1. Définir ou ne pas définir.
a. Fritz Machlup (1958).
Il y a près de soixante ans, Fritz Machlup (1902-83) insistait sur le chaos
scientifique où se trouvait alors l'économie politique car, souvent, un
même mot économique avait un grand nombre de significations et car personne
ne savait laquelle considérer dans tel ou tel raisonnement tenu (cf. ce texte
d'août 2015).
Dans l'article, il avait pris l'exemple de la notion d'"équilibre
économique" et s'était chargé, à sa façon, de la "purifier",
de lui rendre sa nature (cf. Machlup, 1958, "Equilibrium and
Disequilibrium: Misplaced Concreteness and Disguised Politics", The
Economic Journal, Vol. LXVIII, mars)...
Depuis lors, rien n'a changé dans le bons sens, les mots s'entassent avec
des significations diverses qui n'en finissent pas.
Ainsi, à tous les mots d'hier dont "valeur" ou
"monnaie" (dont, en particulier, les économistes n'ont jamais
expliqué l'émergence, l'origine ou la pérennité par l'invention), se sont
ajoutés des mots plus récents comme "liquidités"
ou "coûts de transaction", voire des confusions entre, par
exemple, les moyens d'échange et les intermédiaires des marchandises qui
contribuent à empêcher de comprendre les causes de l'apparition de ce qu'on a
dénommé "monnaie" au XIXème siècle.
Bref, l'économie politique est incompréhensible pour le commun des mortels
pour ces premières raisons.
b. Emil-Maria Claassen (1970).
Dix ans après Machlup, sans référence à celui-ci, Emil-Maria Claassen
(dans son ouvrage sur l'Analyse des liquidités et sélection de
portefeuille, P.U.F.,1970) était allé plus loin si l'on peut
dire et regrettait l'habitude croissante des savants économistes de ne
pas définir les notions employées.
Il en arrivait à dire que ce qu'on dénommait "monnaie" était
fonction de l'économiste qui en parlait, du problème qu'il traitait.
Toujours l'incompréhension.
c. Henri Guitton (1979).
Dix ans plus tard encore, sans référence aux auteurs
précédents, Henri Guitton (dans le livre intitulé De l'imperfection
en économie, Calmann-Lévy, col. "Perspectives de l'économique",
série "critique", Paris, 1979) considérait que les définitions
scientifiques n'avait pas de pouvoir sur l'opinion.
Vive la connaissance
inutile ?
2. L'économie politique, une science.
Dans l'ouvrage (cf. une
"critique"), Guitton revenait aussi sur l'opposition qu'il
avait proposée en 1951 (cf. une
"critique") entre l'économie politique "à l'image des
sciences physiques" et l'économie politique "science de l'action
humaine" et continuait à s'interroger, certes en conclusion, sur la
"valeur" de cette proposition.
Soit
dit en passant, il y a, d'abord, deux grandes écoles de
pensée scientifique : celle selon qui la science, c'est la méthode, et
celle selon qui la science, c'est la mesure (cf. Henri Poincaré , Science et méthode, 1908).
En matière d’économie politique, la science de la mesure a gagné
officiellement depuis au moins la décennie 1940.
En France, en témoigne chaque jour l’existence du monopole de production
de données que le législateur a créé sous le nom
d’I.N.S.E.E. en 1946 et dont le premier directeur déclarait alors qu’il
fallait « passer de la France des mots à la France des chiffres »
(cf. Desrosières,
2003).
Aux Etats-Unis d’Amérique, à la même époque, la Cowles Foundation allait suivre
la même démarche.
Et on en est arrivé à des débats sur la mesure à quoi le commun des
mortels ne comprend rien (cf. ce texte
d'août 2016 sur ce qui est dénommé "produit intérieur
brut").
Quand Guitton avait exprimé sa proposition pour la première fois,
c'est-à-dire en 1951, l'économie politique à l'image des sciences physiques
était en fait déjà un fourre-tout innommable où intervenaient des mécaniques,
des mathématiques, des psychologies et des richesses ...
On ne peut que regretter qu'il n'ait pas évolué sur le point entre 1951 et
1979 et n'ait pas mis le doigt sur le fourre-tout.
3. Le principe de la valeur.
Pour sa part, l'économie politique science de l'action humaine n'avait pas
encore de nom alors, mais bien vite des "historiens de la pensée
économique", à savoir des "marxistes", lui ont donné celui
d'"économie autrichienne", vraisemblablement parce que la développaient
des économistes du moment comme Ludwig von Mises ou Friedrich von Hayek ou en
mémoire de Eugen von Böhm-Bawerk et de ses démêlés avec Marx (cf. ce texte
d'août 2016).
En vérité, les savants de l'"économie autrichienne"
développaient le mot "valeur", non pas dans le sens
marxiste absurde de "valeur travail", mais dans le sens que
J.B. Say (1767-1832) avait utilisé dans son Catéchisme
en 1815 pour définir l'économie politique :
"Dans
un ouvrage élémentaire, où l’on est obligé d’emprunter le langage commun,
surtout en commençant, j’ai dû renoncer à des expressions plus exactes, mais
qui supposent dans le lecteur
- et plus d’instruction
- et plus de capacité pour réfléchir.
Tous les biens capables de satisfaire les besoins des hommes, ou de
gratifier leurs désirs, sont de deux sortes :
ce sont
- ou des richesses naturelles que la nature nous donne gratuitement comme
l’air que nous respirons, la lumière du soleil, la santé ;
- ou des richesses sociales que nous acquérons par des services
productifs, par des travaux.
Les premières ne peuvent pas entrer dans la sphère de l’économie
politique, par la raison qu’elles ne peuvent être ni produites, ni
distribuées, ni consommées.
Elles ne sont pas produites, car nous ne pouvons pas augmenter, par
exemple, la masse d’air respirable qui enveloppe le globe ; et quand nous
pourrions fabriquer de l’air respirable, ce serait en pure perte, puisque la
nature nous l’offre tout fait.
Elles ne sont pas distribuées, car elles ne sont refusées à personne, et
là où elles manquent (comme les rayons solaires à minuit), elles sont
refusées à tout le monde.
Enfin, elles ne sont pas consommables, l’usage qu’on en fait ne pouvant en
diminuer la quantité.
Les richesses sociales, au contraire, sont tout entières le fruit de la
production , comme on le voit dans la suite de l’ouvrage ;
elles n’appartiennent qu’à ceux entre lesquels elles se distribuent par
des procédés très-compliqués et dans des proportions très-diverses ;
enfin, elles s’anéantissent par la consommation.
Tels sont les faits que l’économie politique a pour objet de décrire et
d’expliquer. (Note de l’Auteur) "
Selon la phrase de J.B. Say :
"Comment
donne-t-on de la valeur à un objet?",
la réponse était:
"en
lui donnant une utilité qu'il n'avait pas".
Très précisément, Say expliquait :
"qu'entendez-vous
par l'utilité ?
J'entends cette qualité qu'ont certaines choses de pouvoir nous servir, en
quelque manière que ce soit."
Certes, le propos de Say partait un peu dans tous les sens, mais il
touchait au fait que les choses sont serves et que seuls les gens leur
donnent, chacun, une valeur.
Jeremy Bentham (1748-1832), un de ses contemporains, mais anglais,
précisait alors le sujet de l'utilité dans Introduction
to the Principles of Morals and Legislation (1789) de la façon
suivante :
"Utility
[...] that property in any object, whereby it tends
- to
produce benefit, advantage, pleasure, good, or happiness ... or ...
- to prevent the happening of mischief, pain, evil, or unhappiness" ;
* en français:
"L'utilité
[...] cette propriété de tout objet, par quoi elle tend
- à produire bénéfice, avantage, bien, ou bonheur ... ou ...
- à éviter la survenance de perte, douleur, mal ou malheur".
Et Carl Menger, économiste "autrichien", va développer le sujet
de la valeur effleuré par Say par la notion d'"utilité" dans la
seconde moitié du XIXème siècle.
4. Bastiat et le principe de la valeur.
En 1850, dans le livre intitulé Harmonies économiques,
Frédéric Bastiat (1801-50) a fait le point sur le "principe de la valeur",
domaine premier de l'économie politique (cf. ce texte
d'octobre 2015 ou celui-ci
de décembre 2015).
D'après lui, la "valeur", c'était alors:
- pour Adam Smith (1723-1790), la matérialité et la durée,
- pour Jean Baptiste Say (1767-1832), l'utilité,
- pour David Ricardo (1772-1823), le travail,
- pour Nassau Senior (1790-1864), la rareté,
- pour Henri Storch (1766-1835), le jugement.
Etaient, chacune, "valeur", les choses, les quantités de
choses, les taux ou rapports d'une (quantité de) chose contre une autre, les
prix, les utilités données aux choses.
Par "choses", il fallait entendre les produits et les facteurs
de production, d'une part, et, d'autre part, les marchandises et les
intermédiaires des échanges.
Dans la droite ligne de Smith, de la matérialité et de la durée de la
chose, David Ricardo avait privilégié un des facteurs de production, à
savoir le travail.
Il cachait ainsi le privilège donné par l'économiste à la production
sur l'échange comme si la production était plus importante que l'échange,
comme si l'action humaine était d'abord action de production et non pas
action de production ou action d'échange...
Senior avait mis l'accent sur un aspect de la matérialité et de la durée
de Smith, il l'avait dénommé "rareté".
La "rareté" cachait la quantité de chose à l'instant
"t" et une norme ignorée, à savoir celle que ceux qui en parlaient
dénommaient ainsi.
Pour sa part, Storch avait généralisé, sans le savoir ou en le sachant,
l'originalité de la notion d'utilité de Say, en y voyant un jugement de la
personne sur la chose (cf. un de ses livres où intervenait Say https://archive.org/details/coursdconomiepo02saygoog).
Reste que Bastiat s'était posé la question suivante:
"Faut-il
voir le principe de la valeur dans l'objet matériel et, de là, l'attribuer
par analogie, aux services ?"
Et y avait répondu :
"Je dis que c'est tout le contraire, il faut le reconnaître dans les
services et l'attribuer ensuite, si l'on veut, par métonymie, aux objets
matériels."
Mais aux "services" de Bastiat, Mises préférera
les "actes d'échange" de l'homme.
5. Pareto et la théorie de la valeur.
Un demi-siècle après Bastiat, dans son Cours
d'économie politique (§§78-82) de 1896-97, Vilfredo Pareto
(1848-1923) est revenu sur toutes les théories de la valeur antérieures (dont
celles de Say et de Bastiat) et a ajouté à leurs propos :
- ceux de Karl Marx (1818-83) qui faisait référence explicitement à la
"marchandise" (cf. §18),
- ceux de Gustave de Molinari (1819-1912) qui expliquait la valeur par
l'"intensité comparée des besoins" (cf. §81) et
- ceux de Stanley Jevons (1835-82) qui, selon Pareto, aurait introduit
le concept de "taux d'échange de choses" en économie politique (cf.
§74) et qu'il a dénommé "prix d'une chose en une autre chose", une
fois la chose conclue.
On remarquera en passant, avec étonnement, que Raymond Barre (1924-2007)
n'a pas évoqué ce point dans son ouvrage intitulé Economie politique
(Thémis, 1969, 8ème éd.) qui se voulait pourtant général!
Pour qu'il n'y ait plus d'ambigüité sur le mot "utilité" qui
était pris alors pour être tantôt objectif, tantôt subjectif,
Pareto a introduit la notion d'"ophélimité" pour désigner
l'"utilité subjective", laissant la notion d'"utilité"
désigner l'"utilité objective"...
Et Pareto de préciser :
"L'ophélimité
élémentaire est le final degree
of utility de Jevons, la marginal
utility des auteurs anglais... "
Ce qui lui a permis de distinguer la notion, nouvelle
alors, d'"ophélimité élémentaire" de l'ancienne notion d'utilité.
Comme il l'a indiqué, Pareto a adopté sa dénomination
"ophélimité" pour insister sur le caractère "subjectif"
de l'utilité, ce que Say, trois quarts de siècle plus tôt, n'avait pas cru
bon de faire tant, d'après lui, l'utilité ne pouvait qu'être subjective.
D'après Pareto, en effet:
"82.
Une autre grande classe de théories met la source de la valeur dans l'utilité.
Cette conception est développée par J. B. Say. [... ]
Il est difficile, en bien des cas, de se rendre compte si les économistes
veulent parler
- de l'utilité subjective (ophélimité), ou
- de l'utilité objective.
Quand ils portent leur attention spécialement sur ce sujet, ils les
distingent, mais bientôt ils les confondent.
C'est là, à proprement parler, outre l'omission de la considération des
quantités, le défaut de cette classe de théories.
J. B. Say a pourtant très bien vu le caractère subjectif
de la valeur;
il dit:
'La vanité est quelquefois pour l'homme un besoin aussi impérieux que la
faim.
Lui seul est juge de l'importance que les choses ont pour lui et du besoin
qu'il en a.'" (Pareto, op.cit. § 82)
En relation avec ce qu'avait écrit Léon Walras
(1834-1910), Pareto a aussi identifié l'ophélimité élémentaire à la
"rareté relative".
Malheureusement, ce que Pareto a proposé est resté lettre morte par la
suite, en particulier aux Etats-Unis d'Amérique à partir de la décennie 1930
où elle a été dénaturée ... (cf. ce texte
de juillet 2009).
C'est le marginalisme dévoyé (sauf par les économistes autrichiens), bien
connu aujourd'hui dans son principe, même si beaucoup d'erreurs sont commises
à son sujet.
Par exemple, Barre y voyait "la découverte et l'élaboration des
principes théoriques fondamentaux" (Barre, op.cit., p.48).
Il fait référence à la "marge", à la "dernière unité"
cernée ou encore à la "prochaine unité attendue avec incertitude"
en ligne de mire, étant donné l'hypothèse que la notion d'utilité est une
relation "proportionnée" à la valeur de la chose, monotone
croissante, mais à taux décroissant.
Il est ainsi question d'"utilité marginale" de la personne.
Il est aussi question de "produit marginal", de "revenu
marginal", de "productivité marginale" d'un facteur de
production, etc.
6. Les dénaturations ...
La notion d'"utilité" de Say a ainsi donné lieu à une double
dénaturation par,
- d'une part, la préférence que le savant économiste "non
autrichien" a donné à l'utilité dite "marginale" sur l'utilité
quand, implicitement, il ne faisait pas intervenir la "valeur
travail" (cf. ci-dessus) et,
- d'autre part, l'utilité dite "collective" pour ne pas dire "socialiste"
(objective ou subjective, cardinale ou ordinale, on ne le sait trop le plus
souvent comme l'a expliqué Murray Rothbard dans ce texte
de 1956...) dont, par exemple, Kenneth Arrow a fait ses choux gras à
partir de la décennie 1950 (cf. ce texte de
janvier 2014).
Ces dénaturations ont été évitées par les seuls économistes, dits "autrichiens"
par les "marxistes", depuis lors, les autres essayant de voguer
dans leurs "trous
noirs".