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1. Valeur d'échange ou puissance d'achat de la monnaie.
Vilfredo Pareto (1848-1923) s'interrogeait dans son
cours
d'économie politique de 1896-97 sur la notion de "pouvoir
d'achat de la monnaie", qu'il dénommait aussi "puissance d'achat",
en ces termes:
"Mais qu'est-ce alors que la puissance d'achat, que certains auteurs
(par exemple J. St Mill, E. P. l, liv. III, chap. l, § 2) font
synonyme de valeur d'échange?
Ce n'est, au fond, qu'une vague conception de l'ophélimité.
Pareillement, les anciens parlaient de corps pesants et de corps légers, et
ces termes sont encore en usage dans le langage ordinaire, mais la science
leur a substitue la notion plus précise du poids spécifique.
76. L'emploi du terme puissance d'achat a le grand défaut de rendre plus
facile une erreur que l'on n'est déjà que trop porté à commettre, en
confondant la valeur avec une propriété objective des marchandises."
(Pareto, op. cit. §§75-76).
Mais il a bien d'autres défauts sur quoi passait Pareto et dont beaucoup d'économistes
ultérieurs ne se sont pas souciés.
2. Le grand défaut d'Irving Fisher, de ses disciples ou successeurs.
Irving Fisher (1867-1947) a consacré à la notion, quelques années plus tard,
tout un livre intitulé The Purchasing Power of Money (its Determination and Relation to Credit,
Interest and Crises) en 1911.
Et ce qu'il en a dit va faire florès aux Etats-Unis ... et ailleurs.
Mais il n'a pas donné d'explication au "pouvoir d'achat de la
monnaie" malgré ce qu'a laissé croire le titre du livre.
Il faudra attendre Murray Rothbard (1926-95) et son
livre Man, Economy
and the State (with Power of Market) (1962),
cinquante ans plus tard donc, pour que la notion de pouvoir d'achat de Fisher
soit en partie démythifiée dans la section intitulée "The Fallacy of Equation of Exchange".
13. The Fallacy of the Equation of Exchange
The basis on which we have been explaining the purchasing power of money and
the changes in and consequences of monetary phenomena has been an analysis
of individual action.
The behavior of aggregates, such as the aggregate demand for money and
aggregate supply, has been constructed out of their individual components.
In this way, monetary theory has been integrated into general economics.
Monetary theory in American economics, however (apart from the Keynesian
system, which we discuss elsewhere), has been presented in entirely
different terms—in the quasi-mathematical, holistic equation of exchange,
derived especially from Irving Fisher.
The prevalence of this fallacious approach makes a detailed critique
worthwhile.
The classic exposition of the equation of exchange was in Irving Fisher’s
Purchasing Power of Money.[...]
Fisher describes the chief purpose of his work as that of investigating “the
causes determining the purchasing power of money.” [...]
but then comes this flagrant non sequitur:
“In short, the purchasing power of money is the reciprocal of the level of
prices; so that the study of the purchasing power of money is identical with
the study of price levels.”[...]
From then on, Fisher proceeds to investigate the causes of the “price level”
[...]" (Rothbard, op.cit. §13)
3. Des notions essentielles méconnues, autre grand défaut.
J'écris "en partie" parce que Rothbard
semble avoir mis de côté plusieurs notions essentielles, autre grand défaut.
Il ne semble pas avoir pris en considération la notion de "pouvoir
d'achat" dans son ensemble.
3.a. Pouvoir d'achat ou achetabilité.
Ainsi, il ne fait pas de lien entre pouvoir d'achat et "achetabilité", deux notions pourtant synonymes.
Au lieu d'évoquer le pouvoir d'achat de la monnaie qui n'est en réalité que
le pouvoir d'achat que chacun donne à la monnaie, pourquoi ne pas parler de
la capacité de chacun d'acheter avec la monnaie des marchandises?
La capacité en question est autant une capacité juridique que technique ou
économique.
3.b. Vendabilité ou pouvoir de vente.
Un mot aurait pu faire penser à Rothbard l'achetabilité, c'est le mot sur quoi s'étendit Carl Menger
(1840-1921), quelques temps auparavant, à savoir la "vendabilité".
Menger l'avait employé en relation avec l'origine de la monnaie et Ludwig von Mises le reprendra à l'occasion de son "théorème de régression".
Dans le but d'expliquer l’origine de la monnaie, Menger avait constaté que,
dans le passé, des marchandises avaient donné lieu, chacune, à une
marchandise vendue aisément, pas toujours la même selon les temps et les
espaces, qu'il était quotidien de dénommer "monnaie".
Soit dit en passant, il est difficile d'admettre qu'il l'admettait vendable
aisément dans l'avenir et d'y voir une marchandise vendable.
Au lieu de marchandise vendable ou de vendabilité
de la marchandise dénommée "monnaie", Menger aurait pu faire
intervenir le "pouvoir de vente" ou la "force de vente" -
expression moderne - de la monnaie qu'ainsi il cernait.
Il ne l'a pas fait et ne s'est pas confronté à ce que d'autres économistes
dénommaient, par habitude, au même moment, pouvoir d'achat de la monnaie.
3.c. Pouvoir
d'achat ex post ou ex
ante.
Reste que, autre défaut, Rothbard ne distingue pas
le pouvoir d'achat ex post qu'a évoqué en fait Fisher et le pouvoir
d'achat ex ante.
L'équation des échanges de marchandises réalisés, base du raisonnement de
Fisher, contient à soi seul ce qu'il dénomme "pouvoir d'achat de la
quantité de monnaie en circulation", c'est-à-dire la quantité de monnaie
en circulation pondérée par le niveau des prix ex post, ou,
si vous préférez, l'achetabilité réalisée
hier.
L'équation ne saurait dire quoi que ce soit sur l'achetabilité
dans l'avenir, ce qu'on peut aussi appeler le pouvoir d'achat ex ante en
dépit de ce que vont en faire ses disciples ou successeurs.
3.d. Echangeabilité synallagmatique ou pouvoir d'échange
ex ante.
A ce point, Rothbard aurait pu au moins mettre en
lien achetabilité et vendabilité,
pouvoir d'achat et pouvoir de vente, et se rendre compte que ces deux notions
sont rassemblées par la notion d'échangeabilité qui
ne privilégie ni l'achat, ni la vente, mais chapeaute l'échange ex post
dans son ensemble.
L'échange en question est toujours synallagmatique.
Je laisse à Douglass
North sa référence aux échanges dépersonnalisés
qui contribuent, selon moi, à faire oublier que l'échange procède des règles
de droit et de rien d'autres.
3.e. Echangeabilité synallagmatique et espérance d'échanges
attendue avec incertitude.
Autre façon de s'exprimer, Rothbard laisse encore
de côté la notion fondamentale apparue à partir de la
décennie 1930 et synonyme d'"espérance attendue avec
incertitude" ou encore d'"anticipation...",
d'"attente..." de la notion choisie.
Tout se passe, dans le meilleur des cas, comme si autant Rothbard
que Fisher faisaient l'hypothèse tacite d'une espérance de la quantité de
monnaie pondérée par le niveau général des prix des échanges certaine dans
l'avenir, ex ante.
Rien ne justifie une telle hypothèse.
Et, soit dit en passant, il faut reconnaître qu'à l'occasion, Pareto a touché
du doigt la notion.
La "théorie des attentes", domaine de l'économie politique selon
l'expression française, est arrivée longtemps après le livre de Fisher et Rothbard la connaît.
Curieusement, ce dernier n'a pas fait le lien proposé même si certains s'y
sont efforcé comme, par exemple, Ludwig Lachman
dans son article intitulé “The Role of Expectations
in Economics as a Social Science” - dans Economica 14 (février 1943):108–19 - sur quoi
est revenu Ludwig von Mises, la même année, pour
insister sur le fait que la théorie du cycle des affaires qui lui séyait reposait sur la "théorie de la monnaie"
- en anglais, "currency theory
" - et non pas sur la "théorie de la
banque" - en anglais, "banking theory
" -.
Bref, échangeabilité ex ante et espérance
d'échanges attendue avec incertitude sont synonymes et le sont, étant donné
la mode actuelle, au "risque d'échange".