance ou
la prétention culottées, elles ne sauraient que l'y
recroqueviller un peu plus chaque jour.
Georges
Lane
Principes de science économique
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publiés par Georges Lane
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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