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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
La
série à suspens grecque a focalisé ces dernières
semaines toute l’attention, faisant presque oublier que la crise de la
dette publique était globale et touchait potentiellement tous les pays
occidentaux.
L’Europe,
et plus particulièrement la zone euro, était et reste sur le
devant de la scène, faisant passer au second plan des situations tout
aussi préoccupantes (pour manier la litote) mais pas encore
arrivées à maturité : celles du Japon et des
Etats-Unis. Les deux premières puissances occidentales où ont
été émises les plus grandes masses de dette publique, ce
qui mérite d’être rappelé.
Le
Japon, plus que jamais condamné à une déflation dont il
ne parvient pas à sortir, est dans une situation à force
inextricable. On dit souvent, pour décrire le financement de son
énorme dette publique, qu’il provient de l’épargne
intérieure, à la différence de celui des Etats-Unis. Ce
qui est exact mais omet de préciser qu’une grande partie de la
dette japonaise est en réalité achetée par les banques
du pays, qui se financent auprès de la Bank of Japan
où elles déposent en garantie les obligations souveraines
qu’elles ont acquises.
L’épargne
des ménages joue parallèlement son rôle, mais elle
parvient de moins en moins à éponger les nouvelles
émissions, tandis que le bilan des banques – et de la BoJ – continuent de gonfler. Par voie de
conséquence, le Japon commence à se tourner vers les
marchés financiers internationaux, ce qui ne va pas être sans
conséquences pour les autres pays.
Les Etats-Unis
n’en sont, pour leur part, qu’aux prémices d’une
réflexion publique sur la manière d’entamer la
réduction de leur déficit abyssal, dont le montant officiel est
par ailleurs sujet à forte caution, vu tous les engagements
qu’il affecte d’ignorer. De ce point de vue, l’Etat
s’inscrit dans une tradition bien ancrée qui, des banques
commerciales à la Fed, veut que l’on pratique aux Etats-Unis
avec constance et à grande échelle l’art consommé
du hors bilan.
Dans
un pays où tous les jours on découvre de nouveaux trous
financiers, et où la santé des banques dites régionales
comme des Etats et des municipalités est de plus en plus chancelante,
menaçant les programmes sociaux et atteignant les services de
l’éducation, de la justice et de la police, restreindre les
dépenses budgétaires ne va pas être chose aisée,
puisque sabrer dans les crédits militaires semble impensable.
C’est
pourquoi on étudie discrètement, entre autres mesures,
l’introduction d’une taxe à la valeur ajoutée (TVA)
sur le mode européen, absente ou très modique aux Etats-Unis
selon les Etats. Voilà qui ne ferait pas l’affaire de la relance
de la consommation, moteur grippé de la croissance américaine,
alors que le crédit n’est plus ce qu’il était et la
titrisation est au point mort quand elle n’est pas garantie par la
FDIC.
A
l’arrivée, on peut s’interroger sur la capacité des
Etats-Unis à contenir et résorber leur dette publique. Car dans
ce pays où la crise est la plus aiguë, ses conséquences ne
vont pas se limiter à la poursuite d’innombrables
saisie des maisons ou à un chômage qui semble
installé : le ciment même d’une société ne
se retrouvant plus dans ses valeurs peut en venir à se
désagréger. Seule la dépense publique pourra, comme
c’est actuellement le cas, contribuer à la faire tenir debout.
C’est en tout cas le dilemme dans lequel se trouve
l’administration Obama quand il parle de
réduire le déficit.
Si
l’on revient à l’Europe, on ne peut qu’être
frappé par la multiplication renouvelée de sombres pronostics
à propos de la Grèce – pour laquelle rien n’est du
tout réglé – et de l’incertitude persistante
concernant les autres maillons faibles de la région. L’Irlande,
en lançant un colossal plan de sauvetage de son système
bancaire, vient à la fois de donner la mesure de l’état
désastreux dans lequel celui-ci se trouve – justifiant de
qualifier ses banques de zombies – et l’étendue des
besoins de recapitalisation de celles-ci, auquel l’Etat va devoir pour
l’essentiel faire face. Un seul chiffre : la structure de
défaisance publique mise en place (NAMA) va acheter aux banques leurs
actifs toxiques avec une décote de 47%. Ce qui donne une idée
de l’ordre de grandeur des dévalorisations qui pourraient devoir
encore intervenir dans d’autres pays.
On
ne peut qu’être frappé par le contraste saisissant
existant entre les intensives palabres gouvernementales qui nous sont
rapportées, et qui ne débouchent que sur des
déclarations de principe inapplicables, avec les déséquilibres
économiques et financiers pour lesquels aucun plan d’action
d’ensemble n’est toujours élaboré. Difficile, dans
ces conditions, de croire à un sursaut de la zone euro, car celui-ci
impliquerait non seulement la reconfiguration de son pacte fondateur mais
également l’adoption d’une politique économique
commune, tâche qui semble plus que toute autre aujourd’hui
insurmontable.
D’autant
que si l’on se tourne à l’extérieur de celle-ci
vers un grand malade de l’Europe, le Royaume-Uni, un flou total y règne
à propos de ce qu’il convient de faire, dont on ne sait
s’il résulte de simples calculs électoraux ou, plus
vraisemblablement, d’une parfaite et profonde indécision.
Naviguant à vue, les gouvernements européens ne savent plus
où se trouve la terre, ni où donner de la tête.
Nul
ne sait donc quel va être le prochain épisode de la crise sur le
vieux continent, mais certains prédisent déjà que les
détenteurs de la dette grecque, au premier rang d’entre eux des
banques allemandes et françaises, pourraient se trouver prochainement
dans l’obligation de négocier une décote sur les
obligations souveraines qu’elles détiennent (pour un montant de
120 milliards d’euros), dans le cadre d’un règlement
global sous les auspices du FMI. A charge pour les gouvernements de ces deux
pays de les soutenir en retour ensuite, face à ce nouveau trou
potentiel de quelques dizaines de milliards d’euros. Sinon, faute de
prêts préférentiels ou de restructuration de la dette, il
ne restera plus à la Grèce qu’à faire
défaut, afin de ne pas être entraînée dans une
spirale déflationniste sans fin.
Ce
ne sont pour l’instant que des scénarios sur le papier, mais
l’un d’entre eux va inévitablement être
tourné dans au plus tard quelques mois, car le statu quo est
impossible. La stratégie préconisée par les Allemands ne
mène la zone euro qu’à une dégringolade dans la
déflation, une fois supprimées les mesures de relance publiques
pour cause de réduction des déficits. Aux dernières
nouvelles, selon le Financial Times, le gouvernement allemand refuserait que
des éventuels prêts à la Grèce, en application du
plan européen, soient consentis en dessous de 6%
d’intérêt, ce qui est contradictoire avec l’objet
même du plan : permettre un accès à des refinancements
à un coût moindre que celui du marché.
S’il
n’est pas non plus possible de prédire la suite des
événements à l’échelle occidentale en
général, deux des principales caractéristiques de la
crise de la dette publique globale se précisent néanmoins assez
bien. Elle est d’abord destinée à durer et à se
déplacer, entrecoupée de paroxysmes, ainsi qu’à
s’installer. Comme cela avait pu être déjà
remarqué lors d’un précédent épisode, elle
devient en quelque sorte permanente. Il va falloir apprendre à vivre
avec elle, la question du comment restant sans réponse. Seconde
donnée, elle va se traduire par un effet de ciseaux de plus en plus
prononcé, entre une demande de financement public qui va continuer de
croître et une offre devenant plus onéreuse.
Ce
surenchérissement va résulter à la fois de
l’addition des nouveaux déficits qui vont être
enregistrés au fil du temps ainsi que des besoins de refinancement de
la dette accumulée à des taux plus élevés
qu’initialement contractés. Ce coût va alors peser davantage
sur les budgets nationaux, assimilant à un grand écart le
périlleux exercice d’équilibriste qu’il va falloir
poursuivre entre nécessaire maintien de mesures de relance et
réduction du déficit. Si cette séquence se confirme, le
risque est grand d’entrer dans une spirale déflationniste.
Après avoir pris, en pesant fortement sur les dépenses ou en
augmentant la pression fiscale, deux types de mesures politiquement
difficiles à assumer et pas spécialement favorables à la
consommation, et donc à la croissance.
L’augmentation
des taux obligataires, déjà constatée aux Etats-Unis,
devrait donc se poursuivre. En premier lieu parce que les obligations
souveraines ne sont plus ce qu’elles étaient : des valeurs
refuge et sûres pour le système financier. La possibilité
que certains Etats occidentaux puissent faire défaut ne va plus
être une hypothèse impensable. Cela va avoir des
conséquences importantes pour les établissements financiers,
prochainement sommés d’accroître leurs fonds propres, et
qui utilisaient largement à cet usage des titres souverains. La
nouvelle situation qui en découle représente, pour le monde
financier, un énorme changement de décor dans lequel il va lui
falloir trouver ses marques et de nouveaux appuis.
En
second lieu, parce qu’il va y avoir foule sur le marché
obligataire, et que les Etats vont s’y trouver en sévère
concurrence avec les grandes entreprises, qui ne peuvent plus compter comme
auparavant sur les banques… et les établissements financiers
eux-mêmes, placés dans le cadre de nouvelles contraintes
réglementaires. Ils cherchent d’ailleurs à les minimiser
actuellement, en discutant le bout de gras avec le Comité de
Bâle.
Il
faut citer à ce propos Pierre Nanterme, le
président de la commission économique du Medef :
« Notre angoisse, c’est que les taux
d’intérêt remontent, tirés par des besoins toujours
plus importants pour financer la dette des Etats ». Ajoutant
à propos de Solvency, qui
établit les normes prudentielles pour les compagnies
d’assurances, grands investisseurs sur le marché des actions des
entreprises : « Ces normes, en discussion, sont très
défavorables aux investissements en actions des assureurs, ce qui
risque d’assécher le financement des entreprises ».
Tout est en effet étroitement lié.
En
troisième lieu, enfin, parce que des arbitrages vont être rendus
par les investisseurs, toujours à la recherche de l’optimisation
des rendements : même en tenant compte de rendements accrus sur le
marché de la dette souveraine, ils vont comparer ceux-ci avec ceux
qu’ils peuvent attendre d’autres marchés.
Dans
cette situation, faute d’autre levier disponible, les meilleurs espoirs
résident pour les gouvernements dans un redémarrage de la
croissance, qui aiderait à plus facilement résoudre
l’équation de la réduction du déficit grâce
à une augmentation des recettes fiscales. Une relance de
l’économie occidentale grâce à la croissance des
pays émergents, longtemps évoquée comme panacée,
n’est plus claironnée avec autant de conviction. Ne serait-ce
que parce qu’il est apparu que le principal moteur de celle-ci, la
Chine, est confrontée à un sérieux problème de
bulle financière alimentée par son gigantesque plan de relance.
Les gouvernements ont donc changé leur fusil d’épaule.
Ils n’évoquent plus l’accroissement de la demande
chinoise, mais invoquent celle des exportations occidentales. Un angle pas
nécessairement plus crédible, quand on y regarde de plus
près. A commencer par le fait que tout le monde ne peut pas être
exportateur net en même temps !
Un
article paru dans le dernier numéro de The Economist,
temple s’il en est de la pensée libérale en
économie, fait le point sur ce sujet pour les Etats-Unis, le pays dont
la croissance tirait celle des autres. Il dresse méticuleusement la
liste des secteurs qui, selon l’hebdomadaire, pourraient tirer la
croissance américaine dans l’avenir grâce à
l’exportation, une fois admis que rien n’est à attendre de
miraculeux de la consommation intérieure, plongée en
léthargie profonde et durable pour cause de baisse de pouvoir
d’achat et de restriction du crédit. Il s’agit ni
plus ni moins que des industries pharmaceutique, de matériel
médical et du logiciel, de l’ingénierie, du
cinéma, de l’architecture et de la publicité. Si ces
secteurs doivent être à eux seuls à l’origine de la
future croissance américaine, il est à craindre que le compte
n’y soit pas, si l’on considère le déclin des
autres !
La
stratégie qui repose sur une réévaluation
négociée avec les Chinois du yuan – dont
résulterait le rééquilibrage du commerce
extérieur américain ainsi que l’amélioration de la
balance des payements et la résorption du déficit public
– est quant à elle de plus en plus considérée
comme une opération à dominante politique aux effets économiques
douteux. Sans parler du discours anti-Chinois qui
se propage aux Etats-Unis et qui alimente des campagnes elles
carrément douteuses. De nombreux commentateurs expriment en effet leur
scepticisme profond à propos de ce problématique
rééquilibrage, ne voyant pas les Américains se mettre
à produire ce qu’ils achètent aux Chinois, en tout cas
aux mêmes conditions, alors que d’autres pays émergents
pourront proposer les mêmes produits à bas prix en substitution
des Chinois. En réalité, la seule solution serait une chute du
dollar, monnaie des transactions commerciales !
A
court terme, il faut plus que jamais prendre avec
des pincettes les chiffres optimistes de temps en temps livrés en
pâture, qui demandent à être analysés et
décortiqués. Les derniers font état de créations
d’emplois largement provisoires dans le cas américain, résultant
notamment d’embauches gouvernementales pour effectuer le recensement,
et de pourcentages de croissance qui demandent à être
confirmés et intègrent les résultats mirobolants de l’industrie
financière.
Pour
ne pas s’en tenir aux Etats-Unis, si l’on prend le cas de
l’Allemagne, première puissance européenne, il est clair
que les exportations de cette dernière étant
réalisées d’abord en Europe, où leurs perspectives
de croissance sont limitées, vu la faiblesse et la grande
fragilité de la relance, il n’y a pas non plus de miracles
à en espérer. Les attentes à propos de la croissance
doivent donc être relativisées, car celle-ci suppose des moteurs
introuvables de quelque côté que l’on se tourne. Dominique
Strauss-Kahn, directeur général du FMI, vient de
déclarer en Jordanie: « On observe une reprise de la
croissance un peu partout, mais presque partout, les chiffres de la
croissance sont liés au soutien public et la demande privée
reste plutôt faible et insuffisante ». Toute la question est
là.
Les
gouvernements occidentaux sont de fait renvoyés à la
résolution de l’équation du déficit dans les
termes précédents, sans plus de cérémonie. Cela
devrait les amener à entrer prochainement de plain-pied dans la
prochaine étape : celle la crise monétaire proprement dite.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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