Les citoyens
développent un sentiment affirmé de défiance au regard
du monde politique. On remarque ainsi à travers le vote contestataire (le
Front national et le Front de gauche font depuis plusieurs années des
scores électoraux particulièrement hauts) ou l’abstention
(plus de 56% aux européennes de 2014) une diffusion de la
déception des citoyens. Parmi les nombreux griefs reprochés aux
élus, celui de la similitude des politiques menées entre les
différents gouvernements ou élus locaux est
récurrent : « De toutes façons, ce sont tous
les mêmes », « Gauche, droite, tous
pourris », « Rien ne sert de voter, quelle que soit
l’équipe en place ils feront la même chose »,
etc.
De nombreuses
raisons sont apportées pour expliquer cette inertie, cette absence de
changement quelle que soit la majorité politique élue.
L’une d’entre elles nous semble particulièrement
importante, et intéressante: celle de « dépendance
au sentier » (path dependency).
Concept
initié par Paul A.David dans un célèbre article de
l’American Economic Review pour expliquer et analyser les
phénomènes d’adoption de certaines technologies et
innovations (en l’occurrence le clavier QWERTY), il
fut ensuite élargi à de nombreuses sciences sociales, dont la
science politique.
Dans
ce champ, c’est le professeur de sciences politiques Paul Pierson qui explicite la notion de
dépendance au sentier comme le fait qu’« une fois
établie, les modèles de mobilisation politique, les
règles du jeu institutionnel et même les façons de voir
le monde politique vont souvent auto-générer des dynamiques
auto-renforçantes ».
Plus
largement, cette théorie démontre que la plupart des politiques
publiques sont constituées presque systématiquement en fonction
des politiques publiques antérieures. Une fois établies et
stabilisées, les conventions institutionnelles et organisationnelles
deviennent particulièrement dures à modifier. Et elles
déterminent les projets futurs. Comme le rappelait Bruno Palier,
spécialiste des sciences sociales et politiques, « les choix
initiaux en matière de design institutionnel ont des implications de
long terme en matière de performance économique et politique[3]».
Ainsi, en se
conformant très largement aux actions passées,
l’équipe élue ne régénère pas les
lois et projets.
Les choix
réalisés dans le passé, possiblement justifiés et
rationnels à une époque (mais pas forcément puisque les
élus prennent aussi d’importances décisions pour des
raisons émotionnelles ou personnelles), ont souvent perdu de leur
pertinence. Ceux-ci peuvent ainsi perdurer sans fin, en raison de coûts
d’opportunités particulièrement élevés,
d’efforts trop importants, ou d’oppositions
« citoyennes » ou corporatistes virulentes (et donc
politiquement trop chères). Alors qu’à moyen / long
terme, le bénéfice de ce changement serait parfois massif.
La
dépendance au sentier ne peut évidemment pas entièrement
être reprochée aux élus : leurs assistants et
« chevilles ouvrières », les hauts
fonctionnaires responsables de l’élaboration des projets, du
conseil aux élus, et de la mise en œuvre des politiques
publiques, sont les seuls à rester (plus ou moins) en place quelles
que soient les majorités politiques. En tant que gardiens du temple,
ils perpétuent des modes de travail, de pensée,
d’actions… et de projets de politiques publiques.
Dans leur
ouvrage sur Bercy , Thomas Bronnec et Laurent Fargues
démontrent grâce à de nombreuses anecdotes la
capacité de l’élite de Bercy à proposer –
voire imposer – leurs projets de réformes ou de statu quo à
tout nouveau ministre. Formatés sur le même moule, formés
à penser de la même manière, les élites de Bercy
construisent et poussent inlassablement les mêmes politiques publiques,
les mêmes projets fiscaux ou économiques.
Sans faire
explicitement référence à la dépendance au
sentier, les réalités que dévoilent les deux
journalistes illustrent fondamentalement cette réalité.
Le
problème de celle-ci réside dans plusieurs aspects :
-
Déni démocratique : en se contentant
d’alimenter et de poursuivre les politiques publiques
précédemment mises en œuvre, les élus violent leur
parole, et n’appliquent peu ou pas leur programme. Tout en alimentant
le rejet des élites par les citoyens, qui ont l’impression que
leur vote ne sert à rien…
-
Obsolescence des architectures et politiques
publiques : à force de construire les nouvelles réformes
sur la base de l’architecture institutionnelle et des politiques
passées, les projets d’avenir sont avant même leurs
lancements… obsolètes ! L’incapacité chronique
des dirigeants français (mais aussi d’autres pays) à
réellement innover et réformer impacte gravement la
compétitivité de tout un pays.
-
Préférence pour le court terme… et
théorie des choix publics : bien que conscients des bienfaits de
nombreux projets (il y a suffisamment de bons économistes et
d’études d’impact), les élus nationaux
préfèrent le court terme, cherchent à éviter les
efforts et les difficultés immédiates. Mais dans de nombreux
cas, la raison en est que l’intérêt du responsable politique
(ou des hauts fonctionnaires) est contraire à celui des
administrés. La théorie des choix publics a ainsi largement
démontré cette réalité, et cette
quasi-systématique préférence pour les politiques
publiques ne venant pas entacher la carrière des politiciens.
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