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Dans le
cadre de notre série « Figures parisienne de
l’immigration », nous vous présentons le
témoignage de Soraya. D’origine libanaise, Soraya est
arrivée en France il y a 15 ans. Véritable modèle
d’intégration, elle est actuellement en 9ème
année de doctorat de philosophie. Elle prépare une thèse
intitulée: «La fin d’un mythe : La raison
phallocratique à l’épreuve de
l’herméneutique poststructuraliste.». Membre actif du
mouvement antispéciste, elle s’intéresse
aussi à l’économie et milite pour l’interdiction
des licenciements et des délocalisations. Pour ce témoignage,
elle a choisi de nous raconter comment elle a franchi un obstacle majeur sur
le chemin de son intégration.
“Cela
fait 10 ans que je suis Française. Après ma naturalisation,
j'ai voulu faire de mon mieux pour m'intégrer. J’ai un peu honte
de l’avouer, mais j’avais vécu jusqu’alors dans mon
coin, sans m’intéresser à ce qui se passait autour de
moi. J’ai donc commencé à regarder le JT de 20h, et
à prendre mes vacances au même moment que tous les
Français. Mais il me manquait toujours un petit quelque chose pour
être complètement intégrée, quelque chose que je
n'avais jamais réussi
à faire: participer au sport national des Français,
c'est-à-dire la râlerie. Cela peut
sembler incroyable, mais la râlerie est un
art complet dont la maîtrise nécessite des années de
travail acharné. Les Français le pratiquent avec tellement d'aisance et de naturel
qu’on peut avoir l’impression que c’est une capacité
innée, mais c’est en réalité tout un savoir-faire
ancestral, un chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel
de l'humanité. Les Anglais ont le cricket, les Libanais, la frime, et
les Français, la râlerie. Mon
incapacité à râler me posait un vrai problème.
Personne ne me prenait au sérieux. Je passais au mieux pour une bonne
poire, le plus souvent pour un pigeon ou une paumée. Et mon
problème était même plus profond. J’ai un peu honte
de l’avouer, mais à l’époque j’étais
jeune et insouciante, je n’étais pas au courant de toutes les
raisons de s’indigner. Les scandales de l’exploitation animale et
du réchauffement climatique ne me touchaient pas. La vie me paraissait
belle et j’étais très heureuse de vivre en France.
Comme
ma bonne humeur était un frein à mon intégration et que
je ne voulais surtout pas me démarquer de mes nouveaux compatriotes,
j’ai décidé de consulter. Un camarade dépressif de
longue date m'a donné les coordonnées de son psychiatre, et je
suis allée le voir. Le docteur m’a demandé ce que je
faisais dans la vie. Je lui ai dit que j’étudiais les sciences
humaines et que je me destinais à la recherche et à
l’enseignement. Il m’a regardé d’un air
sombre :
-
Mademoiselle, je ne veux pas vous inquiéter mais votre
état est grave.
- Ah bon
docteur ?
- Ecoutez, les
difficultés que vous avez ne sont que le symptôme d'un mal
beaucoup plus profond. Votre problème voyez-vous, c'est que vous
n'êtes pas assez déprimée. Vous souffrez de ce qu'on
appelle en langage médical, une « carence dépressionelle ». C'est une maladie grave qui risque de
vous handicaper, voire même de compromettre votre carrière
universitaire.
- Compromettre ma carrière ?
Mais pourquoi ?
- Ce n'est pas de votre
faute… mais voyez-vous,
il y a, dans le monde
universitaire français, une croyance selon laquelle, si vous
êtes heureuse, ce n'est pas seulement le signe d'une carence dépressionnelle, c'est aussi la preuve d'une
faiblesse intellectuelle. Seuls les imbéciles sont heureux. Les gens intelligents
eux, sont lucides, et la lucidité est comme chacun sait la blessure la
plus rapprochée du soleil. Les gens intelligents souffrent et
dépriment parce qu'ils osent regarder la réalité en
face, ils ne se racontent pas de salades, ce sont des martyrs de la
vérité. Tout au plus ont-ils le droit de ne pas se suicider
tout de suite mais de le faire à crédit. Un homme heureux
manque pour le moins de probité intellectuelle. Si vous
êtes heureuse, c'est louche, c'est une maladie honteuse et votre travail
ne sera pas pris au sérieux.
J’avais compris que mon état était grave, mais je voulais
tenter de sauver le dernier lambeau d'espoir :
- Vous avez
raison, ce que vous dites est vrai, mais je ne tiens pas spécialement
à faire une
carrière universitaire…comme je ne sais rien faire de mes dix
doigts, je peux être une intellectuelle, et vous savez, on peut
très bien être un intellectuel en dehors de
l'université.
- Mais justement Mademoiselle,
justement ! Que fait l’intellectuel ? Tenez par exemple, en
France, quel est le premier intellectuel ?
Je me suis
alors rappelée de mes cours d’histoire :
- « En
France, la figure de l'intellectuel moderne est née avec Emile Zola et
son fameux article
« J’accuse » »…
Le
médecin m’a coupé la parole :
- Mais
justement Mademoiselle, justement ! Un intellectuel que fait-il ?
Il s’indigne, il s’écrie, il accuse ! Le métier de l'intellectuel.
c'est d'accuser, de dénoncer. Et comme vous avez certainement fait du
grec ancien, vous savez que le mot grec pour désigner
l’accusateur ou le calomniateur est « diabolos » , ce qui en français nous a donné
« diable » ! Un intellectuel, ça
passe son temps à accuser !
Et vous n’avez pas du tout le profil requis. Voyez-vous :
pour travailler dans ce domaine, la première condition est d'avoir un excès depressionnel. Je ne veux pas vous inquiéter ma
chère demoiselle, mais vous n'y êtes pas du tout. Vous
n’accusez personne. Je n'ai jamais eu une patiente aussi docile que
vous. Cela fait une demi-heure qu'on discute, et vous ne m'avez pas encore
parlé d'antipsychiatrie...
Je commençais à paniquer, je ne savais plus quoi faire,
mais le médecin m'a vite rassurée:
- Ne vous en faites pas, votre
état est grave mais pas désespéré, il y a quand
un même de l’espoir, et je suis là pour vous aider. Pour
commencer, je vais vous prescrire des antidépresseurs.
Sur le coup
j’étais très étonnée et ne comprenais
pas : pourquoi des antidépresseurs pour traiter une carence dépressionnelle ?
-
Rassurez-vous Mademoiselle, je vais vous expliquer. Le médicament que
je vous prescris à un effet primaire antidépresseur. Mais il a
aussi un effet secondaire dépresseur. Or, il se trouve que cet effet
secondaire est plus fréquent que l'effet primaire. Faites-moi
confiance, cela fait près de 30 ans que je suis dans le métier,
je sais de quoi je parle. Votre ami, qui vous a donné mes
coordonnées, est mon patient depuis 7 ans, et il n'a jamais eu
à se plaindre de mes services. Alors faites moi
confiance, prenez ce médicament. Je vais aussi vous donner les
coordonnées de mon confrère psychanalyste qui va
compléter les antidépresseurs, et ensemble nous allons
commencer à préparer votre première hospitalisation en
service psychiatrique... parce que quand même, arriver à votre
âge sans jamais avoir été en hôpital psychiatrique,
c'est un peu gênant pour une intellectuelle comme vous.
J'ai remercié le médecin, je suis rentrée chez moi et
j’ai commencé le traitement... et vive la France !
Mais comme le traitement a bien
fonctionné, maintenant je dis :
- Quel pays de
m… ! Non mais quel pays de c… C’est scan-da-leux ce qui se passe ! Scan-da-leux !
On traque la fraude sociale, les petits grappilleurs poussés par la
faim, et on laisse passer les gros poissons de la fraude fiscale ! In-ad-mis-sible ! C’est vraiment in- ad-mis-sible ! Vous
vous rendez compte, on est au 21ème siècle et les
travailleurs continuent à se faire exploiter par le grand patronat !
C’est cho-quant ! Cho-quant !
! Il y a la France qui travaille, qui se
lève tôt et qui cotise, et la France des assistés qui
vivent sur leurs dos et qui creusent le trou de la sécu!... quoi je me
contredis ? Je fais des efforts pour m’intégrer moi ! Sale
raciste va !... de toute manière ‘chuis
vraiment nulle, j’arriverai jamais à rien... quel article de
m... non mais quel journaliste de m… les gens comme vous, ça
devrait être interdit… vous trouvez ça nor-mal,
vous ? Vous trouvez ça nor-mal !? ”
(Note de l’auteur : dans
ce témoignage, Soraya semble prendre la partie pour le tout et
confondre « Français » et
« Parisiens », confusion symptomatique du parisianocentrisme partagé par le journaliste qui
recueille son propos, mais dont nous nous désolidarisons totalement.)
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