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L'"équilibre
économique" est une notion théorique qui a disparu du
discours politique, ces dernières années.
Lui a été préférée celle de
"croissance".
En vérité, la croissance en question cache un équilibre
(macro)économique en évolution dans le temps dont il ne faut
pas être dupe.
En principe, parler de croissance ou d'équilibre économique
revient donc au même, politiquement.
Il reste que, d'une certaine façon, l'équilibre
économique est à l'économie politique - à la
science économique... - ce qu'est l'"infini actuel" à
l'arithmétique ou à l'algèbre, l'infini actuel
étant une notion mathématique sur quoi Henri Poincaré
(photographie ci-contre) a écrit tout le mal qu'il fallait en penser,
Henri Poincaré, le grand mathématicien dont le centenaire de la
mort sera peut-être commémoré en juillet prochain.
Le concept d'équilibre économique cache deux idées.
L'une est, si l'on peut dire, directe: c'est l'idée qu'on peut
réduire l'économie politique (ou la science économique)
soit à une mathématique,
soit à une transposition d'une application d'une mathématique
à un phénomène physique ;
s'agissant de ce dernier point, il convient de souligner dès à
présent,
- d'une part, que Poincaré a montré les difficultés, peu
aisées à résoudre, pour pratiquer l'application d'une
mathématique à un phénomène physique et,
- d'autre part, que, le plus souvent, et malgré ce qui est dit,
l'"économiste" n'applique pas une mathématique, mais
transpose à un phénomène économique qu'il cerne
plus ou moins mal l'application d'une mathématique à un
phénomène physique.
L'autre idée est indirecte: c'est l'idée qu'on peut
réduire les mathématiques à la logique formelle -
idée que refusait Poincaré, après explication bien
sûr comme dans, par exemple,
Science et méthode
(1908) -.
Ainsi, le
concept d'équilibre économique ne peut-il qu'être lourd
de conséquences pernicieuses dont la "communauté
scientifique" (au sens de François Lurçat, cf. ci-dessous)
ne parle pas et dont nous supportons certaines en pratique.
Expliquons-nous.
1. L'infini actuel.
Au début du XXè siècle, Henri
Poincaré (1854-1912) a critiqué le concept d'"infini
actuel" qu'avait introduit Georg Cantor (1845-1918) et qui allait
révolutionner la logique de classes - d'Aristote - et donner lieu,
directement ou non, aux "logiques nouvelles" et à des
mathématiques du même tabac (par exemple, mathématique du
groupe Bourbaki).
Jusqu'alors, l'"infini mathématique" n'était qu'une
quantité susceptible de croître au-delà de toute limite
-
c'était le "devenir" ... en philosophie -.
C'était une quantité variable dont on ne pouvait pas dire
qu'elle avait dépassé toutes les limites, mais seulement
qu'elle les dépasserait.
Cantor a entrepris d'introduire en mathématiques un "infini
actuel".
L'infini actuel est la quantité qui n'est pas seulement susceptible de
dépasser toutes les limites, mais qui est regardée comme les
ayant déjà dépassées (cf. Poincaré, 1908, op.cit., p.161).
Et Cantor a créé, en conséquence, en arithmétique
et en algèbre, le nombre cardinal transfini (nombre de nombre, nombre
de points, etc.), puis le nombre ordinal transfini.
Dans la foulée, des mathématiciens ont considéré
que, pour enseigner l'arithmétique ou l'algèbre d'une
façon vraiment logique, on devrait commencer par établir les
propriétés générales des nombres cardinaux
transfinis, puis distinguer parmi eux une toute petite classe, celle des
nombres entiers ordinaires.
Soit dit en passant, force est de constater que les géomètres
qui ont employé la méthode sont arrivés à des
résultats contradictoires comparables aux antinomies cantoriennes
à quoi conduisaient les logiques nouvelles.
Bien des géomètres ont aussi cru qu'on pouvait réduire
les mathématiques aux règles de la logique formelle...
Quant à la réduction des mathématiques à une
logique, nos mathématiciens n'ont pas craint, par exemple, de
renverser l'ordre historique de la genèse des conceptions et ont
cherché à expliquer le fini par l'infini ... comme le
constatait Poincaré.
Ils en sont arrivés à considérer que, pour
démontrer un théorème, il n'était pas
nécessaire ni même utile de savoir ce qu'il voulait dire (ibid., p.266).
C'est ainsi que, David Hilbert, autre grand mathématicien, pouvait
soutenir que:
"[...] les axiomes devaient être tels que si on remplaçait
les termes de 'points', 'droites', et 'plans' par 'bière', 'pieds de
table' et 'chaises', la théorie devait toujours tenir. [...]
Il ne fallait pas compter sur l'intuition pour combler les lacunes." (O'Shea, 2007,
p.169)
Dans ces conditions, on pourrait remplacer le géomètre par le
"piano à raisonner" imaginé par Stanley Jevons... a
souligné, pour sa part, Poincaré.
"Il y a là une illusion décevante" (Poincaré, op.cit., p.4)
La "croyance à l'existence de l'infini actuel" a une
conséquence sur quoi a insisté Poincaré : elle donne
lieu à des définitions non prédicatives et à des
cercles vicieux, pour ne pas dire des contradictions ou des antinomies.
Dans ces définitions, figure le mot "tous".
Or le mot "tous" a un sens bien net quand il s'agit d'un nombre
fini d'objets.
Quand les objets sont en nombre infini, pour qu'il y en eût encore un,
il faudrait qu'il y eût un infini actuel.
Autrement, "tous" ces objets ne pourront pas être
conçus comme posés antérieurement à leur
définition.
C'est ainsi que, si la définition d'une notion N dépend de tous
les objets A, elle peut être entachée de cercle vicieux si,
parmi les objets A, il y en a qu'on ne peut définir sans faire
intervenir la notion N elle-même.
Et cela, comme on va le voir, est tout le problème à la fois de
la comptabilité nationale déduite de la macroéconomie,
de la mesure de l'"équilibre économique" par le
P.I.B. et de la "croissance" par le taux de variation du P.I.B.
Soit dit en passant, pourquoi privilégier la pensée de
Poincaré ?
Une double raison vient d'être donnée,
mais il y en a d'autres.
A une époque où sa "conjecture" sur la forme de
l'univers, vieille de plus d'un siècle, vient d'être seulement
démontrée et à l'aide de mathématiques qui
n'existaient pas il y a trente cinq ans (cf. D.
O'Shea, 2007), les développements qu'il
a écrits dans Science
et méthode ne méritent pas d'être
oubliés ou méconnus comme ils le sont.
J'en retiendrai plusieurs, essentiels pour l'économiste :
- la science, c'est la méthode, ce n'est pas la mesure;
- il convient de définir les concepts utilisés et de ne pas
confondre existence et définition du concept mathématique;
- l'application des mathématiques aux sciences morales est
"héroïque".
Quoiqu'on ne l'évoque pas trop, ses développements lui
ont valu de se mettre à dos une bonne partie de la
"communauté scientifique" (au sens que donne à cette
expression François Lurçat dans son livre intitulé De la science à
l'ignorance).
Les développements cités sont à l'opposé des
développements de la théorie économique officielle du XXè siècle.
Par exemple, dans la décennie 1930, aus
Etats-Unis, la toute nouvelle "Cowles Commission
" a eu pour leitmotiv : la science, c'est la
mesure et, dans la décennie 1940, en France, le directeur
général du tout nouveau I.N.S.E.E. va se faire fort de faire
passer la France ... de "la France des mots" à "la
France des chiffres" (cf. A. Desrosières
dans ce texte de
2003).
Parallèlement, dans la décennie 1950, la "théorie
de l'équilibre économique général" se voit
fondée sur la mathématique de Bourbaki après que la
toute nouvelle macroéconomie de la décennie 1930 l'a
été sur des considérations arithmétiques en
apparence exactes, mais en réalité où "2+2=5".
Le problème non vu ou non considéré comme tel est qu'à
cause des mathématiques employées et, surtout, à cause
des représentations mathématiques des phénomènes
physiques transposées, la définition des concepts
économiques change au cours du discours.
La liste des concepts concernés est longue.
A une époque où les commentateurs aiment à parler de
"contagion" dans le domaine économique, je dirai que tout
s'est passé comme si, au XXè
siècle, des mathématiciens, plus ou moins économistes,
avaient infecter l'économie politique par des
théorèmes de leur discipline issus des nouvelles logiques
qu'avait dénoncées Poincaré.
Cela va passer par, entre autres, la déformation ou la
dénaturation des concepts économiques établis, à
commencer par celui de l'"équilibre économique" qui
n'en avait pas besoin.
2. L'équilibre
économique.
En droite ligne du XIXè siècle,
l'équilibre économique, c'était déjà, au
début du XXè siècle, autant
- l'accord d'échange de propriétés, - le
"marché conclu" - à quoi étaient parvenues
deux personnes juridiques physiques (comparables à vous et moi), que
- l'égalité arithmétique de la quantité offerte
d'un bien et de sa quantité demandée sur un
"marché" ou que
- l'équilibre des "forces" du marché - transposition
d'une représentation mathématique du phénomène
physique de la "balance" agrémentée de
définitions variées de la notion de "force" ou
transposition d'une représentation analogue du phénomène
de l'équilibre chimique (loi de Le Chatelier-Van't
Hoff) -.
Et l'équilibre économique va devenir, d'un côté,
dans la décennie 1930, l'"équilibre économique
général", résultat d'un système
d'équations linéaires (Wald), où n'intervient pas la
monnaie - ni trop les règles de droit... -.
Dans la décennie 1950, sans autre forme de procès, la
mathématique des systèmes d'équations linéaires
sera abandonnée au profit de la mathématique du groupe
Bourbaki, la trop fameuse "théorie des ensembles".
Gérard Debreu n'hésite pas à la résumer dans son
ouvrage de 1960 intitulé Théorie de la
valeur, en vingt sept
"petites" pages (moitié de format A4) et en y voyant les
"canons de la rigueur de l'école mathématique formaliste
contemporaine (ibid.,
p. x).
De l'autre côté, l'équilibre va devenir, dans cette
même décennie 1930, l'"équilibre
macroéconomique" (ou "... monétaire" pour
certains), lequel résulte de l'égalité
arithmétique de l'offre et de la demande sur le marché des
biens et de l'égalité arithmétique de l'offre et de la
demande sur le marché de la monnaie, sur quoi ont une influence
prétendue déterminante les politiques des hommes de l'Etat.
3. Le chaos scientifique
et politique.
C'est ainsi que, aujourd'hui, la vulgate économique ou le discours
officiel se trouve pris dans le chaos de l'équilibre économique
et de ses prétendues explications.
Loin d'être une limite a
priori inconnue vers quoi tendent les échanges de biens
des uns et des autres en toute harmonie, étant donné les
règles de droit et leur patrimoine, l'équilibre
économique ou la croissance retenu apparaît comme une situation acquise qui est
située au-delà de cette limite a priori inconnue.
De plus, on n'hésite pas à la mesurer et on prétend
tirer de sa mesure des conséquences, en particulier, en matière
de politique économique (cf. par exemple, ce modèle de
l'I.N.S.E.E. de 2003, dénommé "modèle
macroéconométrique de la zone
euro", dernière version en date: 2012).
En France, l'I.N.S.E.E. n'a pas été créé en effet
en 1946 pour les chiens...
L'Institut a reçu le monopole de production de statistiques en
relation avec l'un de ses cadres d'activité, à savoir la toute
nouvelle comptabilité nationale née de la toute nouvelle
macroéconomie et de l'économie de guerre...
Il établira les statistiques à partir des informations que les
résidents français ont l'obligation réglementaire de lui
"donner" - au sens premier du mot -, à commencer par les
entreprises.
Et il aura le monopole de la communication de l'information qu'il produit.
C'est ainsi que surnagent les propos entendus mediatico-officiels
qui réduisent l'économie politique - la science
économique - au chiffre de l'équilibre macroéconomique -
le P.I.B. - ou, mieux encore, à celui de la croissance - le taux de
variation du P.I.B. -.
Rappelons la définition
du produit intérieur brut aux prix du marché (P.I.B.) que
donne l'I.N.S.E.E., la définition de cet "[...] agrégat
représentant le résultat final de l'activité de
production des unités productrices résidentes.
Il peut se définir de trois manières :
- le P.I.B. est égal à la somme des valeurs ajoutées
brutes des différents secteurs institutionnels ou des
différentes branches d'activité, augmentée des
impôts moins les subventions sur les produits (lesquels ne sont pas
affectés aux secteurs et aux branches d'activité) ;
- le P.I.B. est égal à la somme des emplois finals
intérieurs de biens et de services (consommation finale effective,
formation brute de capital fixe, variations de stocks), plus les
exportations, moins les importations ;
- le P.I.B. est égal à la somme des emplois des comptes
d'exploitation des secteurs institutionnels : rémunération des
salariés, impôts sur la production et les importations moins les
subventions, excédent brut d'exploitation et revenu mixte."
C'est ainsi que, par exemple, l'agrégat
"consommation" qui préside à l'agrégat
"P.I.B." est "expliqué" par celui-ci - via la
"fonction de consommation" - et qu'une majorité voit dans la
consommation le moteur de la croissance.
Pour ne pas parler de leur mesure empirique difficile et des "objets
frontières" créés pour y parvenir (cf. Desrosières, op.cit.)
Attention donc aux comparaisons du genre ci-dessous, les dernières en
date :
s'agissant de l'équilibre macroéconomique dans la zone euro -
par pays - (Gross National Product en anglais, c'est P.I.B. en
français):
s'agissant de la croissance
économique - marginale (du dernier trimestre)-:
Source :
The Economist.
C'est aussi ainsi que, dans le moins mauvais des cas, l'enseignement de
l'économie politique tient dans des modèles
macroéconomiques d'équilibre ou de croissance...
Que, dans ces conditions méthodologiques et les politiques
économiques suivies, la croissance ne soit pas au rendez-vous n'a donc
rien d'étonnant.
Que les dégâts s'accumulent ne l'est pas davantage.
Georges
Lane
Principes
de science économique
Le texte ci-dessus a été
publié, sous le même titre, dans le périodique de l'A.l.e.p.s
., , 35 avenue Mac Mahon, 75017 Paris,
intitulé Liberté
économique et progrès social, n° 70, mars 1994, pp.
10-23 .
Georges
Lane enseigne
l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié
avec l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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