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la seconde partie de l’article, ici]
Grégoire
Canlorbe : La
crise de 2007 a été pour de nombreux commentateurs l’occasion de clamer que
l’actualité donnait raison à Keynes et que celui-ci faisait son retour en
grandes pompes sur le devant de la scène. Le modèle keynésien soutient que
les crises de l’économie de marché trouvent pour origine l’effondrement de
l’investissement et en amont l’intensité anormale du désir de liquidité (par
motif de précaution dans un contexte d’incertitude radicale).
L’investissement est un compartiment de la demande globale anticipée par les
entreprises, le volume de la demande anticipée déterminant le volume de la
production et donc le volume de l’emploi.
Les
anticipations d'investissement et de consommation par les entreprises
déterminent donc le niveau de la production et le niveau de l’emploi. La
consommation est une fonction stable et croissante du revenu des agents.
L’incitation à investir dépend de la différence positive entre l’efficacité
marginale du capital et le taux d’intérêt en vigueur. La fonction de
l’intérêt offert aux épargnants est de rémunérer leur placement, i.e. leur
renonciation à la liquidité (et non point leur épargne, i.e. leur
renonciation à la consommation immédiate) ; en sorte que tout
accroissement de la préférence pour la liquidité implique une hausse du taux
d’intérêt pour une quantité donnée de monnaie en circulation. Lorsque le
désir de liquidité est anormalement élevé, il tend à faire monter si haut le
taux d’intérêt que cela provoque la baisse foudroyante des projets
d’investissement et donc la chute de la demande anticipée.
Via l’effet
dit du multiplicateur keynésien il s’ensuit l’effondrement de la production
ainsi que de l’emploi, qui engendre à son tour la chute de la consommation et
donc de la demande anticipée, et donc de la production, et ainsi de suite.
Une situation de sous-emploi durable s’instaure : elle résulte des
mécanismes spontanés du marché et ces mêmes mécanismes sont impuissants à
sortir l’économie de cette situation. Quelles seraient selon vous les forces
et les lacunes du raisonnement keynésien sur la monnaie, l’investissement et
l’effet multiplicateur ?
Cécile
Philippe : Vous
avez raison de mentionner la résurgence des idées keynésiennes lors de la
crise de 2008 car – sans avoir jamais disparues – elles sont revenues sur le
devant de la scène au cours des dernières années sous des formes certes un
peu différentes de ce que Keynes aurait pu en dire lui-même mais en en
gardant l’esprit.
Reste qu’il
est effectivement intéressant de revenir sur les idées de Keynes lui-même
qu’il exprime principalement dans son ouvrage Théorie générale de
l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie où les concepts de monnaie, d’
investissement et de multiplicateur jouent un rôle essentiel.
Ce qu’il faut
comprendre à propos de Keynes, c’est qu’il était convaincu que l’économie de
marché est en état de dépression chronique ou permanent. Pourquoi ?
Parce qu’il y a trop d’épargne et pas assez d’investissement et de
consommation. C’est le fameux paradoxe de l’épargne de Keynes : si le
revenu dépasse largement la consommation - à savoir qu’il y a « trop
d’épargne » - alors l’investissement ne sera pas suffisant pour absorber
toute cette épargne. On observera alors une baisse de la demande, une hausse
du chômage et in fine une baisse des revenus.
Or,
dans une économie de marché, il serait – selon lui – très difficile de maintenir
le niveau d’investissement adéquat car le capital est trop abondant et
provoque une pression à la baisse du profit rendant les nouveaux
investissements peu opportuns. “If there is an increased investment in
any given type of capital during any period of time, the marginal efficiency
of that type of capital will diminish as the investment in it is increased .
. . .” the prospective yield will fall as the supply of that type of capital
is increased, and partly because, as a rule, pressure on the facilities for
producing that type of capital will cause its supply price to increase . . .
.
Pour
sortir l’économie de son marasme, il faut donc augmenter la consommation. Or,
on ne peut pas compter sur les consommateurs qui ont tendance à trop épargner,
d’où le rôle donné à la dépense publique pour atteindre le plein emploi.
Les
idées de Keynes ont été critiquées par un grand nombre d’auteurs, à commencer
par Friedrich A. Hayek dans son livre Prix et production. D’autres se
sont également attelés à cette tache comme Henry Hazlitt, Georges Reisman,
James Ahiakpor, etc.
On
trouve donc au cœur de la théorie keynésienne les notions d’investissement et
de consommation ainsi que d’épargne qu’il me semble absolument crucial de
discuter. John Maynard Keynes fait le raisonnement que si la consommation
baisse, alors les dépenses dans l’économie baisseront elles-aussi, entraînant
la spirale dépressionniste qu’il décrit. Cependant, l’un n’entraîne pas
forcément l’autre puisque la consommation ne décrit qu’une faible partie des
dépenses réalisées au sein d’une économie. En effet, la majeure partie des
dépenses faites dans une économie ne concerne pas les biens et services
finaux (tels que mesurée par des agrégats comme le PIB) mais plutôt les biens
et services intermédiaires. Chaque euro dépensé pour ces biens et services
génère un revenu pour une entreprise. Quand on réalise cela, on prend
conscience que dans une économie, les dépenses pour des biens de
consommations en tant que telles ne représentent en proportion qu’une faible
partie des dépenses totales.
Quand
on se focalise – comme Keynes – sur ces dépenses, on peut in fine
avoir une image tronquée de ce qui se passe au sein de l’économie. De
façon plus générale, on peut sans doute reprocher à Keynes de se focaliser
sur des valeurs nettes du revenu, de l’investissement, de l’épargne plutôt
que sur des valeurs brutes. Si bien sûr le revenu net a son importance, il
n’empêche que la notion de revenu brut est cruciale si on veut comprendre la
dynamique de la production et comprendre ce qui se passe lors d’une
dépression. En effet, Keynes examine un revenu net, c’est-à-dire un revenu
dont il déduit certains coûts dont notamment les coûts d’amortissement
(dépréciation). Ces coûts correspondent cependant à des achats à des
entreprises pour justement renouveler le capital et permettre la poursuite au
moins à l’identique des opérations. C’est à partir de ce revenu net qu’il
déduit le montant qui pourra être consacré à l’épargne et à l’investissement.
Ce montant se focalise sur l’épargne et l’investissement qui vont permettre
d’ajouter du capital à celui déjà existant mais pas le capital qui permet de
le remplacer. Or, cette partie est certainement beaucoup plus importante que
l’autre et essentielle à la poursuite des activités au sein d’une économie.
Cette vison des choses conduit à ignorer la majeure partie des revenus, de
l’épargne et des investissements qui sont réalisés et donc à sous-estimer
leur valeur.
Keynes
fait aussi l’erreur de confondre épargne et thésaurisation. Cette dernière
est certainement la partie la plus insignifiante de l’épargne. Elle n’est
qu’une façon parmi d’autre d’épargner. L’épargne n’est rien d’autre qu’une
façon d’utiliser ses revenus à autre chose que consommer. Elle peut passer par
l’achat d’actions, d’obligations, de comptes d’épargne, d’un logement, etc.
La thésaurisation est une façon d’accroître son épargne sous forme monétaire.
Cette recomposition suppose souvent la vente d’actifs qui a un effet
dépréciatif sur leur valeur. Elle est souvent le fait d’individus qui cherche
à restaurer leur liquidité parce que justement ils étaient arrivés à des
situations d’illiquidité, typiques du haut du cycle économique. Quand les
acteurs réalisent que les choses commencent à tanguer, ils recherchent la
liquidité. Ce n’est pas la cause de la crise mais seulement la conséquence et
à vrai dire, cela va avoir un effet bénéfique pour l’économie puisque les
acteurs en question présentent alors moins de risque de se retrouver en
situation d’illiquidité et de faillite. De plus, cette recherche de la
liquidité va diminuer les dépenses dans l’économie. Cela va diminuer la
valeur des actifs dans l’économie (prix des maisons et des biens de capital)
et donc augmenter le rendement potentiel des biens de capital. Cela crée
l’incitation nécessaire à investir de nouveau et crée les conditions du
retour à la croissance.
Il
n’est pas possible de revenir sur toutes les erreurs commises par l’analyse
de Keynes du fonctionnement de nos économies. On aurait aussi pu parler de sa
ferme conviction que la baisse des salaires ne va pas permettre un retour au
plein emploi (les nouveaux keynésiens parlent plutôt de rigidité des salaires
à la baisse). Reste que la critique principale qu’on peut faire à l’auteur
est de passer à côté d’une grande partie des variables qu’il cherche à
expliquer et finalement de proposer des solutions qui sont la cause des
problèmes.
Grégoire
Canlorbe : Vous
prenez explicitement parti pour la théorie dite autrichienne du cycle des
affaires dans votre dernier ouvrage. Essentiellement élaborée par Mises et
Hayek, sous sa forme primitive, cette analyse voit en l’excès de l’offre de
monnaie la cause ultime des phénomènes de boom et de récession. La
nationalisation de la monnaie est présentée comme la source de ce
déséquilibre entre offre et demande monétaires.
Pourriez-vous
nous rappeler les grandes lignes du raisonnement qui sous-tend cette
affirmation ? En quoi la crise des subprimes constitue-t-elle
l’illustration parfaite de la théorie autrichienne du cycle ?
Cécile
Philippe : Effectivement,
à l’inverse de Keynes, les économistes de l’école d’économie autrichienne
voient dans les manipulations monétaires la cause des cycles économiques.
Loin d’être inhérent à nos systèmes dits capitalistes, ils sont la
conséquence d’un trop grand laxisme dans la création de monnaie.
Selon eux, un
excès de monnaie – créé en multipliant les crédits offerts – va financer des
projets d’investissement qui ne pourront pas tous être terminés, faute de
ressources réelles. Au fur et à mesure que les acteurs vont s’en rendre
compte, ils vont dans un premier temps chercher par tous les moyens des
ressources pour finir leurs projets. Faute de les trouver, ils devront mettre
la clé sous la porte. Ils se verront donc dans l’incapacité de rembourser les
emprunts qui leur ont permis de se lancer dans ces aventures, menaçant ainsi
la solvabilité des banques qui leur ont fait ces prêts.
La faillite
d’un entrepreneur n’est pas un drame majeur pour la collectivité dans son
ensemble. Elle peut être gérée assez facilement, en accompagnant
l’entrepreneur concerné, ses salariés et ses créanciers.
En revanche,
le problème est dû au fait qu’il arrive qu’un très grand nombre
d’entrepreneurs fassent faillite au même moment. Il n’est plus question de la
faillite d’un seul entrepreneur, mais d’un grand nombre d’entre eux qui font
ensemble des malinvestissements. L’ampleur des erreurs ainsi commises rend
impossible un atterrissage en douceur.
Le problème
vient de ce que la création monétaire, qui s’exprime à travers une politique
généreuse de crédit, suscite de véritable « cycles
d’erreurs » Elle trompe de nombreux acteurs, en leur permettant de
se lancer dans des projets qui se révéleront impossibles à terminer et
qui seront donc générateurs de pertes.
Car ces
nouveaux crédits émis de façon excessive trouveront acquéreur à des taux
d’intérêt artificiellement bas. Or les taux d’intérêt sont une référence pour
évaluer la profitabilité d’un projet. Lorsqu’on les manipule, on brouille la
vision de l’entrepreneur et sa capacité à anticiper correctement ses profits
et ses pertes potentiels. Le calcul économique, dont nous avons vu qu’il
était nécessaire à un développement rationnel et durable, s’en trouve faussé.
Sur un marché
libre, les taux d’intérêt résultent de la préférence temporelle des individus
pour le présent. Vous comme moi préférons bénéficier immédiatement des services
d’un bien plutôt que de devoir en profiter plus tard. Il est ainsi préférable
d’avoir 100 euros aujourd’hui plutôt que demain. Pour se séparer de
l’usage de ces 100 euros aujourd’hui, il faut espérer en avoir non pas
100 demain mais, par exemple, 105. Dans un tel cas, le taux d’intérêt est de
5 %. Ce taux reflète la préférence pour le présent. Plus ce taux est
élevé, plus la préférence pour le présent est forte, et plus il est faible,
plus la préférence pour le présent est réduite.
Les taux d’intérêt
sont donc normalement des prix supposés refléter la quantité d’épargne que
les individus sont prêts à mettre à la disposition d’investisseurs, leur
permettant ainsi de mener à bien leurs projets. Quand on manipule à la baisse
ces taux, on laisse penser qu’il existe un stock d’épargne plus important et
surtout que la volonté de consommer est moindre que ce qu’elle n’est en
réalité. Ce point est fondamental pour comprendre que tous les projets lancés
sur la base de taux d’intérêt faussés ne pourront pas tous être menés à bien.
En effet, la
pression à la baisse des taux d’intérêt va inciter des entrepreneurs à se
lancer dans des projets de durée de plus en plus longue, puisque les taux en
vigueur indiquent – au moins sur le papier – qu’il est maintenant rentable de
les lancer. Or, des projets de plus longue durée, c’est-à-dire plus
capitalistiques, nécessitent une immobilisation plus longue de nombreuses
ressources, dont il va falloir s’assurer la disponibilité pendant tout le
processus de production.
Or, c’est
justement là que les choses s’enveniment. En effet, puisque la préférence
pour le présent des individus n’a pas changé, aucune ressource réelle n’a été
libérée des processus de production visant la consommation immédiate où la
demande reste inchangée.
Par
conséquent, pour obtenir les ressources en travail, matières premières, etc.,
indispensables à la réalisation de ces projets plus capitalistiques, il va
devenir nécessaire d’enchérir sur le prix des biens en question, ce qui
alimente des bulles sur les marchés concernés. Ce faisant, la marge de
profitabilité des projets va diminuer par rapport aux projets qui satisfont
plus rapidement les besoins des consommateurs.
Ce
renchérissement du prix des matières premières va aussi susciter des besoins de
liquidités supplémentaires auprès des banques. Si celles-ci sentent leur
solvabilité menacée, elles peuvent décider de ne plus octroyer de nouveaux
crédits provoquant ainsi la faillite des entrepreneurs en question. C’est
d’autant plus probable que le renchérissement des prix peut être à l’origine
de tensions à la hausse du niveau général des prix, incitant les banques
centrales à remonter leurs taux directeurs rendant le refinancement des
banques commerciales plus difficile.
C’est alors
que la bulle éclate avec fracas et entraîne l’arrêt de nombre de projets, la
faillite en cascade d’entreprises et l’augmentation du taux de chômage. Ces
phénomènes sont la preuve que de nombreux malinvestissements ont été
produits. Ils montrent aussi que des ajustements au sein de la structure de
production sont nécessaires.
La spécificité
de l’école d’économie autrichienne est ainsi de montrer les effets de la
création monétaire sur la structure de production, à savoir qu’elle est
augmentée de façon artificielle et insoutenable et doit être diminuée pour se
réadapter aux préférences des consommateurs.
Enfin, la
crise des subprimes me semble être le parfait exemple du cycle économique et
j’y consacre d’ailleurs un chapitre dans mon dernier livre. Plus encore, on ne
peut vraiment pas accuser cette crise d’être le symbole d’un capitalisme
débridé quand on analyse les faits d’un peu plus près. Car que constat-t-on à
ce sujet ? Qu’elle est le pur produit de l’interventionnisme aussi bien
dans le domaine monétaire (politique monétaire accommandante de la Fed d’une
monnaie qui rappelons-le reste un bien public), bancaire (Community
reinvestment act visant à favoriser les crédits auprès des minorités
défavorisées) et foncier (l’explosion des prix s’est concentrée là où dès les
années 70, les politiques dites de « développement intelligent »
ont limité l’usage du foncier. Le tout s’est accompagné d’un marché
immobilier « distordu » où des entités que je qualifierais de
faussement privées comme Fannie Mae et Freddie Mac ont permis et
facilité l’accumulation de crédits de qualité de plus en plus faible.
Dans un tel
contexte, ceux qui ont accusé les fameuses déréglementations bancaires – qui
ont effectivement permis aux quelques 9 000 banques américaines de se
développer sur l’ensemble du territoire plutôt que de rester confiner à des
activités dans leur État de création – ne voient que la toute petite partie
émergée de l’iceberg.
Bien loin de
la vision, trop souvent répandue, d’un marché américain qui aurait pâti d’une
déréglementation à outrance, l’histoire montre au contraire que les subprimes
sont une coproduction des pouvoirs publics et d’acteurs privés chargés
d’exécuter leurs souhaits.
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