Les voies de la crise ne sont
pas impénétrables. Sans doute, le sauvetage de l’Irlande restera-t-il
dans les livres d’histoire comme l’un de ses parfaits exemples,
de la même manière que la fameuse tulipomanie
sera à jamais une parfaite illustration de la spéculation.
Hier soir dimanche, un plan a
été annoncé dans ses grandes lignes, qui va encore
devoir être longuement mouliné nous est-il annoncé, sans
que l’on comprenne bien ce qui justifie les délais
invoqués. Sinon qu’il fallait sans attendre dire à tout
prix quelque chose pour stopper la propagation de la crise, mais que des
désaccords subsistent – la question de la taxation des
bénéfices des entreprises, sujet de profonde discorde,
n’est pas réglée – et qu’il faut du temps
pour sonder le fonds du gouffre dans lequel les banques irlandaises se
trouvent. Sans exclure que l’enveloppe de 80 à 90 milliards
d’euros annoncé soit revue à la hausse à
l’arrivée, quand l’examen de leurs bilans aura
été mené à son terme. L’affaire, en tout
cas, n’est pas bouclée et la colère monte.
Le cas de l’Irlande est
donc un cas d’école. Deux raisons concourent à son
sauvetage européen, lui-même justifié par la
nécessité de protéger la zone euro. Et deux vecteurs
possibles de contagion au sein de celle-ci ont été clairement
mis en évidence. Le premier est l’interconnexion de
l’endettement bancaire, le second celui du financement de la dette des
Etats par les banques.
L’exposition des banques
allemandes et britanniques à l’Irlande n’est pas un
mystère. Les chiffres de la Banque internationale des règlements
se passent de commentaires : 109 milliards pour l’Allemagne et 100
milliards pour la Grande Bretagne (40 milliards pour la France). Un des
éléments de fragilité de l’édifice provient
sans conteste du financement européen de l’expansion
incontrôlée et de la dérive du système bancaire
irlandais, lui même expression de la financiarisation
accélérée de l’économie du pays.
Le second vecteur est tout
aussi crûment exposé en vitrine. La perspective d’une
crise prochaine de la dette publique irlandaise risquait
d’entraîner dans celle-ci – avant même qu’elle
ne se manifeste en Irlande – le Portugal puis l’Espagne. Car le
Portugal doit se rendre sur les marchés au premier trimestre de
l’année prochaine, avant l’Irlande dont le rendez-vous est
fixé à la fin du second. Son entrée dans la zone des
tempêtes y précipiterait l’Espagne, vu l’importance
des relations économiques entre les deux pays et en raison du fait que
l’Espagne est la suivante sur la liste.
La Grèce et
l’Irlande sont désormais sous assistance, présentant
à elles deux une parfaite image de la crise européenne. Le
premier souffrant d’une dette publique hypertrophiée et la
seconde d’une dette privée qui l’est encore davantage. A
l’échelle européenne, le mélange des deux est
comme on le constate détonnant, en dépit du fait que ces deux
pays sont parmi les plus petits de l’Union. Ce qui illustre la
très grande fragilité financière de l’Europe, dont
l’origine est connue : tout le monde se tient à ce petit
jeu de la barbichette. Aucun pays ne peut être laissé à
lui-même.
L’autre point commun
entre ces deux pays est apparent : le remède qui est
employé va à chaque fois tuer le malade. Les aides
financières qui sont accordées ne peuvent régler le
problème que représente l’insolvabilité des Etats
face aux dettes publiques et privées qu’ils sont sommés
d’assumer. En Grèce, la publication du nouveau plan
gouvernemental est reculée d’un petit jour, il va faire plus que
grincer les dents. En Irlande, il devait l’être également
mardi, mais un retard n’est pas à exclure en raison
d’élections partielles le 24 novembre prochain, la presse
canonnant sur la reddition gouvernementale. La vérité est de
plus en plus difficile à dire.
Mais l’histoire
n’est pas finie. « A qui le tour ? »
n’est pas la seule question qui se pose désormais. Il faut
plutôt se demander « où la crise européenne
va-t-elle s’arrêter, qu’est-ce qui va le
permettre ? ». Une interrogation que se posent
déjà les Américains, dont les responsables suivent de
près les événements, en raison de leur incidence sur
leur économie.
Une première
manière d’y répondre est de constater que le mécanisme
de crise actuel n’est pas dimensionné de manière
satisfaisante pour y répondre. L’enveloppe financière de
440 milliards d’euros prévue peut-elle répondre aux besoins
exprimés par la totalité des plans de sauvetage qui risquent de
devoir être entrepris ? Le réaction des
marchés à l’accroissement de cette demande est
toute aussi incertaine, risquant de générer une hausse des taux
auxquels le fonds de stabilité (EFSF) empruntera,
répercutée sur les pays bénéficiant de son aide,
rendant ensuite son remboursement encore plus aléatoire. Les pressions
politiques – exercées notamment par les Allemands – ne
concourant pas non plus à leur baisse. Alors que la Suède, qui pourrait
aux dernières nouvelles prêter entre 500 millions à un
milliard d’euros à l’Irlande, annonce vouloir y appliquer
un taux de 3%…
Un autre mécanisme
doit donc être mis en place, dont on connaît déjà
deux caractéristiques : il doit être permanent et doit
prévoir la participation des créanciers à son
financement. Mais la route est longue pour y parvenir et les obstacles
nombreux. Ce mécanisme peut-il être prêt à
temps ? c’est loin d’être chose garantie. Au bridge, les
impasses ne marchent pas à tous les coups.
Pour autant, y a-t-il une
autre manière d’y faire face ? Théoriquement, il y en a
trois. 1/ Déléguer le problème au FMI, ce qui revient
à mutualiser au niveau international la crise européenne. 2/ Engager
résolument la BCE dans un programme d’achat de la dette
publique. 3/ Restructurer celle-ci afin de s’attaquer à la dette
privée supportée par les banques.
Il va de soi que cette
dernière option, celle qui s’imposerait, sera la première
a être écartée. Mais ne
faudra-t-il pas y venir ?
La première option a
quant à elle pour conséquence d’accroître les
besoins financiers du FMI et implique de solliciter les pays disposant
d’importants surplus, au premier rang desquels la Chine.
S’engager sur cette voie, c’est accélérer le
processus de réforme du système monétaire
européen et accroître les contradictions
d’intérêt entre les Européens et les
Américains, qui ont tout à y perdre. La voie semble donc
barrée.
La seconde revient à ce
que la BCE rejoigne le choeur des banques centrales
et se résigne à pratiquer sur le second marché ce
qu’elle n’a pas le droit de faire sur le marché
primaire : financer la dette des Etats. En ne se limitant pas aux
volumes actuels d’achats ni à son soutien déguisé
via le système bancaire, ce robinet à liquidité
qu’elle voudrait continuer à fermer. Cette option est
aujourd’hui inconcevable, en raison du veto des Allemands.
N’ayant d’autre choix que la peste ou le choléra, ceux-ci
le maintiendront-ils lorsque le château de cartes européen
donnera des signes d’effondrement ? Sans prétendre jouer les
devins, ce chemin-là pourrait être plus probablement
emprunté, tout simplement parce qu’il correspond à la
ligne de plus grande pente et qu’il est – même relativement
– celui de la facilité.
Le pire est-il toujours sur ?
La réponse est assurément non, il est seulement possible. Mais
une constante s’est manifestée depuis le début de la
crise, qui ne se dément toujours pas : les bonnes solutions ont
été systématiquement écartées au profit
des mauvaises. Protéger à tout prix le système financier
a été érigé en priorité, en tentant de
faire croire que l’instrument du désastre était le
sauveur. Une aveugle fuite en avant a tenu lieu de politique, laissant se
poursuivre l’implosion du système et exposant de manière
caricaturale le cousinage au premier degré des représentants
des Etats avec celui-ci.
Hélas pour eux, la
dette n’est pas soluble dans l’eau.
Billet
invité : François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
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soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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