|
La théorie de
l'action humaine, ou praxéologie, constitue le coeur
de la pensée de Ludwig von Mises. Elle
représente la science générale qu'il cherche à
préciser. Au sein de celle-ci, on trouve la catallaxie,
ou science de l'échange (Mises [1949] 1996: 1–3 ;
noté M par la suite). Pour Mises, par conséquent, tout ce que
nous cherchons à étudier en économie provient en
définitive du choix individuel, dont la clé est
l'économie subjectiviste (issue de la révolution
consécutive aux travaux de Menger, Jevons et Walras dans les
années 1870). Ainsi, "Choisir détermine les
décisions humaines. En faisant son choix, l'homme ne choisit pas
seulement plusieurs biens matériels et plusieurs services. Toutes les
valeurs humaines sont disponibles. Toutes les fins et tous les moyens [...]
sont placés sur une même ligne et soumis à une
décision qui choisit une chose et écarte une autre." (M,
p. 3). En outre, "L'action humaine est nécessairement
toujours rationnelle" (M, p. 19). Il s'agit pour Mises d'une
vérité, non d'une hypothèse à tester, qui
pourrait être vraie ou fausse. Et ce parce que la praxéologie
est neutre vis-à-vis de tout jugement de valeur concernant ses
données - c'est-à-dire les fins ultimes choisies par l'action
humaine. Par conséquent, il n'existe pas de base objective permettant
d'affirmer que les choix de quiconque puissent être irrationnels.
Les externalités
(qu'il s'agisse de coûts ou de bénéfices) ne posent pas,
en principe, de problème pour Mises, car il a clairement vu, comme Coase, qu'elles impliquent la définition de droits
de propriété - le problème d'un bien n'appartenant
à personne ou l'accès public libre aux ressources. Le
problème consiste à rendre les individus responsables, par
engagement, des coûts de l'action humaine que doivent supporter les
autres. Mises conçoit le principe de responsabilité comme
étant largement accepté et attribue tout prétendu
défaut à des lacunes "laissées dans le
système" (M, p. 658). Enfin, il faut signaler dans cette esquisse
les idées arrêtées et bien connues de Mises contre
l'intervention : "Il n'y a quasiment aucun acte de gouvernement
interférant avec le processus du marché qui,
considéré du point de vue des citoyens concernés, ne
puisse être qualifié de confiscation ou de cadeau [...]. Il
n'existe pas de méthode juste et équitable pour exercer
l'énorme pouvoir que l'interventionnisme met dans les mains des corps
législatif et exécutif" (M, p. 734). Nous pouvons aussi
apercevoir l'anticipation des concepts de recherche de rente [rent seeking] et
de choix publics [public choice] lorsqu'il
résume son exposé de la corruption comme étant,
inévitablement, "une conséquence habituelle de
l'interventionnisme" (M, p. 736). Ainsi, la théorie du choix est
bien plus que le côté "économique" du comportement
humain - elle est au centre de toute action humaine. J'ai lu Mises pour la
première fois quand j'étais en dernière année
à Cal Tech, étudiant alors l'électrotechnique. Ce fut
l'une des raisons pour lesquelles je finis par me tourner vers
l'économie. En lisant Mises 50 ans plus tard, je suis
impressionné par le caractère stimulant, pertinent et vif que
présente L'Action
Humaine dans l'état
de l'économie à la fin du deuxième millénaire. Le
livre a bien résisté parce que beaucoup de ses thèmes
majeurs - droits de propriété, règles de responsabilité,
primauté de l'individu - sont devenus des éléments
essentiels de la théorie et de la politique microéconomiques.
En outre, ces thèmes sont devenus importants grâce à
Mises, Hayek, et d'autres auteurs en marge du courant autrichien (e.g., Coase, Alchian,North, Buchanan,
Tullock, Stigler etVickrey,
pour en citer quelques uns), et non grâce
à la théorie économique dominante. Il y a plein de
parties à mettre à jour chez Mises, en raison de choses que
nous pensons savoir aujourd'hui et que nous ne connaissions pas il y a 50
ans. Mais le message de base de Mises sur le fonctionnement de
l'économie est aussi valide de nos jours qu'il l'était alors.
Ce qui a énormément changé, ce sont les
méthodologies d'étude de la nature de la prise de
décision humaine. Dans ce bref aperçu, je vais prendre
plusieurs thèmes étudiés par Mises, thèmes que
j'utiliserai pour montrer ce changement. J'ajouterai quelques commentaires
sur Hayek, cette année étant le 100ème anniversaire de
sa naissance. Il y a donc beaucoup à fêter avec les Autrichiens.
L'action humaine et les expérimentations de
laboratoire
Les idées de Mises
sur les méthodes expérimentales reflètent la vision
méthodologique universelle de la profession il y a 50 ans - à
savoir que l'économie serait nécessairement une science non expérimentale :
Il se trouve [...]
certains physiciens et biologistes qui condamnent l'économie par ce
qu'elle n'est pas une science naturelle et n'applique pas les méthodes
et les procédures de laboratoire. [...] Mais la pratique à
laquelle les sciences naturelles doivent toutes leurs succès est celle
d'une expérience dans laquelle les éléments individuels
du changement peuvent être observés de manière
isolée [...] alors que la pratique à laquelle la science de
l'action humaine est confrontée est toujours celle de
phénomènes complexes. On ne peut mener aucune expérience
de laboratoire en ce qui concerne l'action humaine. Nous ne sommes jamais en
position d'observer les changements d'un élément en maintenant
toutes les autres conditions inchangées. [M, pp. 7–8, 31].
Selon moi, la raison pour
laquelle on a cru que l'économie était une science non
expérimentale est simplement que presque personne n'a essayé ou
ne s'est intéressé à cette idée. L'idée de
Mises était alors partagée par tous, et on la rencontre encore
fréquemment aujourd'hui. Par exemple, Charles Holt,
expérimentateur éminent et distingué, fut prévenu
par son directeur de thèse que l'économie expérimentale
"était une impasse dans les années 60 et le resterait dans
les années 80" (Kagel et Roth 1995 : 428, n. 8). Ce qui
n'est pas clair, c'est pourquoi ce qui était une impasse dans les
années 1960 survécut pour être une nouvelle impasse dans
les années 1980. Dans les derniers mois de 1999, j'attends avec
impatience qu'elle soit une nouvelle impasse dans les années 1990. Je
me rappelle la blague de Paul Samuelson selon laquelle la science avance par
funérailles.
En fait, l'année
dernière fut le 50ème anniversaire (passé
inaperçu) du premier article sur les expériences de
marché en économie (Chamberlin 1948).
Ce que Chamberlin pensait avoir montré
était que la théorie du marché concurrentielle ne
marchait pas. (Bien que les expériences menées dans ses cours étaient destinées à montrer le besoin
de disposer de sa théorie de la concurrence monopolistique, ses
expériences n'avaient pas montré que les marchés ne
réussissaient pas à produire des gains substantiels lors de
l'échange). Ma critique et mes modifications de l'expérience de
Chamberlin, comprenant l'introduction de
récompenses monétaires et un changement de centre
d'intérêt vers le rôle des institutions
("organisation du marché") peuvent être
trouvées dans Smith (1991 : 1–55). Une fois que l'on
reconnaît le rôle important des institutions (les règles
d'un marché particulier), il n'y a plus rien d'étrange ou
d'exceptionnel dans les résultats de Chamberlin.
L'économie expérimentale conforte fortement la théorie
des prix de marché de Mises, mais également la théorie
de l'équilibre dans des conditions stationnaires et même
dynamiquement changeantes. Toute la théorie de l'équilibre
était considéré par Mises comme une "construction
imaginaire" (M, pp. 250–51). Tel était effectivement
le cas, comme pour les nombreuses contributions importantes de Mises. Telle
est la nature de la théorie, qui fut entièrement développée
sans s'attendre à ce que quelqu'un essaierait de la tester en
laboratoire. Pour moi, le résultat des expériences de
marché fut de donner vie à cette "construction
imaginaire." Devant mes propres yeux, des gens avec une information
privée, et qui ne prévoyaient donc pas les résultats
qu'ils allaient obtenir, maximisaient les gains issus de l'échange et
s'approchaient des résultats de l'équilibre.
Il y a eu depuis plusieurs
centaines, probablement des milliers, de démonstrations
expérimentales de la capacité des marchés à
produire des résultats concurrentiels - particulièrement dans
le cas où ils sont organisés sous la forme de l'institution de
"double enchère" commune à tous les marchés
financiers et à tous les marchés de biens - , mais aussi dans le
cas d'offre postée et d'offre de prix scellée pour des
marchés en équilibre (voir Kagel et Roth 1995, Davis et Holt
1993, Smith 1991). Ces résultats, répliqués par de
très nombreux chercheurs, sont robustes par rapport aux
échantillons utilisés : étudiants de divers
niveaux, enseignants, femmes et hommes d'affaires ; puis, au milieu des
années 1980, nous avons mené une expérience avec des
employés de l'administration du Département de
l'Énergie, montrant parfaitement que ceux qui réglementent
pouvaient eux aussi générer un marché de manière
naturelle.
Par ces
expériences, nous avons appris que tout groupe d'individus peut
être entraîné dans un bureau, stimulé par un
environnement économique privé bien défini, se faire
expliquer pour la première fois les règles d'une double
enchère orale, et finalement créer un marché convergeant
habituellement vers l'équilibre concurrentiel et 100% efficace - les
individus maximisant les gains résultant de l'échange - en deux
ou trois répétitions d'une période d'échange. Et
pourtant l'information est dispersée, aucun participant n'étant
informé de l'offre et de la demande du marché, ni même ne
comprenant ce que cela veut dire. Ceci démontre de manière
frappante ce qu'Adam Smith avait appelé "un penchant naturel
à tous les hommes [...] à faire des trocs et des
échanges d'une chose pour une autre" (Smith [1776] 1909 :
19). De même, cela démontre l'affirmation de Mises selon
laquelle "Tout le monde agit dans son propre intérêt, mais
les actions de chacun visent à satisfaire les besoins d'autrui autant
que les siennes. En agissant, chacun sert ses concitoyens" (M, p. 257).
Évolution et esprit primitif
La compréhension
par Mises de l'évolution s'accorde bien avec les
interprétations contemporaines, comme celles de la psychologie
évolutionniste (Tooby et Cosmides 1992).
L'esprit humain n'est pas
une table rase sur laquelle les événements externes
écrivent leur propre histoire. Il est équipé d'un
ensemble d'outils destinés à appréhender la
réalité. L'homme a acquis ces outils, i.e. la structure logique
de son esprit, au cours de son évolution depuis l'amibe jusqu'à
son état actuel. Mais ces outils sont logiquement antérieurs
à toute expérience. [...] Aucun fait
fourni par l'ethnologie ou par l'histoire ne contredit l'affirmation selon
laquelle la structure logique de l'esprit est identique chez tous les hommes
de toutes les races, de toutes les époques et de tous les pays. [M,
pp. 35, 38].
Il s'agit essentiellement
de la perspective actuelle de la psychologie évolutionniste concernant
l'évolution, l'esprit et, plus précisément, le langage
naturel. Affirmer que nous acquérons les outils mentaux avant toute
expérience est particulièrement bien illustré par
l'étude de la façon dont nous apprenons le langage :
"Quand des chercheurs portent leur attention sur une règle
grammaticale (par exemple, en anglais, les algorithmes qui ajoutent
‘-s' au nom régulier pour former le pluriel et qui ajoutent
‘-ed' pour former le passé d'un verbe
régulier) et comptent combien de fois un enfant obéit à
cette règle et combien de fois il se trompe, les résultats sont
étonnants : quelle que soit la règle, un enfant de trois
ans y obéit la plupart du temps" (Pinker
1994 : 271). L'interprétation en est que le cerveau est
créé pré-équippé
d'un circuit prêt à absorber la syntaxe de n'importe quel
langage ; l'initialisation du circuit ne requière que
d'être exposé à d'autres personnes en conversation. Les
exceptions (erreurs) des enfants de trois ans aident bien à prouver le
principe : "two mans are at the door," [au lieu de
"two men"] ou "he
builded the house." [Au lieu de "he built"] Les verbes et
les noms irréguliers doivent être mémorisés, et
doublés d'un processus mental qui bloque l'algorithme de conjugaison
ou de pluriel, puis ressortent le cas irrégulier de la mémoire.
De nombreux cas irréguliers sont rarement utilisés par les
adultes : il faut donc du temps pour développer le processus de
blocage/substitution et l'enfant de trois ans continue toujours à
utiliser l'algorithme des cas réguliers. Voilà comment les
modules du langage fonctionnent naturellement dans le cerveau. Les adultes
font de même. Combien de fois entendez-vous la forme passée de strive (strove)
ou de tread (trod) ?
Pour de nombreuses personnes, si peu de fois qu'elles rendent les termes
réguliers et disent strived ou treaded (Pinker
1994 : 273–76). En fait, strove et trod tendent à sonner
prétentieux à beaucoup d'oreilles,
suggérant que celui qui parle ainsi sait quelque chose d'important que
vous ne connaissez pas. Notez que l'utilisation d'algorithmes de conjugaison
ou de pluriel est la méthode du cerveau pour économiser une
mémoire rare et des ressources d'accès. Vous n'avez besoin de
conserver en mémoire que les racines et les radicaux de base, puis de
faire appel aux algorithmes autonomes pour élever les mots de base en
un vocabulaire bien plus étendu. Ainsi, "un élève
américain moyen du lycée connaît 45 000 mots - trois
fois plus que le nombre de mots que Shakespeare a utilisé [...] dans
ses pièces et sonnets" (Pinker 1994:
150).
Certains rejettent
cependant ces interprétations du langage, prétendant que notre
disposition au langage n'est pas une adaptation mais une exaptation
- un mécanisme qui a évolué pour d'autres buts mais qui
est utilisé ou recyclé pour un nouveau
but (Gould et Vrba 1981). De telles idées,
néanmoins, me semblent faire diversion. Les adaptations peuvent
être complexes et il est possible que l'utilisation d'un module qui,
pour un biologiste, "semble" avoir été développé
dans un autre but, ne soit qu'un des nombreux chemins que peut prendre
l'adaptation évolutive. Il faut être sacrément malin, en
réalité, pour pouvoir dire ce pourquoi un mécanisme
biologique donné a évolué à l'origine. Vous
n'avez pas besoin de croire que le langage a été développé
parce qu'un proto-humain a prononcé un mot qui a augmenté ses
aptitudes et que le gène de ce mot s'est alors développé
dans la population. Mises ne prétend pas connaître la
façon dont l'évolution a créé la capacité
mentale de l'homme, mais il est pour lui tout aussi naturel de penser
l'esprit comme phénomène ayant évolué que de
croire que le processus évolutif a créé des bras et des
jambes.
Gould et Lewontin (1979) ont accusé de nombreux biologistes
évolutionnistes d'accorder trop d'importance à la sélection
naturelle. Les héritiers intellectuels de Mises trouveront amusant le
jugement de Pinker (1994: 359) sur l'article
influent de Gould et Lewontin : "Un de
leurs objectifs était de saper les théories du comportement
humain qu'ils trouvaient avoir des implications politiques marquées
à droite." Gould, de Harvard, est bien sûr un exemple
frappant de ce que disait un certain plaisantin, à savoir que les
seuls marxistes qui restent au monde enseignent dans les universités
américaines et britanniques. Il semble que les gens de gauche, qui
professaient autrefois le caractère perfectible des hommes par le
contrôle social (i.e. gouvernemental), craignent les implications
attribuant trop d'influence à la nature, alors que les gens de droite
(au moins pour ceux qui veulent clairement un gouvernement limité)
craignent les implications étatistes du caractère
malléable de l'homme. C'est le débat inné contre acquis,
qui est chargé de biais politiques sous-jacents. Mises se place du
côté de la nature en expliquant que l'esprit a des outils qui ne
font pas partie de l'expérience. Mais l'esprit possède ces
outils parce qu'ils étaient adaptatifs, parce qu'ils se sont
développés dans des environnements qui ne bloquaient pas leur
expression. C'est pourquoi une idée contemporaine importante est celle
de la co-évolution de la nature et de la
culture - la culture influence ce qui survit et se développe, la
nature influence ce qui est plus ou moins malléable.
Action consciente contre action inconsciente
Dans ce domaine, Mises a
été dépassé par les récents
développements des neurosciences, car il déclare :
"Le comportement conscient réfléchi se sépare
nettement du comportement inconscient, c'est-à-dire des
réflexes et des réponses involontaires des cellules et des
nerfs à des stimuli" (M, p. 10). Il veut affirmer que l'action
humaine a un but conscient. Or, ce n'est pas une condition nécessaire
à son système. Les marchés accomplissent leur oeuvre que le ressort principal de l'action humaine
comporte ou non un choix conscient mûrement réfléchi.
Il sous-estime grandement
le fonctionnement des processus mentaux inconscients. Nous ne nous rappelons
pas avoir appris la plupart des choses que nous connaissons, et le processus
d'apprentissage n'est pas accessible à notre expérience
consciente - l'esprit. Un enfant se développant normalement a appris
une langue syntaxiquement correcte à l'âge de quatre ans, sans
qu'on la lui ait apprise. Comme le note Pinker,
"Les enfants sont les premiers à féliciter pour l'apprentissage
de la langue qu'ils acquièrent. En fait, nous pouvons montrer qu'ils
savent des choses qu'on ne pourrait pas leur enseigner." (Pinker 1994: 40). Même des problèmes de
décision importants sont traités par le cerveau en
deçà du seuil de conscience. Ceci est visible quand vous luttez
pour prendre une décision ou essayer de résoudre un
problème, allez au lit et vous réveillez en ayant fait des
progrès importants ou même trouvé la solution. Comme l'a
clairement noté le spécialiste des neurosciences, Michael Gazzaniga :
Au moment où nous
pensons savoir quelque chose - c'est-à-dire qu'elle fait partie de
notre expérience consciente - le cerveau a déjà fait son
travail. Il s'agit de vieilles données pour le cerveau, mais nouvelles
pour "nous" (l'esprit conscient). Des systèmes
présents dans le cerveau effectuent leur travail de manière
automatique et largement hors du champ de notre conscience. Le cerveau
termine son travail une demi-seconde avant que l'information qu'il traite
n'atteigne notre conscience. [...] Nous (c'est-à-dire notre esprit)
n'avons pas la moindre idée de tout ce fonctionnement. Nous ne
décidons pas ces actions. Nous ne faisons qu'observer le
résultat. [...] Le cerveau cache cet aspect du traitement préalable
de son fonctionnement en créant en nous l'illusion que les
événements que nous vivons se produisent en temps réel -
et non avant notre expérience consciente
de décider de faire quelque chose. [Gazzaniga 1998 :
63-64]
En réalité,
l'un des mystères des neurosciences est de comprendre pourquoi le
cerveau trompe l'esprit en lui faisant croire qu'il dirige l'activité
mentale. Cependant, rien de tout ceci ne modifie la teneur de l'argument de
Mises. Les marchés sont l'un des moyens du cerveau social pour
étendre à d'autres cerveaux sa capacité de traiter
l'information et pour porter la création de richesse à un
niveau supérieur à ce que pourrait comprendre l'esprit. Tout
comme l'esprit ne peut saisir la plupart de ce que fait le cerveau, les gens
ne comprennent généralement pas que les marchés sont des
systèmes auto-organisés, coordonnés par les prix en vue
d'atteindre par la coopération les gains résultant de
l'échange, sans que quiconque n'en soit responsable. Le fonctionnement
de l'économie est tout aussi inaccessible à la conscience de ses
agents, y compris les hommes d'affaires, que le fonctionnement de son propre
cerveau ne l'est à la conscience d'un individu. Le fonctionnement de
l'économie n'est pas, et ne peut pas être, le produit de la
raison consciente, qui doit reconnaître ses limites et accepter, pour
reprendre les mots de F.A. Hayek, "les implications de ce fait
étonnant, révélé par l'économie et la
biologie : qu'un ordre généré sans dessein peut
surpasser de très loin les plans que les hommes détablissent
consciemment." (Hayek 1988 : 8 [p. 13 pour la VF]).
Spécialisation des circuits cérébraux
en vue de discerner les coûts d'opportunité, et lien entre
raison et émotions
Un thème constant
chez Mises est le fait que le choix est basé sur des comparaisons de
préférence et des jugements sur ce qui vaut plus (ou moins), le
tout effectué par une personne qui pense et raisonne :
"L'action est une tentative de substituer un état plus
satisfaisant à un état moins satisfaisant. [...] Le coût
est égal à la valeur associée à la satisfaction
à laquelle on doit renoncer afin d'atteindre l'objectif" (M, p.
97). "L'homme seul a la faculté de transformer certains stimuli
des sens en observation et en expérience, [et peut les arranger] en un
système cohérent. La pensée précède
l'action" (M, p. 177).
Je veux attirer
l'attention sur le fait qu'un résultat de la recherche sur les hommes
et les animaux, remontant à l'année de la publication de L'Action humaine, montre que
la base des comparaisons de valeurs auxquelles il faut renoncer
se trouve dans le fonctionnement naturel du cerveau animal. Zeaman (1949) rapporte des expériences dans
lesquelles des rats furent entraînés à courir vers un but
très bien récompensé. Puis, la récompense fut
diminuée et les rats répondirent en courant plus lentement qu'ils
ne l'auraient fait si on les avaient mis uniquement
en présence de la faible récompense. Un second groupe de rats
commença par une faible récompense qui fut alors
augmentée : ces rats coururent immédiatement plus vite que
si seule la récompense importante avait été fournie.
Cette ancienne expérience était cohérente avec
l'hypothèse selon laquelle la motivation est basée sur des
récompenses relatives - coût d'opportunité - et non sur
une échelle absolue de valeurs générées par un
objectif. A cette époque, cette interprétation ne fut toutefois
pas faite. Depuis, des mesures directes d'activité neuronale du
cerveau ont révélé l'importance des comparaisons de
valeurs relatives dans le fonctionnement du cerveau des mammifères.
Ainsi, les cerveaux du rat et du singe répondent tous les deux
à des comparaisons différentielles de récompenses.
"Les études neurophysiologiques sur les rats et les singes
montrent que les neurones des parties à six couches du cortex orbitofrontal (au-dessus des yeux) traitent les
événements motivants, distinguent entre les stimuli
agréables et désagréables et sont actifs durant
l'attente des résultats." (Tremblay et Schultz 1999 : 704).
Il est désormais
établi que l'activité des neurones orbitofrontaux
des singes leur permet de distinguer entre des récompenses relatives
qui sont directement liées à la préférence
relative des animaux entre des diverses récompenses comme raisins,
pomme et céréales (par ordre de préférence
décroissante). Ainsi, l'activité neuronale est plus grande pour
des raisins que pour une pomme quand le sujet regarde des raisins et une
pomme, de même quand on compare une pomme et des
céréales. Mais l'activité associée à la
pomme est bien plus grande quand on la compare avec des
céréales que quand on la compare avec des raisins. Ceci est
contraire à ce qu'on observerait si les trois récompenses
étaient codées suivant une échelle fixe de
propriétés physiques plutôt que suivant une
échelle relative. (voir Tremblay et Schultz 1999 : 706, fig. 4).
Comme les techniques utilisées
pour les études sur les animaux sont trop intrusives pour être
appliquées aux humains, quelle est la signification pour les hommes de
ces résultats sur le fonctionnement du cerveau animal ? La
réponse est que d'autres recherches ont montré que le cortex orbitofrontal des hommes et des singes ont
de nombreuses fonctions génériques communes. Ceci est
indiqué par les études sur des hommes et des singes
présentant un dommage de ce tissu : les deux espèces
présentent une manifestation modifiée des récompenses et
des préférences ainsi que des détériorations de
leur comportement pour la prise de décision, de leur comportement
concernant la motivation et de leur comportement émotionnel. Tout ceci
conduit à des anomalies importantes du comportement social. Comme l'a
noté Damasio en résumant cette
littérature : "Malgré les différences
neurobiologiques notables entre le singe et le chimpanzé, et entre le
chimpanzé et l'homme, il existe une nature commune au défaut
causé par le dommage préfrontal : le comportement
personnel et social est sévèrement compromis" (Damasio 1994: 75).
Les gens aiment croire que
de bonnes prises de décision sont la conséquence de l'usage de
la raison, et que toute influence des émotions est contraire à
une bonne décision. Ce que Mises, et les autres personnes qui
soutiennent de même la primauté de la raison dans la
théorie du choix, ne comprennent pas, c'est le rôle constructif
joué par les émotions dans l'action humaine. Par exemple, Bechara et al. (1997) ont étudié le
comportement des patients présentant un dommage du lobe
préfrontal dans des expériences de prise de décision en
situation d'incertitude, et ont comparé leur comportement avec celui
de sujets normaux. [1] Ils montrent que les sujets normaux,
quand ils apprennent quelque chose sur leur environnement
expérimental, commencent une transition critique au cours de laquelle
ils changent leur type de décision. Mais si les tests de
conductivité de la peau enregistrent une réponse
émotionnelle avant la décision, ce n'est qu'après la décision que les individus
sont capables d'expliquer avec des mots pourquoi ils ont effectué ce
changement. Par conséquent, le cerveau émotionnel agit avant la
décision, alors que la raison, sous forme de rationalisation verbale,
se produit après la décision. Les patients atteints d'un
dommage au cerveau, au contraire, ne montrent pas de réponse
émotionnelle, n'arrivent pas à changer leur méthode de
décision et donnent des excuses verbales pour expliquer leur
piètre performance. De manière intéressante, un problème
générique pour ces patients est une tendance à perdre
leur emploi, à faire faillite et à avoir des difficultés
à prendre des décisions à long terme. Bechara et al. (1997) pensent qu'il existe des signaux
inconscients du cerveau émotionnel (appelé parfois le
système limbique) qui guident ou influencent la formation des
stratégies cognitives, et que ce circuit est affecté par des
lésions du lobe frontal. Par conséquent, les émotions,
loin d'être hostiles à la décision rationnelle, peuvent
être essentielles pour cette dernière, alors que le cerveau
dirigeant le raisonnement conscient est le dernier à être au
courant.
Société humaine et coopération
D'après Mises,
toutes les relations sociales proviennent de la division du travail, ce qui est
rendu possible par l'économie de marché :
Au sein du cadre de la
coopération sociale, les membres de la société peuvent
créer des sentiments de sympathie et d'amitié et un sentiment
d'appartenir à une communauté. Ces sentiments sont la source
des expériences les plus agréables et les plus sublimes de
l'homme. Ils constituent les ornements les plus précieux de la vie.
[...] Cependant, ils ne constituent pas [...] les agents qui conduisent vers
les relations sociales. Ils sont le fruit de la coopération sociale,
ils ne se développent que dans son cadre. [...] Les faits fondamentaux
qui amènent la coopération, la société et la
civilisation, et qui transforment l'homme animal en être humain sont
d'une part que le travail effectué sous le mode de la division du
travail est plus productif que le travail isolé et d'autre part que la
raison est capable de reconnaître cette vérité [M,
p. 144].
Je veux apporter un
éclairage très différent sur ces sujets, sans, à
mon avis, nier ou diminuer la signification principale du message de Mises.
Ma version, basée sur des études archéologiques,
ethnographiques et expérimentales, offre une perspective
différente quant aux origines socio-psychologiques de
l'échange, des droits de propriété et de la monnaie.
Comme j'ai déjà développé ce thème
ailleurs, j'utiliserai cet article pour le mettre à jour et le
répéter dans le contexte d'un hommage aux contributions
durables de Mises (Smith 1998).
Il est un autre universel
humain, venant peut-être uniquement après le langage : les
gens entretiennent continûment, de manière inconsciente pour une
grande part, des relations réciproques avec des amis, des
associés et même des étrangers si le contexte n'est pas
perçu comme hostile. Vous invitez des connaissances à
dîner, et ils retournent l'invitation. Vous donnez vos places de
théâtre à une amie quand vous n'êtes pas en ville,
et elle vous donne en retour des billets pour un concert auquel elle ne peut
se rendre. Les amis échangent des services, prêtent leur
propriété et s'aident entre eux de manière autonome,
sans tenir de comptabilité précise. D'où la phrase
habituelle : "Je vous dois quelque chose." Les
sociétés de cueilleurs-chasseurs étudiées les 100
dernières années sont pleines de systèmes
d'échanges sociaux qui ont des conséquences économiques
d'une grande portée. Bien que certaines connaissent des formes de
monnaie-marchandise, beaucoup n'en ont pas et reposent entièrement sur
l'échange social au travers de la réciprocité, afin de
tirer les gains de l'échange dans un monde sans monnaie ni
procédé de réfrigération. Les formes
d'institution varient fortement, mais leur fonction est identique. Il existe
une division du travail prononcée entre les générations
et les sexes : en général, les femmes et les enfants,
ainsi que les hommes âgés cueillent et préparent la
nourriture, les hommes et les garçons de plus de 18 ans
chassent ; les hommes les plus âgés conseillent pour la
chasse et fabriquent les outils ; et les grands-mères aident à
l'accouchement et à l'éducation des enfants en raison d'une
adaptation biologique caractéristiquement humaine - la
ménopause, conduisant à une vie post-reproductive
étendue d'aide à la famille et à la communauté. Cet "instinct" de réciprocité a
refait surface de manière importante et inattendue au cours de
diverses et vastes expériences de laboratoire (Fehr,
Gächter, et Kirchsteiger
1996; McCabe, Rassenti et
Smith 1996). Comme indiqué plus haut, les recherches
expérimentales sur le marché confirment le thème,
présent chez Adam Smith, Hayek et Mises, de la coopération au
travers des institutions du marché où les droits de
propriété exploitent l'intérêt personnel pour
créer la richesse. Or, la moitié, voire plus, des mêmes
individus qui maximisent sans le savoir les gains issus de l'échange
lors d'interactions anonymes via un ensemble de règles du
marché, choisissent également d'abandonner l'action
égoïste pour atteindre des résultats coopératifs au
travers de la confiance et de la loyauté dans le cas de jeux simples
à information complète.
Par exemple, dans l'un des
jeux de confiance, 12 participants arrivent au laboratoire pour "gagner
de l'argent au cours d'une expérience économique." Les
participants reçoivent 5 dollars pour arriver à l'heure et sont
placés derrière un terminal d'ordinateur, dans une salle
contenant 40 machines séparées par des cloisons. Une fois tous
les participants arrivés, ils se connectent, et chacun est
associé au hasard et de manière anonyme à un autre
participant de la salle, et, pour chaque paire, on tire au hasard lequel des
deux débutera (joueur numéro 1) et lequel sera le joueur en
second (joueur numéro 2).
La partie est jouée
une fois Le premier joueur peut choisir de diviser 20 dollars en deux parties
égales : 10 dollars pour lui et 10 dollars pour le joueur en
second, ce qui termine le jeu. Il peut aussi choisir de donner la main au
joueur en second, ce qui double la somme totale à 40 dollars. Le
joueur en second a alors deux options : prendre la totalité des
40 dollars et ne rien laisser au premier joueur, ou prendre 25 dollars et
laisser 15 dollars au joueur numéro 1. Quel que soit son choix, chaque
participant est payé de manière privée et quitte
l'expérience. La totalité de l'expérience dure 15
minutes. Aucun participant ne sait avec qui il a été
associé. Ce protocole de jeu à un tour, avec association
anonyme, est très largement considéré comme le cas le
plus favorable à des décisions non coopératives de la
part de chaque joueur. La théorie des jeux suppose qu'en l'absence de
tours répétés ou d'interaction future entre les joueurs,
chacun choisira des stratégies dominantes, et chacun supposera que les
autres en feront autant. Par conséquent, l'équilibre (sous-jeu
parfait) du jeu est pour le premier joueur de prendre 10 dollars et d'en
laisser 10 au second. Autrement, si le joueur numéro 1 passe la main
au second, celui-ci choisira de garder les 40 dollars.
Supposons, à
l'opposé, que le joueur numéro 1 est une personne dont la
politique d'interaction sociale avec les autres est de souvent initier
l'échange amical. Dans ce contexte, passer la main au joueur
numéro 2 est considéré comme une offre de
coopération. Ce joueur numéro 1 risque une perte de 10 dollars
pour une occasion de gain de 5 dollars. Ceci peut être interprété
comme un signal au joueur numéro 2, impliquant que "je ne suis
pas en train d'abandonner 10 dollars parce que je m'attends à ce que
vous m'en laissiez 0 ; je vous offre un gain de 250% afin de percevoir
un gain de 150% via l'échange. Je fait
confiance à votre loyauté." Si le joueur numéro 2 a
des dispositions similaires, nous obtenons un échange, rapportant des
gains d'échange, où le premier joueur reçoit 5 dollars
et le joueur en second reçoit 25 dollars.
Le tableau 1 donne les
résultats d'un échantillon de 24 paires d'étudiants de
premier cycle et un échantillon de 28 paires d'étudiants de
troisième cycle. (Données tirées de McCabe
et Smith 1999; voir aussi Gunnthorsdottir, McCabe et Smith 1999). La leçon en est que la
moitié de l'échantillon des étudiants
d'université, y compris en troisième cycle au États-Unis
et en Europe, possédant une formation en économie et en
théorie des jeux, font confiance, et que 64 à 75% de leurs
associés (joueur en second) sont loyaux. Pourquoi un pourcentage aussi
important de ces participants anonymes écarte-t-il l'action non
coopérative prédite par la théorie des jeux et la
théorie économique ? Nous pensons que la raison est
simple : la plupart des gens vivant dans des sociétés
relativement stables trouvent qu'il est payant, à long terme, de
montrer un visage coopératif et conciliant envers leurs concitoyens.
Cette attitude habituelle est tellement forte qu'elle continue même
dans un jeu expérimental à un tour, avec interactions anonymes
avec des étrangers ; la plupart de leurs associés
comprennent le message et retournent la faveur. Nos données montrent
que les joueurs en premier qui coopèrent, risquant la défection
de leur associé, gagnent en moyenne plus d'argent que ceux qui ne
coopèrent pas. [Sur la théorie des jeux à un tour et
une tentative de justifier ce type de comportament
sur le plan moral, voir David Gauthier, "Morale et contrat", Mardaga. Voir aussi les commentaires de De Jasay à ce sujet dans "Against
Politics". NdT]
TABLEAU 1 : Nombre
(pourcentage) de paires obtenant les divers résultats, par
échantillon
Résultat
|
Étudiants
de premier cycle
|
Étudiants
de troisième cycle
|
(10, 10)
|
12 (50%)
|
14 (50%)
|
(15, 25) [a]
|
9 (75%)
|
9 (64.3%)
|
(0, 40) [a]
|
3 (25%)
|
5 (35.7%)
|
[a] Nombre de paires
obtenant le résultat conditionnel en atteignant la seconde
étape du jeu (le joueur numéro 1 passe la main au joueur
numéro 2). Ainsi, pour les étudiants de premier cycle, 12 des
24 joueurs en premier ont passé la main au jouer numéro 2, et
parmi eux 9 ont obtenu 15 dollars du joueur numéro 2 et 3 n'ont rien
obtenu.
Je voudrais
suggérer que ce type de comportement a été
caractéristique de nos ancêtres, sous une forme en voie de
développement, au cours des 2 derniers millions d'années. En
fait, je serais d'accord avec Mises pour dire que c'est grâce à
l'échange que nous en sommes arrivés à la situation
actuelle, si ce n'est que, pour la plus grande partie de notre histoire,
l'échange s'est produit via la réciprocité au sein de la
famille, de la famille étendue et de la tribu. C'est ce qui a
créé la base pour la spécialisation initiale, bien avant
l'arrivée des marchés. Par conséquent, quand quelqu'un
inventa le troc, et plus tard ce qu'on devait appeler la "monnaie"
(qui fut sans doute, comme le langage, "inventée" plusieurs
fois), les hommes avaient déjà une vaste expérience de
l'échange. Ce qu'a permis la monnaie, ce fut de libérer l'esprit
de la comptabilité de la bienveillance - la nécessité de
vérifier périodiquement que votre compte de bienveillance avec
un ami n'est pas trop déséquilibré. Ce nouvel
élément aura rendu possibles les échanges à
longue distance, qui culminent aujourd'hui avec les marchés mondiaux
et le début de l'ère du commerce électronique. (North 1991).
Le modèle de
l'individu présenté plus haut - se comporter de manière
non coopérative dans des marchés impersonnels et maximiser les
gains issus de l'échange, mais de manière coopérative
pour des échanges personnels afin, également, de maximiser les
gains de l'échange - permet de comprendre pourquoi les gens essaient
d'intervenir sur les marchés afin "d'améliorer" les
choses. Leur
expérience au cours des échanges sociaux est que bien faire (en étant confiant et loyal) accomplit le bien (gains visibles issus de
l'échange social). Lors d'échanges impersonnels du
marché, les gains de l'échange ne font pas partie de leur
expérience. Comme le notait Adam Smith ([1776] 1909: 19), "Cette
division du travail [...] ne doit pas être regardée dans son
origine comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait
eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat."
L'échange impersonnel des marchés tend à être
perçu comme un jeu à somme nulle, perception qui ne diminue en
rien la capacité des marchés à accomplir le travail
expliqué par Adam Smith et Mises. Les programmes interventionnistes,
selon moi, résultent de personnes appliquant de manière
inadéquate aux marchés leur intuition et leur expérience
de l'échange social, et concluant qu'il devrait être possible
d'intervenir pour améliorer les choses. Les gens utilisent leur
intuition, non leur raison (comme espéré par Mises), en
réfléchissant au sujet des marchés. Et ils arrivent
à des résultats erronées.
Conclusion
Deux
caractéristiques, uniques aux hominidés, sont au centre de
l'émergence de la spécialisation (l'ordre coopératif
étendu), en tant qu'universel humain permettant à nos
ancêtres proto-humains de "domine[r] sur les poissons de la mer,
sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre."
(Genèse 1:26). Ces deux caractéristiques sont : (1)
l'usage d'un langage naturel sophistiqué et (2) la
réciprocité, ou "le penchant qui les porte à
trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour
une autre" (Smith [1776] 1909: 19). Il est difficile d'imaginer qu'elles
aient évolué de manière indépendante. Elles font
très certainement partie d'un lien coévolutif
culturel et biologique, remontant à plus de 2 millions
d'années. Cet instinct d'échange explique la survie des
systèmes d'échange en Chine, dans l'ancienne Union
soviétique et ailleurs, où sévit une répression
de l'État avec tentative de pression sociale. Mises et Hayek ont
expliqué et énormément enrichi les principes d'Adam
Smith à une époque cruciale de ce siècle, quand leur
pensée était largement rejetée comme anachronique,
impraticable et idéologique. Ils parlaient de liberté quand
elle n'avait plus de support populaire ; ils parlaient avec
perspicacité et sagesse. Mais ils parlaient de points de vue
indépendants, parfois contradictoires. Pour Mises, "la raison
[...] est la marque qui [...] a créé tout ce qui est
spécifiquement humain" (M, p. 91). Mais pour Hayek, la présomption
fatale est "l'idée que l'aptitude à acquérir des
compétences est le fruit de la raison. Car c'est l'inverse qui est
vrai : notre raison est tout autant que notre morale le produit du
processus de d'évolution sélective," mais elle est issue
d'un développement quelque peu séparé - "si bien
qu'on ne devrait jamais supposer qu'elle est en position de permettre la
critique, et que seules sont valides les règles morales qu'elle
ratifie" (Hayek 1988 : 21 [p. 32 pour la VF]).
"Si nous voulons
comprendre notre civilisation, il nous faut discerner que l'ordre
étendu n'est pas né d'une intention ou d'un décion
humaine, mais d'un processus spontanément : il est le fruit d'une
conformation non intentionnelle à certaines pratiques traditionnelles,
et de caractè globalement moral, que les hommes tendent
à rejeter et à ne pas comprendre - et dont ils ne pouvaient
prouver la validité, mais qui s sont
néanmoins assez rapidement répandues par le biais d'une
sélection évolutive (l'accroissement comparatif de population
et de richesse) des groupes qui s'y sont pliés." (Hayek
1988 : 6 [p. 11 en VF]).
Même si Hayek
est, selon moi, le penseur économique le plus important du
20ème siècle, qui a compris ce que devait être le ressort
de l'ordre étendu, Mises fut le technicien du choix, et personne
n'était mieux à même d'expliquer la primauté de
l'individu et la nécessité de définir et de
protéger les droits individuels. L'économie expérimentale,
créée lors des 50 ans qui nous séparent de la publication
de L'Action humaine, est
bienveillante vis-à-vis des Autrichiens en ce sens qu'elle permet de
démontrer que l'ordre spontané, opérant via les
institutions du droit de propriété, offre les
caractéristiques souhaitables que les Autrichiens lui attribuaient. Ce
pouvoir de démonstration est à mes yeux bien
plus irrésistible que l'appel à la raison,
particulièrement utilisé par Mises. Les interventionnistes
étatistes, après tout, en appellent également à
la raison, et la forme de raison qu'ils proposent est à même de
dominer l'esprit des gens, à cause de sa correspondance superficielle
avec leur expérience, même quand les systèmes ainsi
créés s'écroulent autour d'eux, et que les gens se
lamentent en disant que tout irait bien si les hommes n'étaient pas si
cupides.
Note
[1] Le but
des participants est de gagner de l'argent en retournant des cartes sur l'une
des quatre tables disponibles. Les cartes des tables A et B rapportent 100
dollars, celles des cartes C et D 50 dollars. Sur les premières, il
peut toutefois sortir, de manière occasionnelle, une carte conduisant
à une grande perte imprévisible. Les pénalités
continuent sans suivre de modèle, et les participants ne savent quand
le jeu se terminera. Tous les participants sont reliés à des
électrodes qui mesurent la réponse électrique de leur
peau (GSR). La réponse émotionnelle aux
événements conduit à une plus grande transpiration, ce
qui est enregistré sous la forme d'une plus grande conductivité
de la peau, mesurée par la lecture d'un galvanomètre. Le premier
résultat intéressant de cette expérience est que l'on a
pu détecter avec le GSR une réponse émotionnelle des
sujets normaux avant leur décision de partir des tables A et B pour
aller vers les tables C et D. Ce n'est qu'alors, après la prise de
décision, que les participants étaient capables d'expliquer
oralement leur choix. La deuxième observation importante est que les
patients présentant des lésions du lobe frontal ne
décidant pas d'abandonner les tables A et B pour aller jouer sur les
tables C et D, ne présentaient pas de modifications des mesures GSR et
tendaient à donner des excuses verbales pour leurs piètres
résultats, certains signalant que les tables A et B pourraient donner
de meilleurs résultats.
Références
Bechara, A.; Damasio H.; T anel
D.; et Damasio, A.R. (1997) "Deciding
Advantageously before Knowing the Advantageous Strategy." Science 275
(28 Février): 1293–94.
Chamberlin, E. (1948) "An Experimental Imperfect Market."
Journal of Political Economy 61 (Avril)
5–108.
Damasio, A. (1994) Descartes' Error. New York: Avon Books.
Davis, D.D. et Holt, C.A. (1993) Experimental Economics. Princeton
N.J.: Princeton University Press.
Fehr ,
E.; Gächte , S.; et Kirchsteiger,
G. (1996) "Reciprocity as a Contract Enforcement Device: Experimental
Evidence." Econometrica 65: 833–60.
Gazzaniga, M. (1998) The Mind's Past. Berkeley: University of California Press.
Gould, S.J., et Lewontin, R. (1979)
"The Spandrels of San Marco and the Panglossian
Paradigm: A Critique of the Adaptionist Programme." Proc dings of th Royal Soci ty B205: 581–98.
Gould, S.J., et Vrba, E. (1981)
"Exaptation: A Missing Term in the Science of Form." Paleobiology 2: 4–15.
Gunnthorsdotti ,
A.; McCabe, K.A.; et Smith, V. L. (1999) "Using the Machiavellian
Instrument to Predict Trustworthiness in a Bargaining Game." Economic
Science Laboratory, University of Arizona.
Hayek, F.A. (1988) The
Fatal Conceit. Chicago: University of Chicago Press. [Version française : La
Présomption fatale, PUF, 1993]
Kagel, J.H., et Roth, A.E. (1995) The Handbook of Experimental Economics.
Princeton, N.J.: Princeton University Press.
McCabe, K.A.; Rassenti, S.J.; et Smith, V. . (1996) "Game Theory and Reciprocity in Some Extensive Form
Experimental Games." Proceedings National Acad
my of Science 93: 1996, 13421–28.
McCabe, K.A. et Smith, V. L. (1999) "A Comparison of Naive and
Sophisticated Subject Behavior with Game Theoretic Predictions."
Economic Science Laboratory, University of Arizona. (A paraître
dans Proceedings NationalAcademy
of Science .)
Mises, L. von ([1949] 1996) Human Action: A Treatise on Economics.
4ème édition révisée.
San Francisco: Fox and Wilkes.
North, D. (1991) Institutions, Institutional Change, and Economic
Performance. New York: Cambridge University Press.
Pinker, S. (1994) The Language Instinct. New York: William Morrow.
Smith, A. ([1776] 1909) The Wealth of Nations. New York: P.F. Collier.
Smith, V. L. (1991) Papers in Experimental Economics. New York:
Cambridge University Press.
Smith, V. L. (1998) "The Two Faces of Adam Smith." Southern
Economic Journal 65 (July): 1–19.
Tooby, J. et Cosmides, L. (1992) "The
Psychological Foundations of Culture." In J. Barkow,
L. Cosmides, et J. Tooby
(eds.) The Adapted Mind: Evolutionary Psychology and the Generation of
Culture, 19–136. Oxford: Oxford University Press.
Tremblay, L. et Schultz, W. (1999) "Relative Reward Preference in
Primate Obitofrontal Cortex." Nature 398 (22 Ap il ): 704–8.
Zeaman, D.J. (1949) "Response atency as a
Function of the Amount of Reinforcement." Experimental Psychology 39:
466–83.
Traduction :
Hervé de Quengo
Cato Journal, Vol. 19, No. 2 (Automne
1999). Copyright © Cato Institute. (Fichier PDF de la version anglaise)
[Cet article était suivi d'un commentaire de
l'économiste (du courant autrichien) L. White, article
également traduit sur
le site de Hervé de Quengo]
|
|