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1. Pourquoi s'intéresser à l'euro plutôt
qu'à des épingles?
Cette question est une transposition directe d'une question par quoi Milton
Friedman (1912-2006) aimait à commencer ses conférences dans la
décennie 1960, à savoir:
"pourquoi s'intéresser à la monnaie plutôt
qu'à des épingles?"
Et sa réponse était :
"parce que les prix des biens échangés sont en
monnaie".
En ce qui me concerne, la réponse est :
parce que ce qu'on dénomme "monnaie" aujourd'hui contribue
à diminuer le coût d'opportunité de l'échange
synallagmatique présent.
J'ai déjà évoqué le propos dans ce billet
de juillet 2009 , je n'y reviens pas et je vais l'envisager sous un autre
angle dans le présent.
Soit dit en passant, sans
le rappeler, ou sans peut être le savoir, Friedman reprenait, à
sa façon, Vilfredo Pareto (1848-1923) pour
qui
"Une marchandise en laquelle s'expriment les prix des autres
marchandises, est un numéraire ou une monnaie (§269 de son Cours
de 1896-97).
Et Pareto de préciser alors :
"Le numéraire se distingue de la monnaie en ce que la monnaie
intervient matériellement dans les phénomènes
économiques, et le numéraire n'intervient pas matériellement".
2. Le coût
d'opportunité des échanges.
Sans monnaie, des échanges peuvent se conclure et, donc, donner lieu
à prix... relatifs. C'est le "terrain de jeu" des
économistes de la théorie de l'équilibre
économique général.
"Mais...", comme aurait dit certain humoriste, "... c'est plus
cher", considération que ces mêmes économistes
laissent de côté.
En d'autres termes, économiques, en effet, sans monnaie, il y a un
coût d'opportunité des échanges qui est "plus
élevé" et qui peut faire obstacle à la
réalisation de certains d'entre eux.
En tout état de cause, dans une économie sans monnaie, les prix
des échanges convenus dits "relatifs" recouvrent des
"marchés conclus", mais cachent aussi des échanges
qui n'ont pas pu être menés à terme.
Comparée à cette économie, a priori, et toutes choses égales par
ailleurs, une "économie avec monnaie" recouvre des
échanges convenus en plus grand nombre et cache un nombre moins grand
d'échanges abandonnés ou non tentés.
Dans les deux cas, les marchés non conclus ou non tentés
mériteraient de retenir l'attention des économistes, ce qui
n'est pas trop l'habitude - certes, il est question de
déséquilibre de marchés mais pas en relation avec le
coût d'opportunité de l'action d'échange... -.
A priori, une
partie des échanges non conclus ou non tentés en
"économie sans monnaie" se retrouve en "économie
avec monnaie".
Il est difficile de supposer que des échanges conclus en
économie sans monnaie ne le soit plus en économie avec monnaie
étant donné que l'économie avec monnaie procède
de l'économie sans monnaie, et non pas le contraire.
3. Distinguer
"monnaie" et "quantité de monnaie".
Mais ce n'est pas parce que le prix en monnaie d'un bien en
propriété échangé n'est jamais qu'une
quantité de monnaie échangée que, si des échanges
ne sont pas tentés ou ne peuvent pas aboutir et leur prix en monnaie
voir le jour en conséquence, il y a une question de quantité de
monnaie totale.
Certes, la quantité de monnaie en circulation n'est pas
illimitée, mais rien ne justifie de supposer que la limite ait des
répercussions sur les prix en monnaie comme si ces derniers
procédaient de celle-là.
Les prix en monnaie résultent des processus contractuels
d'échange, des "marchés".
Soit dit en passant, en 1911, Irving Fisher (photographie ci-contre) a
proposé une autre démarche pour lier les prix en monnaie et la
quantité de monnaie.
Elle a donné lieu à l'"équation
des échanges".
Il a porté son attention sur la quantité de monnaie
échangée en moyenne dans une période de temps, les prix
en monnaie des échanges et les volumes de biens échangés
en conséquence.
L'"équation des échanges" cache ainsi, sans le dire
ou le savoir, des coûts d'opportunité "pas trop
élevés": s'ils le deviennent, il n'y aura plus, ou moins, d'échanges.
Ce n'est pas une question de quantité de monnaie sauf à
établir une relation de causalité entre la quantité de
monnaie et le coût d'opportunité des échanges, ce qui
reste à faire à ce jour.
Ce n'est pas non plus une question de "fonctions" de la monnaie
car, malgré ce qu'en disent certains, les "fonctions" des
choses sont un type de considérations étranger à la
théorie économique: pourquoi en parler à propos de la
monnaie ? C'est une insuffisance théorique importante.
Ce n'est pas a fortiori
une question de "comptabilité" de la monnaie, qui incorpore
des réglementations et la dernière en date et qui contribue
à la confusion de la monnaie avec sa quantité ...
Si l'"équation des échanges" conduit à parler
du "pouvoir d'achat de la quantité de monnaie" ou du
"pouvoir d'achat de l'unité de quantité de monnaie",
c'est un pouvoir d'achat passé.
Rien n'autorise à la transposer dans l'avenir sauf à supposer
qu'elle est résolue et y voir une égalité
arithmétique...
Elle conduit surtout certains à mettre l'accent sur la quantité
de monnaie échangée, puis à la prendre comme point de
départ de leur raisonnement économique - soit directement, via
la quantité nominale, soit indirectement via la quantité
réelle, le pouvoir d'achat -, ce qui ne devrait pas être:
"le mal est fait".
C'est le cas de Friedman.
On retombe dans le travers de la quantité de monnaie en circulation
contraignante.
Soit dit en passant, on est là aussi face à un des nombreux
problèmes que pose l'application d'une mathématique à
l'économie politique : celui de l'interprétation des concepts
mathématiques obtenus en langage littéraire,
pour ne pas dire celui de l'herméneutique ou de la traduction: "traduttore, traditore".
N'oublions jamais que :
"'En mathématiques, les noms sont arbitraires.
Libre à chacun d'appeler un opérateur auto-adjoint un
'éléphant', et une décomposition spectrale une 'trompe'.
On peut alors démontrer un théorème suivant lequel
'tout éléphant a une trompe'.
Mais on n'a pas le droit de laisser croire que ce résultat a quelque
chose à voir avec de gros animaux gris". (Ekeland , 1984, p.123 dans
Ekeland, I. (1984), Le calcul, l'imprévu (Les figures du temps de
Kepler à Thom), Seuil, Paris.)
4. La tragédie du
monétarisme.
Bref, si des échanges ne sont pas tentés ou ne peuvent aboutir,
et leur prix en monnaie être fixés en conséquence, ce
n'est pas pour une raison de quantité de monnaie, mais d'abord pour
une raison d'existence de la monnaie en relation avec les actions
d'échange coûteuses que choisissent de mener des individus
à l'instant "t", étant donné que ces derniers
ne sauraient mener, chacun, deux actions en même temps.
A priori, des
échanges n'ont pas lieu autant dans une économie sans monnaie
que dans une économie avec monnaie car leur coût
d'opportunité est évalué trop élevé et le
reste.
Dans la perspective de ces échanges, l'existence de la monnaie
n'apporte rien en apparence.
Ce point est pourtant névralgique et explique la tragédie du
monétarisme - et de Friedman, son "chef de file"
(photographie ci-contre)- qui, selon beaucoup de commentateurs, s'est
évertué à sortir l'économie politique des rets du
keynésianisme et des méfaits de la
pseudo social démocratie à quoi ce
dernier servait de fondement.
Mais pour qu'il y parvînt, il eût fallu qu'il cessât de se
situer sur son chemin, i.e. de mettre à l'écart de la
théorie économique le concept d'action humaine d'échange
coûteuse et tout ce qui va de pair.
Cela n'a pas été le cas, bien au contraire.
5. De Fisher à
Friedman.
Par exemple, en 1970, dans un article remarquable intitulé « A Theoretical Framework for Monetary
Analysis »,The Journal of Political Economy,
Vol. 78, No. 2 (Mar. - Apr., 1970), pp. 193-238, Friedman revint sur
l'"équation des échanges" d'Irving Fisher (1911) non
pour mettre en lumière ses travers de base et y remédier, mais
pour les accentuer dans une direction qui tend à donner des racines au
concept de "fonction de demande de monnaie" (cf. Friedman,
1956).
En effet, l'équation des échanges établissait une
relation entre la quantité de monnaie échangée, le
niveau des prix en monnaie des échanges et les échanges en
volume.
Le bon chemin à prendre eût été de s'interroger
sur les échanges en équation, sur leurs causes... dans
l'analyse de quoi Fisher n'était pas entré.
Le chemin avait été pourtant grand ouvert par le maître
ouvrage de Ludwig von Mises (1881-1973)
intitulé L'action
humaine (1949) qui, certes, perpétuait la
référence à la seule "fonction
d'échange" de la monnaie et n'insistait pas trop, explicitement,
sur la notion de coût de l'échange.
Friedman n'en a cure.
Il commente l'équation de Fisher et en arrive à parler
des
"ambiguities of the concepts of 'transactions'
and 'general price level' [...] never satisfactorily resolved" (ibid. p.198).
Il soutient, comme remède, non pas la référence à
l'action humaine d'échange et à ce qui va de pair, mais la
démarche alors récente qui consiste à substituer
- au volume des échanges, le revenu, i.e. "the national income in constant prices"
(ibid.) et
- au niveau des prix des échanges "the price
index implicit in estimating
national income at
constant prices" (ibid.).
Bref, le chemin keynésien le fait entrer dans le lit de la
"comptabilité nationale" qui, faut-il le rappeler, varie
d'un pays à un autre et qui amène des personnes juridiques
physiques ou morales (F.M.I., O.C.D.E., Eurostat, etc.) à vouloir les
"harmoniser" avec le succès que l'on sait...
Il considère alors que l'équation qu'il obtient est
"both conceptually
and empirically more satisfactory
than [Fisherian] equations" (ibid.
p.199),
même si elle présente encore un désavantage...
Soit dit en passant, par cette démarche, Friedman démontre,
s'il le fallait, qu'il n'est pas "économiste autrichien",
qu'il se moque de l'action humaine
comme concept d'analyse économique et, a fortiori, qu'il n'a que faire du concept de
"coût d'opportunité de l'action d'échange".
Et, avec un tel pilier, la non explication de
l'existence de la monnaie au profit de l'accent mis sur "la"
quantité de monnaie ne peut qu'avoir de beaux jours devant elle,
désormais habillée de ces oripeaux du
"monétarisme".
Soit dit en passant, qu'étant données ces hypothèses,
"la" quantité de monnaie posât un problème de
définition n'était pas important, outre mesure, pour ceux qui
appréciaient la démarche.
A l'occasion, ils n'hésitaient pas à dire :
"En fonction de la question économique qu'on se posera, on
donnera une définition à "la" quantité".
Ne disposent-ils pas, comme références, des "fonctions de
la monnaie" ou, comme agrégats, de ceux qu'offre la
"comptabilité bancaire" sous l'emprise de la dernière
réglementation en date, pour mener à bien leur entreprise ?
6. Avant dernier acte de
la tragédie.
Les autorités monétaires, pour leur part, pourront continuer
à manipuler, en toute irresponsabilité (après les
accords de Gênes, 1922, et de Bretton Woods, 1944), ce que certains
politiques et économistes conviennent de dénommer "monnaie"
au lieu de "quantité de substitut de monnaie bancaire" sans
se soucier du cadre de droit où les gens mènent pourtant leurs
actions, en particulier, celles d'échange.
Et d'ailleurs ils le feront, quitte à brûler ce qu'ils avaient
adoré.
Ce sera :
- la création des droits de tirages spéciaux (D.T.S., cf. fiche technique
du F.M.I. en date d'août 2012 ou le texte
de ce billet) par le Fonds monétaire international, puis
- la dénonciation des accords de Bretton Woods (1971-73, cf. entre
autres cebillet d'août
2011
), qui fera que, désormais, les
"substituts de monnaie bancaire" seront "substituts de
rien",
- la création du système monétaire européen
(S.M.E.) à la fin de la décennie 1970 et
- la création de l'euro à la fin de la décennie 1990
(qui ne doit pas cacher la disparition du franc français, cf. entre
autres, ce texte
de 2002).
Friedrich von Hayek (1899-1992) - photographie
ci-dessous - essaiera bien d'infléchir la perspective "a-droit" avec son maître ouvrage (en trois
tomes) qu'est Droit, législation
et liberté dans la décennie 1970 et son livret
intitulé Denationalisation of Money
en 1976 et complété en 1978 de ...: The Argument Refined.
(cf. ce billet
de octobre 2011)
Mais il n'y parviendra pas...
Certes, à la fin de la décennie 1990, Friedman ne prêtera
pas de "vieux jours à l'euro" : entre dix et quinze
années.
Mais son cadre d'analyse restera celui de la macroéconomie, de cette
"impasse de la pensée économique" à quoi il a
contribué non seulement dans le texte cité, mais, entre autres,
dans un texte postérieur (1971).
Soit dit en passant, ces textes ont été indirectement au coeur d'une conférence internationale
organisée à l'Université Paris IX Dauphine par E.M. Claassen et P. Salin (mars 1971).
A l'occasion de la conférence, E.M. Claassen
a même présenté un texte largement inspiré des
articles de Friedman - puisqu'intitulé "Fluctuations de courte
période des revenus nominal et réel : un modèle
monétariste".
Il s'est vu avoir, pour rapporteur, R.A. Mundell (photographie ci-contre) qui
s'est intéressé "... moins au cadre théorique
qu'à la validité empirique du rapport d'Emil Claassen".
Et notre commentateur de préciser, entre autres, que : "La
théorie selon laquelle l'inflation réduit le chômage est
historiquement fausse".
Quant au commentaire de Mundell, il servit de base à une discussion
sur deux grands thèmes: 1) dans quelle mesure la monnaie compte-t-elle
pendant le cycle de conjoncture ? 2) les implications externes du modèle
d'Emil Maria Claassen.
A la fin de la décennie 1970, j'aurai l'occasion de faire avec E.M. Claassen, P. Salin et Y. Fassassi
une étude sur "Le
rôle d'un actif de réserve dans un système
monétaire international rénové".
Il faut le souligner et y insister : la macroéconomie se moque des
règles de droit et de leurs effets économiques.
Une preuve en qu'elle n'hésite pas à comparer revenus,
dépenses, subventions d'état et impôts, importations et
exportations, et à additionner ou à soustraire les uns et les
autres selon les règles de l'arithmétique.
Implicitement, elle semble privilégier les règles de
l'arithmétique aux règles de droit.
Elle se donne toute latitude pour intégrer, en toute impunité,
les dernière règlementations en date infligées au peuple
par le législateur puisque, dans la mathématique qui lui sert
de support - il lui faut bien combler le vide laissé par l'exclusion
des règles de droit... -, l'intégration se ramène
à la variation d'un paramètre ou d'un groupe de
paramètres ou bien au déplacement d'une courbe dans la plan
cartésien.
Mais elle ne saurait expliquer l'émergence de la monnaie, ni sa
disparition.
7. Bref, pourquoi
s'intéresser à l'"euro" plutôt qu'à des
épingles ? (bis
repetita...)
"Euro" n'est jamais que le nom donné à une monnaie
récemment créée (1999-2002) par des hommes
d'états différents.
Si on suit Friedman encore un instant, la réponse complète
à la question coule de source:
"parce que les prix des biens échangés sont en euro, au
minimum dans les pays de la zone 'du même tabac' où le paiement
en euro des échanges est obligatoire".
Mais l'existence de l'euro ne doit pas cacher que des échanges ne sont
pas menés ou ne se concluent pas et, donc, ne donnent pas lieu
à prix en euro.
Il y a, dans ces cas, un coût d'opportunité de l'échange
évalué trop élevé qui fait obstacle à leur
réalisation et que rien ne justifie de ne pas évoquer. Rien ne
justifie non plus d'insister sur le seul chômage, absence
d'échange entre les "employables" et les
"employeurs".
Si des échanges de biens en propriété ne peuvent pas
avoir lieu et leur prix en euro se fixer, ce n'est pas d'abord une question
de quantité d'euro, mais une question d'existence de l'euro en
relation avec l'action d'échange coûteuse que choisissent de
mener des individus à l'instant "t", étant
donné qu'ils ne sauraient mener deux actions en même temps.
A coup sûr, sans monnaie, les échanges ne se feraient pas plus.
Mais avec une monnaie autre, avec le franc français d'hier par
exemple, ou avec une autre monnaie, se feraient-ils davantage ?
C'est, pour pouvoir répondre à cette question, qu'il faut
s'intéresser à l'euro.
C'est toute la question de la contribution de la monnaie "euro"
à la diminution du coût d'opportunité de
l'échange.
Cette contribution est-elle positive, nulle ou négative ?
Si l'euro était une innovation comme peut l'être la
"monnaie électronique", la contribution serait positive sans
discussion possible car toute innovation renferme une économie de
coûts.
L'existence de l'euro serait justifiée.
Mais l'euro n'est qu'un avatar de l'Union monétaire latine (U.M.L.)
qui s'articulait sur la coercition (cf. ce billet
d'octobre 2012).
Certes, l'U.M.L. n'a jamais eu 17 membres, ni une banque centrale
créée pour l'occasion, ni ne manquait d'étalon - elle
était fondée sur l'étalon or/argent dans un rapport fixe
de 15,5 -.
Mais pourquoi ce que la coercition n'a pas permis de faire réussir
hier, le permettrait-elle davantage aujourd'hui?
"Parce qu'il y a davantage de coercition - nécessairement
aveugle... -aujourd'hui" est une réponse possible à la
question, mais dénuée de sens.
Davantage de coercition n'a jamais été un gage de succès
car aucune économie de coûts n'y est attachée, bien au
contraire.
L'euro est un paquet de réglementations et les réglementations
nouvelles se juxtaposent aux anciennes à un rythme croissant, ces
derniers temps, après qu'un silence coupable qui ne pouvait
qu'étonner alors, l'a entouré (cf. cebillet de octobre
2008
).
Cela n'est pas le signe d'une diminution de coût, mais d'une
augmentation de coût qui ne peut qu'entamer l'éventuelle
économie de coûts originelle.
Jusqu'où ira-t-elle ?
L'existence de l'euro dépend de la réponse à la
question.
Nous aurons l'occasion de l'examiner dans de prochains billets.
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