J’ai profité du calme avant la
tempête pour me rendre samedi dernier dans ma ville natale, Trumpville, aussi
connue sous le nom de Manhattan. Le fils d’un ami de fac jouait dans une
pièce off-Broadway (c’était la dernière représentation, pas la peine de
demander). La ville que je connaissais en tant qu’enfant – et que, pour être
franc, je n’ai jamais beaucoup aimée – m’a semblé aussi perdue et lointaine
que l’avant-poste colonial pittoresque de Peter Stuyvesant en 1962.
Cette ville perdue de mon
enfance en était une dans laquelle un garçon pouvait s’aventurer dans le
Metropolitan Museum of Art un après-midi de semaine – mon école était un pâté
de maisons plus loin – sans le moindre problème. Le musée était gratuit, il n’y
avait pas de don forcé à faire à l’entrée. Et il n’y avait surtout presque
personne. Vous savez pourquoi ? Réponse : parce que la plupart des
adultes de l’île étaient au travail. A l’époque, c’était majoritairement une
ville de classe moyenne.
Je sais. C’est plutôt difficile
à croire au vu des récents développements de la vie américaine – le plus
saillant étant la financiarisation extrême et perverse de l’économie. C’est
ce qui se manifeste aux yeux de ceux qui visitent New York aujourd’hui. Pour
être plus spécifique, ce que j’ai pu voir assis sur High Line – un sentier
pédestre établi sur un ancien chemin ferroviaire qui s’étend de l’ancien
Meatpacking District jusqu’à Chelsea – peut être décrit comme toute la richesse
des Etats américains concentrée dans quelques kilomètres carrés de terre, en
bordure de l’océan Atlantique.
Alors que j’observais le flot
incessant de touristes et de hipsters perdus dans leur monde de selfies, j’ai
repensé à tous les centres villes du Midwest que j’ai visités au fil des
années — St Louis, Kansas City, Minneapolis, Detroit, Akron, Dayton,
Cleveland, Louisville, Tulsa, et bien d’autres — et me suis souvenu de leur
incroyable désolation. Il n’y avait personne, certainement pas de touristes
ou de hipsters, aucune activité à proprement parler. Elles étaient des villes
fantômes. L’effet net de la financiarisation a été le démembrement des actifs
de toutes les autres villes des Etats-Unis au bénéfice de quelques villes
côtières, et plus particulièrement des ingénieurs financiers qui les peuplent.
D’où l’ironie de la montée en
puissance du New-Yorkais Trump comme sauveur supposé de tous ces gens qui
peuplent les villes mourantes du pays. Et de leur hostilité envers les élites
« bleues » de la côte, dont Trump est un exemple sans pareil. L’Histoire
est mère de bien des tromperies.
Ce que j’ai aussi vu, assis sur
mon banc, tourné vers l’Ouest le long de High Line, mais aussi partout
ailleurs où je me suis promené sur l’île ce jour-là, a été le nombre
remarquable de grues de construction à l’horizon, élevant des immeubles
élancés jusque dans les nuages, certains hauts de cinquante étages ou plus.
Cela a été pour moi une vision inquiétante. Les cycles économiques peuvent
être retracés jusqu’il y a des siècles, mais les cycles de notre époque
techno-industrielle ont été marqués par les extrémités les plus extrêmes, le
cycle actuel étant le plus vertigineux de tous.
Et le développement immobilier
atteint peut-être des extrêmes plus élevés encore, tel un cycle au sein du
cycle économique au sens large. Les cycles d’expansion et de récession de l’immobilier
caractérisent l’époque moderne, aux côtés des guerres et du carnage
écologique. La véritable raison pour laquelle l’immobilier fluctue est qu’il
faut beaucoup de temps pour que soient autorisés les plus gros projets et
pour arranger leur financement, les construire et vendre les unités qu’ils
contiennent. Un projet peut être lancé dans des circonstances économiques
spécifiques, pour être complété dans un monde bien différent. Imaginons par
exemple que la Russie ou la Chine imposent des contrôles sur la fuite de
capital hors de leurs frontières, pour mettre soudainement fin à la demande
des milliardaires et oligarques étrangers en appartements new-yorkais comme
mécanisme de dissimulation de capital. C’est une dynamique qui se joue
aujourd’hui… alors même que les grues continuent d’élever poutres et vitres
de verre dans les airs.
Il est facile de réaliser que le
boom des gratte-ciels à New York City se terminera par un véritable bain de
sang. Il accompagnera l’effondrement général de l’économie financée par la
dette, tel la partition musicale grinçante d’un film d’horreur. Contrairement
aux débâcles immobilières précédentes, ces tours de verre ne s’en remettront
pas, même si elles se trouvaient vendues pour trois sous. Elles pourraient
même ne jamais devenir des ghettos, rien que des bâtiments inhabitables et
décrépits qui ne pourront plus être entretenus, parce qu’il n’y aura plus d’argent
pour le faire et que le modèle de financement basé sur la déconstruction des
droits immobiliers – sur le développement des appartements – sera mort.
Le fiasco des gratte-ciels
marquera aussi la fin de l’hypertrophie de New York et, finalement, de toutes
les autres villes qui lui ressemblent. Elles ont atteint une échelle qui ne
leur permettra plus d’être réparées et entretenues, et quand la
financiarisation s’effondrera sur ses propres fondations, il ne restera plus
rien pour soutenir ce mode de vie.