Les idées mènent le monde, mais les fantaisies la France.

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Published : April 17th, 2007
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Les idées ne menant pas la France aujourd'hui, la France ne saurait mener le monde comme certains l'aimeraient. Les idées sont en effet en France une considération qui semble dérisoire à beaucoup si j’en juge par les fantaisies et l'insipidité du débat politique actuel, à l'occasion des futures élections présidentielles puis législatives : il y aurait l'économique et le social, l'économique ne serait pas social ; il faudrait vouer aux gémonies la finance et les "maudits spéculateurs qui la font croître et embellir" ; les règles de droit sont immergées dans la législation et seule la réglementation tous azimuts de la puissance publique surnage. Pour cette raison, je ne peux que répéter que le marché politique est verrouillé et ne fonctionne pas.

Peut-on d'ailleurs parler, sans faire preuve de fantaisies additionnelles, d'un débat esquissé, d'échanges d'idées abordés ? Les protagonistes ne semblent-ils pas s'escrimer à faire croire que, primo, faire référence à des idées serait de la théorie dans le meilleur des cas, et dans le pire de ... l'idéologie, - même quand elles permettent à l'évidence d’expliquer l’actualité -, secundo, qu’à ce titre, elles ne seraient pas opérationnelles, une “arme” pour capturer les "voix des électeurs" et, tertio, qu’il faut trouver autre chose pour en définitive leurrer ces derniers.

Pour sortir de la tourbière, je vous propose d'abord ci-dessous un extrait d'un texte de Ludwig von Mises (1881-1973) écrit en 1938 et intitulé "La lutte des idées".
Il permet de comprendre pourquoi les protagonistes du marché politique devraient penser le contraire, pourquoi les idées et la “lutte des idées” sont finalement des objets bien réels et, pour employer une expression à la mode, pourquoi les idées elles-mêmes sont une remarquable "arme de destruction massive" … de l’erreur et du mensonge.

Mais depuis 1938, beaucoup d'événements se sont produits et une analyse du raisonnement de Mises - sous jacent en particulier à ce texte - fait apparaître des difficultés. On les évoquera très brièvement dans une deuxième section.

Le fait pour quoi j'écris le présent texte est surtout que toutes les connaissances précédentes devraient être des connaissances de base de chaque opérateur du marché politique (électeur ou autre) alors qu'elles sont exclues de l’organisation médiatico-politique et de l’éducation nationales. Qui sait d'ailleurs en France qui était Ludwig von Mises ?
La grande majorité "sachante" préfère la référence ressassée - encore cette semaine de mi février 2007, la revue "Challenge" ... - à Marx, Hegel, Keynes, Sartre, Althusser plutôt qu’à Bastiat, Poincaré, Mises, Hayek, Rueff, etc.

Pourquoi cette situation française ? Pourquoi cette exception française ?
Une réponse se trouve dans un texte que Friedrich von Hayek (1899-1992) - autre grand ignoré des sachants - a écrit en 1949 et intitulé "Les intellectuels et le socialisme". Je vous livre un extrait du texte dans une troisième section.

Si la réponse ne vous convainc pas complètement, j'espère qu'y parviendra celle à quoi donne lieu le texte qu'a écrit Gustave de Molinari (1819-1912), il y a près de 125 ans, intitulé "Année 1881" et que je reproduis en section 4.


1. La lutte des idées.

 

"C’est une erreur de croire que les expériences malheureuses qu’on a faites du socialisme peuvent aider à les vaincre. Les faits en eux-mêmes ne suffisent pas à rien prouver ou réfuter ; tout dépend de l’interprétation qu’on en donne, c’est-à-dire des idées et des théories.

Les partisans du socialisme continueront à attribuer à la propriété privée tous les maux de ce monde et à attendre le salut du socialisme. Les échecs du bolchevisme russe [1] sont attribués par les socialistes à toutes les causes possibles, excepté à l’insuffisance du système. A leur point de vue le capitalisme seul est responsable de toutes les misères dont le monde a souffert au cours de ces dernières années. Ils ne voient que ce qu’ils veulent voir et feignent d’ignorer tout ce qui pourrait contredire leur théorie.

On ne peut vaincre des idées que par des idées. Seules les idées du capitalisme et du libéralisme peuvent triompher du socialisme. Seule la lutte des idées peut permettre d’aboutir à une décision.

Le libéralisme et le capitalisme s’adressent à la froide raison, et progressent selon la stricte logique, en écartant délibérément tout appel au sentiment. Le socialisme, au contraire, cherche à agir en suscitant des passions ; il essaie de faire violence à la réflexion logique en excitant le sens de l’intérêt personnel et de couvrir la voix de la raison en éveillant les instincts les plus primitifs.

Cette méthode semble déjà donner l’avantage au socialisme en ce qui concerne les hommes d’un niveau intellectuel supérieur, la minorité capable de réflexion personnelle. Vis-à-vis des autres, des masses incapables de pensée, sa position paraît inattaquable.

L’orateur qui excite les passions des masses semble avoir plus de chances de succès que celui qui tente de s’adresser à leur raison. Aussi le libéralisme paraît-il avoir bien peu d’espoir de triompher dans la lutte contre le socialisme.

Mais ce point de vue pessimiste méconnaît entièrement l’influence que la réflexion calme et raisonnable peut exercer sur les masses ; il exagère énormément la part qui revient aux masses et par là même à la psychologie des foules dans la naissance et la formation des idées dominantes d’une époque.

C’est un fait exact que les masses ne pensent pas. Mais c’est là précisément la raison pour laquelle elles suivent ceux qui pensent. La direction spirituelle de l’humanité appartient au petit nombre d’hommes qui pensent par eux-mêmes ; ces hommes exercent d’abord leur action sur le cercle capable d’accueillir et de comprendre la pensée élaborée par d’autres ; par cette voie les idées se répandent dans les masses où elles se condensent peu à peu pour former l’opinion publique du temps. Le socialisme n’est pas devenu l’idée dominante de notre époque parce que les masses ont élaboré puis transmis aux couches intellectuelles supérieures l’idée de la socialisation des moyens de production ; le matérialisme historique lui-même, quelque imprégné qu’il soit de “l’esprit populaire” du romantisme et de l’école historique du droit, n’a jamais osé avancer une telle affirmation. L’âme des foules n’a jamais produit d’elle-même autre chose que des massacres collectifs, des actes de dévastation et de destruction. Or l’idée socialiste a beau n’aboutir dans ses effets qu’à la destruction, il n’en demeure pas moins que c’est une idée. Il a donc fallu que quelqu’un la conçoive, et ce n’a pu être l’oeuvre que de penseurs isolés.

Comme toute autre grande idée, le socialisme a pénétré dans les masses par l’intermédiaire de la classe intellectuelle moyenne. Ce n’est pas le peuple, ce ne sont pas le masses qui ont été gagnées les premières au socialisme et d’ailleurs même aujourd’hui les masses ne sont pas à proprement parler socialistes, elles sont socialistes agraires et syndicalistes. - : ce sont les intellectuels. Ce sont eux, et non les masses, qui sont les supports du socialisme.


La puissance du socialisme est, comme toute autre puissance, d’ordre spirituel, et elle trouve son soutien dans des idées ; or les idées viennent toujours des chefs spirituels et ce sont ces derniers qui les transmettent au peuple. Si les intellectuels se détournaient du socialisme, cela en serait fait de sa puissance.
Les masses sont incapables à la longue de résister aux idées des chefs. Il est certes des démagogues qui pour se pousser en avant sont prêts contrairement à leur propre conviction à présenter au peuple des idées qui flattent ses bas instincts et qui sont susceptibles par cela même d’être bien accueillies. Mais à la longue les prophètes qui au fond d’eux-mêmes sont conscients de leur fausseté sont incapables de résister aux attaques d’hommes sincèrement convaincus. Rien ne saurait corrompre les idées. Ni l’argent, ni aucune autre récompense ne peuvent recruter des mercenaires capables de lutter contre elles.

La société humaine est une construction de l’esprit. La coopération sociale est tout d’abord pensée et seulement ensuite voulue et réalisée en fait. Ce ne sont pas les forces productives matérielles, ces entités nébuleuses et mystiques du matérialisme historique, ce sont les idées qui font l’histoire. Si l’on pouvait vaincre l’idée du socialisme et amener l’humanité à comprendre la nécessité de la propriété privée des moyens de production, le socialisme serait contraint de disparaître. Tout le problème est là.

La victoire de l’idée socialiste sur l’idée libérale n’a été rendue possible que par la substitution à la conception sociale, qui considère la fonction sociale de chaque institution et le fonctionnement de l’ensemble de l’organisme social, une conception asociale qui en envisage séparément les diverses parties.

Le socialisme voit des affamés, des chômeurs, des riches, exerce une critique fragmentaire ; le libéralisme ne perd jamais de vue l’ensemble et l’interdépendance des phénomènes. Il sait fort bien que la propriété des moyens de production n’est pas capable de transformer le monde en un paradis. Il s’est toujours borné à affirmer que la société socialiste est irréalisable et par conséquent moins apte que la société capitaliste à assurer à tous le bien-être.

Personne n’a plus mal compris le libéralisme que ceux qui se sont prétendus libéraux au cours des dernières années [2]. Ils se sont crus obligés de combattre les “excroissances” du capitalisme, adoptant ainsi la conception sans scrupules, la conception asociale qui est propre au socialisme. Une organisation ne comporte pas d’”excroissance” qu’on puisse supprimer à son gré. Si un phénomène est la conséquence du fonctionnement du système social reposant sur la propriété privée des moyens de production, aucune considération morale ou esthétique ne permet de le condamner. La spéculation qui est inséparable de l’activité économique même dans une société socialiste ne saurait être condamnée sous la forme propre qu’elle revêt dans la société capitaliste parce que le moraliste méconnaît sa fonction sociale. Les disciples du libéralisme n’ont pas été plus heureux dans leurs critiques du système socialiste que dans leur étude de la nature de l’ordre social capitaliste. Ils n’ont pas cessé de déclarer que le socialisme est un idéal noble et élevé vers lequel on devrait tendre s’il était réalisable ; malheureusement il n’en est pas ainsi parce qu’ils ne le sont pas en réalité. On ne voit pas comment on peut affirmer que le socialisme ait une supériorité quelconque sur le capitalisme, si l’on n’est pas capable de montrer qu’il fonctionnerait mieux que le capitalisme en tant que système social. On pourrait tout aussi bien affirmer qu’une machine construite sur le principe du mouvement perpétuel serait meilleure qu’une machine fonctionnant selon les lois de la mécanique mais que par malheur une telle machine ne saurait exister.

Si la conception du système socialiste renferme une erreur qui l’empêche de produire ce qu’il est censé devoir produire, il n’est pas possible de comparer le socialisme au système capitaliste qui, lui, a fait ses preuves ; on n’a pas le droit dès lors de le qualifier de plus noble, plus beau ou plus juste.

Le socialisme n’est d’ailleurs pas irréalisable seulement parce qu’il exige des hommes plus nobles et moins égoïstes. […] il manque à la communauté socialiste ce qui est avant tout indispensable à tout système économique complexe qui ne vit pas au jour le jour mais qui travaille selon les procédés complexes de la technique moderne : à savoir : la possibilité de compter, c’est-à-dire de procéder rationnellement. Si cette vérité était connue de tous, les idées socialistes disparaîtraient de l’esprit de tous les hommes raisonnables.

Nous avons montré […] la fausseté de l’opinion selon laquelle l’avènement du socialisme serait inéluctable parce que l’évolution de la société y conduirait nécessairement. Si le monde s’achemine vers le socialisme, c’est parce que l’immense majorité des hommes le veulent ; et ils le veulent parce qu’ils considèrent le socialisme comme une forme d’organisation sociale assurant un bien-être supérieur. Que cette opinion vienne à se modifier et c’en sera fait du socialisme.”

(Fin du texte de Mises écrit, je le répète, en 1938 dans son livre intitulé Le socialisme, étude économique et sociologique )[3]

[1] Je ne saurais trop attirer l’attention du lecteur sur ce propos de Mises qui avait expliqué par la logique et cela, depuis sa création par la violence (en 1917), que l’URSS était vouée à l’échec et son échec serait d’autant plus coûteux pour les gens y vivant que tout serait fait par les “dirigeants” pour tenter d’y surseoir.
Il faut avoir étudié la science économique dans les ouvrages de Paul Samuelson, premier prix Nobel de la discipline, qui prévoyait et enseignait au début de la décennie 1950 que, dans les dix années à venir, l’URSS aurait rejoint et même dépassé les Etats-Unis, pour avoir été surpris par son implosion en 1990.
Il faut être menteur né ou adepte du “politiquement correct” qui, entre autres partages dignes de ce nom, procède à celui de l’inculture entre politiques, médiatiques et bénévoles, pour affirmer que personne n’avait prévu la disparition de l’URSS. Mises, Hayek en particulier l’avaient prévu !
Etant donné la transposition du modèle de l’URSS qu’elle concrétise, et pour les mêmes raisons, ne soyons pas surpris du devenir de l’organisation para-étatique de la sécurité sociale obligatoire en France.

[2] Et il en a toujours été ainsi jusqu’à aujourd’hui. Espérons que cela va changer.

[3] Pour la traduction du livre, merci encore à Hervé de Quengo : cf. Le socialisme, étude économique et sociologique http://herve.dequengo.free.fr/Mises/Soc/LS_V_3.htm


2. La question de la Wertfreiheit.

Pour faire apparaître certaines difficultés du raisonnement de Mises et les lever, je ne saurais trop renvoyer les lecteurs à la thèse de François Guillaumat et en particulier à son passage qui traite de :

- Du doute sur la Wertfreiheit à l’absolu du critère de justice p.196
- Que sauver de la
Wertfreiheit ? p. 201 ;
- Les tenants de la
Wertfreiheit dans leurs œuvres p. 204 ;
- Obligations morales plus ou moins reconnues de la démarche scientifique p. 207 ;
- La raison compétente en philosophie morale p. 209 ;
- Anti-concepts normatifs p. 212 ;
- Fécondité du critère de la contradiction pratique p. 214 ;
- Implication inattendue de l’éthique scientifique p. 219″.


Il n'en reste pas moins que tout cela représente des connaissances de base que devrait avoir chacun mais qui sont exclues de l’organisation médiatico-politique et de l'éducation nationales.
Celles-ci préférent faire référence à Marx, Hegel, Keynes, Sartre, Althusser plutôt qu’à Bastiat, Poincaré, Mises, Rueff, Hayek, etc.

A chacun de s’informer malgré tout.
Un fait encourageant : la presse quotidienne se vend de moins en moins en France. Que la presse change de journalistes, de formation de journaliste, et vous verrez comme tout s’améliorera.


3. Les intellectuels et le socialisme.

En 1949, Hayek s'était penché sur les "intellectuels", à l'époque ... du monde entier, qui semblaient en majorité préférer les idées socialistes. Il avait publié un article dans la University of Chicago Law Review.  The Institute of Economic Affairs a réédité l'article en 1998 (Rediscovered Riches No.  4, avec une introduction).

II. La classe des marchands d’idées de seconde main.

Le terme “intellectuel”, toutefois, ne donne pas immédiatement une image exacte de la grande classe à laquelle il se réfère.
Le fait que nous ne disposions pas d’un meilleur nom pour décrire ce que nous avons appelé des marchands d’idées de seconde main n’est pas la moindre des raisons pour laquelle leur pouvoir n’est pas mieux compris.

Même des personnes qui utilisent le mot “intellectuel” principalement comme un terme méprisant sont enclins à ne pas l’appliquer à des personnes qui accomplissent sans aucun doute cette fonction caractéristique. Cette fonction n’est ni celle du penseur original ni celle du savant ou de l’expert dans un domaine particulier de la pensée.

L’intellectuel typique n’a besoin d’être ni l’un ni l’autre : il n’a pas besoin de posséder une connaissance spéciale quelconque, ni même d’être spécialement intelligent, pour jouer son rôle d’intermédiaire dans la diffusion des idées. Ce qui le qualifie pour ce travail est la vaste étendue de sujets sur lesquels il peut immédiatement parler et écrire, ainsi qu’une position ou des habitudes qui lui permettent de se familiariser avec les nouvelles idées avant ceux auxquels il s’adresse.[…]

VIII. Offrir un programme libéral neuf, qui attire l'imagination.

[...]La leçon principale que le vrai libéral doit apprendre du succès des socialistes est que c’est leur courage d’être utopique qui leur a apporté le soutien des intellectuels et donc une influence sur l’opinion publique qui rend tous les jours possible ce qui semblait encore récemment tout à fait lointain.

Ceux qui se sont limités exclusivement à ce qui semblait possible dans l’état actuel de l’opinion ont toujours pu constater que même cela est rapidement devenu politiquement impossible à cause des changements de l’opinion publique qu’ils n’ont rien fait pour guider.[...]”




4. La réalité des principes des libéraux.

En 125 ans, le monde a-t-il changé dans le sens que laissaient présager les libéraux alors ou bien dans le sens qu’ont tenté de lui donner en permanence, par la suite, les non ou anti libéraux ?

Force est de constater que le sens dans lequel le monde a changé au XXè siècle n’est pas celui que les non ou anti libéraux ont tenté de lui donner, moyennant un coût incommensurable supporté par chaque être humain et lié aux destructions pharaoniques qu’ils lui ont infligées.  Il a changé dans le sens qu’avaient subodoré les libéraux, une fois leur découverte des principes de la réalité comprise.
Et on ne peut que s’étonner qu’en dépit de tout cela, les non ou anti libéraux aient encore en France une “opinion publique” majoritaire avec eux.
Avec la nouvelle année, tous les espoirs sont néanmoins permis : aussi, je souhaiterais pour ma part qu’il y ait enfin en 2007 un basculement et que l’opinion publique majoritaire devienne libérale.

Il y a 125 ans, on pouvait lire dans Le Journal des Economistes sous la plume de Gustave de Molinari, les lignes qui suivent :

Année 1881.

“L’année qui [se termine] a été marquée par divers événements importants, au point de vue de la transformation progressive de l’industrie et du développement des relations … du monde.

L’asservissement des grandes forces de la nature à la satisfaction des besoins de l’homme, la création d’un nouvel outillage, d’une puissance extraordinaire, qui exonère la multitude de l’écrasant et abrutissant fardeau du labeur matériel, en réservant l’ouvrier les fonctions productives qui exigent le concours de l’intelligence et en élevant par là même la valeur de son travail, resteront, n’en déplaise aux grands hommes attardés de la politique et de la guerre, les oeuvres solides et durable de notre siècle.
Les noms des artisans de conquêtes et de révolution seront oubliés, ou tout au moins ne laisseront que le souvenir d’une activité bruyante et néfaste. On n’oubliera point les hommes qui ont consacré leur vie à l’amélioration du sort de leurs semblables, soit en perfectionnant le matériel de la production, soit en travaillant à rapprocher les différents membres de la grande famille humaine, et à établir entre eux une pacifique et féconde communauté d’intérêts.

L’application de l’électricité au transport de la pensée date à peine d’un demi-siècle, et déjà le réseau des communications télégraphiques enveloppe le globe entier, en resserrant chaque jour ses mailles, en sorte que nous pouvons avoir des nouvelles de la santé de nos parents ou de nos amis et de l’état du marché de San Francisco ou de Calcutta en moins de temps que nous n’en recevions autrefois de Fontainebleau ou de Versailles.
Les applications de l’électricité au transport du son, de la lumière et de la force ne seront, selon toute apparence, guère moins féconde en merveilles utiles.
Qui sait si la puissance des marées de l’Océan ne sera pas mise quelque jour au service de l’industrie et transportée jusqu’au centre de notre continent ?

Qui sait si les “forces perdues”, en comparaison desquelles les forces utilisées ne forment encore qu’une fraction infinitésimale ne seront pas successivement captées, asservies et employées économiquement à multiplier la richesse au profit de toutes les classes de la société, et en particulier de celle qui a été jusqu’à présent le moins favorisée dans la distribution des biens de ce monde ? Voilà les conquêtes qui seront la véritable gloire de notre temps et qui feront du XIXè siècle une époque de l’histoire de l’humanité.
Malheureusement, les arts qui dérivent des sciences morales et politiques sont loin de réaliser des progrès analogues à ceux des industries qui procèdent des sciences physiques et naturelles. Les institutions politiques et économiques se modifient sans doute, mais est-ce toujours dans le sens du progrès ?

Dans ce demi-siècle qui a vu naître la locomotion à la vapeur avec la télégraphie électrique, se multiplier les valeurs mobilières qui font descendre la propriété jusque dans les couches les plus basses de la société, et décupler le commerce international, les guerres et les révolutions ont plus que jamais troublé et ralenti le développement de la richesse, tout en ravivant les inimitiés nationales et les haines de classes.

A mesure que la science et l’industrie rapprochaient les nations, une politique d’un autre âge s’appliquait à les diviser davantage. Au lieu de désarmer, les peuples de notre continent ont augmenté successivement leurs effectifs en se laissant imposer le service militaire universel, et toutes les frontières, ouvertes par les chemins de fer, se sont garnies de forteresses et de camps retranchés.

D’un autre côté, à mesure que le progrès des moyens de communication favorisait l’accroissement des relations commerciales, l’esprit de monopole s’efforçait de neutraliser ce progrès en maintenant et même en exhaussant les barrières douanières.
A mesure enfin que le développement de la concurrence entamait les monopoles intérieurs, en rendant inutile l’intervention du gouvernement pour protéger le consommateur, et que la création d’entreprises colossales par l’association de capitaux, en coupures à la portée des plus modestes épargnes, attestait la puissance croissante de l’industrie privée, les gouvernements s’efforçaient à l’envi d’empiéter surle domaine légitime de l’activité individuelle ou de l’association libre, et d’entraver par une réglementation suranée l’action bienfaisante de la concurrence.

C’est en Allemagne […] on retiendra que Bismarck veut placer sous la dépendance directe ou indirecte de l’Etat toutes les classes de la société, soit en réduisant leurs membres à la condition de fonctionnaires, soit en les protégeant d’une manière ou d’une autre : a été mise à l’ordre du jour l’institution par l’Etat d’une assurance obligatoire contre les accidents et les maladies […]

En Russie […] on retiendra qu’il y a eu émancipation des serfs du monopole seigneurial, mais sous prétexte de les rendre propriétaires, on les a rendus serfs de la commune et de l’administration, on n’a pas manqué de rendre la liberté responsable des crimes des nihilistes, il est admis que les erreurs du gouvernement dans toutes les réformes entreprises sont à imputer à l’opinion publique, cette maîtresse ignorante et infatuée de son ignorance […].

L’Angleterre […] on retiendra qu’il y a le retour offensif du protectionnisme sous le pseudonyme de fair trade [en Français 2004, “commerce équitable”] – et que les hommes de l’Etat succombent à la tentation d’attribuer à l’Etat, partant à eux-mêmes, le rôle de Providence : il a confisqué le télégraphe qu’il a annexé au monopole postal, il intervient de plus en plus dans l’industrie de l’enseignement pour ne pas parler du Land act qu’il a décidé d’appliquer en Irlande […]

En France […] on retiendra la protection de la marine marchande par le nouveau tarif général des douanes ; sous le prétexte de simplifier le travail de la douane et d’éviter la fraude, on a transformé les droits à la valeur en droits au poids ; les traités de commerce ont remis à l’ordre du jour le sophisme de la réciprocité que Bastiat se flattait d’avoir démoli ; nous avons copié la politique économique de Bismarck…

Aux Etats-Unis, l’industrie privée a construit et mis en exploitation, dans le courant de l’année 1881, plus de 12000 kilomètres de chemin de fer, près de la moitié de notre réseau en exploitation.
Pourquoi l’industrie libre ne se montrerait-elle pas en France aussi active et aussi féconde ? Nous ne manquons pas d’esprit d’entreprise, et la France est au premier rang des producteurs de capitaux. Qu’en fait-elle ? Elle est réduite à en chercher l’emploi à l’étranger; ou à les livrer à la spéculation, au risque d’aboutir à un Krach.
'Verrait-on, dit un écrivain spécial, M. Alfred Neymarck, autant de capitalistes, autant d’industries et de commerçants s’adonner aux opérations de bourse s’ils trouvaient dans de bonnes entreprises l’emploi régulier et fructueux de leurs fonds?'.[…]

L’émigration aux Etats-Unis qui s’était ralentie à la suite de la crise de 1873 a repris une nouvelle activité… Ce flot d’émigrants ne manquera pas de grossir encore lorsque l’esprit d’entreprise et les capitaux interviendront suffisamment pour faciliter l’émigration, aujourd’hui presque abandonnée à elle-même.

Alors qui sait ? Peut-être les gouvernements de la vieille Europe commenceront-ils à comprendre la nécessité de retenir une clientèle qui leur échappe, en lui rendant de meilleurs services et en les faisant payer moins cher […].

L’histoire de la science [Molinari ne fait pas de différence entre science et science économique] […] pendant ces quarante dernières années [1841-81][…] des attaques incessantes auxquelles la tradition des fondateurs de la science a été en butte de la part de ces “monopoleurs furieux” dont parlait Adam Smith, qu’elle dérangeait dans leur exploitation malfaisante, ou bien encore de la part de ces utopistes non moins furibonds, socialistes, communistes, collectivistes, anarchistes, nihilistes, dont elle démolissait impitoyablement les théories creuses.

Dans cette double lutte que les économistes ont soutenue, qu’ils soutiennent encore sans paix ni trêve, ils n’ont jamais eu, sauf en Angleterre dans la lutte contre les lois céréales, la faveur publique.
Tout en inspirant une méfiance invincible aux intérêts conservateurs qu’ils défendaient contre le socialisme, mais ne leur pardonnaient point leur goût pour la liberté, les économistes étaient signalés par les socialistes comme des serviteurs à gage du “capitalisme” et des malthusiens sans entrailles :
pour les conservateurs protectionnistes et gouvernementalistes, l’économie politique était la plus ennuyeuse et peut-être la plus commode des littératures ; pour les socialistes cette “science officielle” préposée à la défense de la “vieille société” était infailliblement destinée à périr avec elle.
Faut-il s’étonner si cette impopularité de la science, telle qu’elle est sortie des mains des fondateurs, a suggéré à quelques-uns de ceux qui s’attribuaient les titres nécessaires pour leur succéder l’idée de réformer leurs doctrines et de les approprier au goût du jour ?
Les uns s’évertuaient à réconcilier l’économie politique avec le socialisme, en faisant bon marché de la propriété et de la concurrence, les autres s’appliquaient à lui donner les allures d’une science d’Etat, en la subordonnant à la politique.
Une école dite des socialistes de la chaire, combinant ces deux tendances, a entrepris de réhabiliter la tutelle de l’Etat, et de confier au gouvernement la mission de résoudre la “question sociale”. Cette école a fait, comme chacun sait, de nombreux prosélytes en Allemagne, où elle tient, en ce moment, le haut du pavé […]

[Mais l’économie politique n’est pas une science arrêtée et fermée, ni même à refaire.] La société est naturellement organisée et cette organisation, dont les inventeurs de “systèmes” ignorent ou méconnaissent les lois, va se développant.
Le meilleur service que les gouvernements puissent rendre à la cause du progrès est d’abandonner les intérêts à eux-mêmes, en se bornant à garantir, au meilleur marché possible, la sécurité des personnes et des propriétés, et en s’abstenant d’entraver la liberté.
Au besoin, l’expérience de ces quarante années -1841-81 – marquées par tant de découvertes et d’inventions qui sont en train de changer la face du monde, ne viendrait-elle pas apporter une confirmation éclatante à ces vérités mises au jour par les maîtres de la science ?
N’est-ce pas dans les pays où la sécurité des personnes et des choses est le mieux garantie, où le travail, l’association, le crédit et l’échange sont le moins chargés d’entraves qu’on voit surtout la richesse se multiplier, le fardeau du travail matériel s’alléger et le bien–être se répandre jusque dans les couches les plus basses de la société ?
Nous n’avons donc rien à changer à notre programme. N’en déplaise aux socialistes de la chaire ou des clubs, il continuera de se résumer dans cette devise des économistes du XVIIIè siècle : Laissez faire, laissez passer.”

(Fin du texte de Gustave de Molinari écrit, je le répète, en janvier 1882 dans Le Journal des Economistes pour faire le point sur l’année 1881).


Conclusion.

Près de 125 années plus tard, on remarquera que ce dernier texte est d’une actualité brûlante, tant par les phénomènes scientifiques évoqués qui n’ont jamais cessé d’être approfondis (nous sommes à l’aurore de l’UMTS et autre CDMA permettant de recevoir internet et télévision sur un téléphone portable) ou les imaginés par Molinari qui ont été réalisés par la suite (comme, par exemple, l’usine marée motrice de la Rance) que par l’attitude "bovine" des hommes de l’Etat qui n’a pas changé d’un iota, même si le vocabulaire qu’ils emploient est parfois différent: ce sont l’Etat-providence, le commerce équitable, l’égalité des chances, le développement durable qui ponctuent leurs propos.

Ce texte de Molinari est tout simplement révélateur du bien fondé des principes des libéraux que, par tous les moyens, mêmes les pires (l’intimidation ou le chantage, voire l’assassinat), en France, les non ou anti libéraux, c’est-à-dire les socialo-communistes de tous poils, continuent inexorablement, dans le meilleur des cas, à chercher à faire ignorer. Dans le pire, ils inculquent à la place leurs faux principes catastrophiques.

Toutes ces fantaisies menant la France, loin de mener le  monde - qui s'en est sorti - comme leurs tenants en ont l'espérance ou la prétention culottées, elles ne sauraient que l'y recroqueviller un peu plus chaque jour.

 

Georges Lane

Principes de science économique

  

Tous les articles publiés par Georges Lane

 

Georges Lane enseigne l’économie à l’Université de Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.

 

Publié avec l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits réservés par l’auteur

 

 

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