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Il y a civilisation et civilisation,
n'en déplaise à beaucoup.
Pour illustrer le point, je reproduis ci-dessous le texte d'une
conférence que Jacques Rueff a donnée en mai 1957 à
l'assemblée de la Fédération internationale de la laine
sur ... les civilisations de marché.
Le texte a été publié sous le titre « Grandeur et
décadence des civilisations de marché » dans la Revue des Deux- Mondes (1er
octobre 1957, pp. 422-432).
En plus de son thème le plus général, celui des
civilisations qui a monopolisé l'attention des oppresseurs
impénitents ces derniers jours, le
texte est intéressant à au moins trois égards
d'actualité que
je soulignerai brièvement ci-dessous.
"Qu'est-ce qu'une civilisation de marché ?
Un économiste répondra que c'est celle où fonctionne un
marché libre et qui s'ordonne en vue et en conséquence de ce
fonctionnement.
Il ajoutera sans doute qu'un marché libre est celui qui n'a d'autre
régulateur que le mécanisme des prix, dont le jeu fixe chaque
prix au niveau où la quantité que les producteurs estiment
désirable de produire est égale à celle que les consommateurs
estiment désirable de demander.
Ces définitions, élémentaires et classiques, sont tout
autre chose qu'un exercice d'école : elles évoquent un
siècle et plus d'histoire économique, car le monde où
nous vivons est l'héritier ingrat d'une civilisation de marché.
Au début du XIXème siècle, en effet, presque rien
n'était donné des réalités qui constituent
aujourd'hui notre structure économique.
A chaque état des techniques eussent pu correspondre d'innombrables
possibles, profondément différents les uns des autres par les
fruits qu'ils étaient susceptibles de produire.
C'est la solution unique qui, à chaque instant, s'inscrirait dans les
champs et les vignes, dans les mines et dans les usines, dans les canaux et
dans les chemins de fer, pour forger l'unique réalité du
moment, qu'il fallait à chaque instant sélectionner.
Le mécanisme des prix, mieux que la plus puissante machine
électronique, a résolu l'immense système d'innombrables
équations à innombrables inconnues, pour en tirer la solution
qui, à chaque instant, donnerait aux hommes tels qu'ils sont, dans
l'infinie diversité des choses telles qu'elles sont, et par l'emploi
des techniques issues, en chaque époque, de
l'ingéniosité humaine, le maximum de satisfaction pour le
minimum de peine.
C'est ce mécanisme qui a apporté aux hommes, pendant ce XIXe
siècle, qualifié bien à tort de stupide, un
bien-être que nul n'eût pu imaginer, tout en augmentant
immensément l'effectif des populations humaines.
1. LE PROTECTIONNISME
AGRICOLE
Cependant, ce progrès, par sa nature évolutive — qui en
est l'essence même —devait soulever les difficultés et
susciter les résistances qu'impliqué toujours la modification
des situations existantes.
La discipline du marché tendait en effet à faire disparaître
toute activité devenue indésirée,
à proportionner, à chaque instant, la production au volume des
demandes dont, au prix auquel elle pouvait être offerte, elle serait
l'objet et, enfin, à la concentrer dans les entreprises
bénéficiant, en raison de conditions naturelles ou de leur
supériorité technique, des prix de revient les moins
élevés.
Cette sévère discipline s'exerçait toujours par la
dépression du prix des articles indésirés,
donc par la diminution des revenus gagnés par les producteurs dont ils
émanaient.
Aussi, en tous temps, les producteurs menacés d'éviction
demandèrent-ils aux gouvernements, ou s'efforcèrent-ils
d'établir par eux-mêmes une protection contre leurs concurrents
mieux placés ou plus habiles.
Leurs efforts se traduisirent par la généralisation des droits
de douane et par l'établissement d'ententes ou de cartels, nationaux
ou internationaux.
Mais c'est surtout dans le domaine agricole que s'exerçaient, avant
1914, les exigences protectionnistes.
Dans l'industrie, en effet, les reclassements de main-d'oeuvre,
imposés par le progrès technique, étaient grandement
facilités par l'expansion constante de la demande en fonction des
revenus.
La demande de produits alimentaires, au contraire, ne suit que dans une
mesure limitée l'augmentation des ressources, alors que la
productivité agricole augmente rapidement.
Le nombre des hommes nécessaires à la production agricole est
donc de moins en moins élevé.
Or, les agriculteurs, pour des raisons hautement respectables, ne quittent
pas volontiers leur terre.
L'excédent des effectifs dans les activités agricoles produit
constamment un excédent de denrées.
C'est en déprimant les prix, et avec eux les revenus ruraux, que le
mécanisme des prix tend à rejeter vers des activités
industrielles une partie des travailleurs de la terre.
Il fait vivre, presque en permanence, la plus grande partie d'entre eux dans
une atmosphère de dépression.
C'est pour y parer que, depuis 1892, la France s'est engagée dans une
politique de protectionnisme agricole, tendant à réserver
à la production nationale des débouchés toujours
insuffisants pour l'absorber.
Cependant, cette politique, se bornant à corriger les effets de la
concurrence mais ne la supprimant pas, restait modérée.
Elle sauvegardait, dans l'essentiel, l'influence ordonnatrice des prix,
respectant par là le principe fondamental des civilisations de
marché.
Le rappel des conditions dans lesquelles ce principe a été
progressivement abandonné, pour être finalement renié et
dénoncé, n'appartient pas seulement à l'histoire : il
est essentiel à l'intelligence du présent.
2. LA GRANDE
DÉPRESSION DES ANNÉES 1929-1933
Si la guerre de 1914-1918 suspendit temporairement, dans de larges secteurs,
le mécanisme des prix, les gouvernements s'efforcèrent,
dès la fin des hostilités, d'en rétablir le jeu, dans
des conditions aussi proches que possible de celles qui existaient avant le
conflit.
A la fin de 1928, pratiquement, tous les pays du monde étaient revenus
au régime économique antérieur à 1914.
Ils avaient accepté d'autant plus aisément ce
rétablissement que l'activité économique se trouvait
portée par une vague de prospérité croissante,
établissant dans tous les domaines — sauf dans l'agriculture
— des niveaux de production sans précédent.
Mais ce mouvement en avant prit fin au « Black Friday » du 24
octobre 1929, lorsque éclata la crise
foudroyante des marchés américains.
Un renversement de la tendance n'était certes pas un fait
exceptionnel.
L'activité économique a toujours présenté un
caractère cyclique, marqué par des alternances de
prospérité et de dépression. Mais en 1929, ce fut plus
qu'une crise : un effondrement.
L'indice de la production industrielle passa, entre septembre 1929 et mars
1933, aux Etats-Unis, de 110 à 54, en Angleterre de 110 à 86,
en Allemagne de 102 à 65.
Ces chiffres sont abstraits. Pour évoquer leurs conséquences
sociales, il suffit de constater qu'à la fin de mars 1929, les
Etats-Unis n'avaient pratiquement pas de chômeurs ;
à la fin de mars 1933, 13 355 000 hommes s'y trouvaient sans emploi.
Pendant la même période, le nombre des chômeurs passait en
Angleterre de 1 204 000 hommes à 2 821 000, en Allemagne de 2 484 000
à 5 559 000.
Le niveau des prix de gros, entre mars 1929 et mars 1933, tomba aux
Etats-Unis de 96 à 60, en Angleterre de 140 à 97.
Les faillites furent innombrables. L'exécution des contrats fut
presque partout compromise.
La plupart des gouvernements suspendirent le service de leur dette
extérieure.
Quant au cours des actions, il passa, aux Etats-Unis, de 216 en septembre
1929, à 34 en juin 1932, soit une chute de 7 à 1 (1).
(1) Tous ces chiffres sont extraits des Tableaux statistiques joints à
The Great Depression
de Lionel Robbins, Londres, 1934.
Il n'était jamais survenu, dans l'histoire économique, pareille
catastrophe.
Elle sema la ruine et la souffrance partout dans le monde. Pendant la seule
année 1931, 2290 banques aux Etats-Unis fermèrent leurs
guichets, immobilisant une masse de dépôts de 2 586 millions de
dollars.
Toutes les entreprises connurent l'insécurité. Il n'est presque
aucune famille qui échappa, pendant ces noires années, à
l'angoisse du pain quotidien.
A ces répercussions humaines, heureusement temporaires, la Grande
Dépression ajouta des conséquences qui allaient se
révéler plus durables.
Elle provoqua dans la structure des sociétés occidentales
plusieurs mutations fondamentales, qui font de la crise de 1929 un
véritable tournant de l'Histoire.
Ces mutations furent l'effet des mesures que les gouvernements prirent, non
pour parer aux causes du mal — qu'ils ne démêlaient pas
clairement — mais à ses conséquences.
Aux Etats-Unis, le président Hoover, pendant ses dernières
années de mandat, créa diverses institutions pour la protection
de l'agriculture :
en 1929, le Federal Farm Board et la Coton Stabilisation Corporation ; en 1932,
pour la protection des chemins de fer et des banques, la Reconstruction
Finance Corporation.
Mais c'est surtout au président Franklin D. Roosevelt qu'il appartint,
à partir de son accession au pouvoir, en novembre 1932, de mettre en ceuvre le New Deal, tendant à atténuer
directement les effets de la crise et, dans une large mesure, à y
mettre un terme.
L'acte fondamental fut l'abandon de l'étalon-or.
Réquisition du métal entre les mains des particuliers,
annulation des clauses or dans les contrats, dévaluation, en furent
les principales étapes.
En même temps, un vaste programme de secours et de
réglementation était mis en oeuvre.
Par la création de l'Agricultural
Adjustment Administration, le
gouvernement encourageait la réduction des productions de blé,
de coton, de maïs, de lait, de tabac et de riz.
La Farm Credit
Administration entreprenait de consolider les dettes agricoles
que la baisse des prix rendait intolérables.
Un vaste programme de travaux publics devait fournir du travail aux
chômeurs.
Enfin, la National Recovery Administration, par la publication
de codes de concurrence loyale, tendait à faire exception aux dispositionsanti-trust
de la législation américaine.
En Europe, la France essaya, avec un certain nombre de pays continentaux, qui
constituèrent le bloc-or, de maintenir son niveau monétaire.
A cette fin, elle inventa une nouvelle formule de protection contre les
importations : le contingent, qui devait avoir, avec ses annexes : les
clearings et les licences, d'immenses développements.
En même temps, elle mit en oeuvre, avec
l'Office du blé, un système de stabilisation des prix qui
devait aussi faire école et est encore pratiquement en vigueur.
Toutes ces mesures ne l'empêchèrent pas de devoir quitter
l'étalon-or, en 1936, pour, d'abord, dévaluer sa monnaie et
pratiquer ensuite un système de monnaie flottante,
régularisée par un fonds de stabilisation des changes.
L'Angleterre, comme les Etats-Unis, dévalua sa monnaie à
l'automne de 1931.
Mais en même temps, par les accords d'Ottawa, d'août 1932, elle
renonça à l'empire du monde, que lui avait donné le
libéralisme manchestérien, pour tenter de construire le monde
clos de l'empire, fondé sur une protection générale,
atténuée, pour les pays du Commonwealth, par la
préférence impériale.
Presque seule, l'Allemagne maintint sa monnaie, mais en immobilisant les
capitaux étrangers venus en masse s'investir, à court terme,
sur son territoire.
Les accords de standstill,
du 19 avril 1931, ont une importance fondamentale.
Conclus sur la suggestion des Etats-Unis, en accord avec la France et
l'Angleterre, ils ont véritablement appris au monde qu'on pouvait
enfermer un grand pays dans une muraille financière,
imperméable au pouvoir d'achat et permettant, par ce caractère,
l'inflation en vase clos.
Sans le savoir, c'était le contrôle des changes que les
signataires de ces accords inventaient et imposaient à l'Allemagne,
pour lui épargner une nouvelle dévaluation de sa monnaie.
Ainsi le grain était semé.
Le docteur Schacht n'eut qu'à le faire lever en développant et
en perfectionnant à l'extrême le régime d' «
inflation réprimée ».
C'est ce régime qui a permis à Hitler de dépenser sans
compter, à l'abri du contrôle des prix et du rationnement, de
créer en très peu de temps une nouvelle armée allemande
et finalement de déclencher, en 1939, la Seconde Guerre mondiale.
Pendant la guerre, pour éviter l'inflation galopante qu'aurait
entraînée le financement des immenses besoins de leurs
armées ou les charges imposées par l'occupant, tous les pays
qui combattaient l'Allemagne furent conduits à adopter, eux aussi, un
régime d'inflation réprimée, fondé, comme le
régime allemand, sur le contrôle des changes, le contrôle
des prix et le rationnement.
3. KEYNES, SCHACHT ET LA
STAGNATION
Si la crise de 1929-1933 a bouleversé les structures
économiques, elle a exercé une influence plus profonde encore
par ses répercussions sur les idées des hommes.
Le souvenir des souffrances endurées leur a inspiré une
aversion profonde à l'égard du système qui leur semblait
les avoir provoquées.
Ils ont été presque unanimes à vouloir son remplacement
par des institutions propres à éviter, pour toujours, le
renouvellement de pareilles perturbations.
Le trait dominant de cette position idéologique a été le
refus des automatismes monétaires, responsables aux yeux des hommes de
l'ampleur de la dépression.
Leur sentiment a été exprimé en termes vigoureux par le
professeur Moley, représentant du
président Roosevelt à la conférence monétaire qui
siégea à Londres en 1933, lorsque, dans une déclaration
retentissante, il qualifia l'étalon-or de « fétiche
périmé ».
Désormais les hommes entendaient ne plus subir passivement les
variations du pouvoir d'achat global, mais en « diriger »
eux-mêmes l'évolution.
Aux effets mécaniques de l'étalon-or serait substituée
la gestion consciente des autorités monétaires.
Sur ce désir profond germèrent et se
développèrent deux doctrines et deux systèmes, dont les
protagonistes respectifs sont, pour l'opinion, lord Keynes et le docteur
Schacht.
L'idée qui survit à la théorie complexe et
déjà largement périmée que constitue le « keynesianisme », est qu'il convient, par une
politique fiscale et une politique d'investissement appropriées, de
maintenir systématiquement le volume global du pouvoir d'achat au
niveau de la valeur globale des richesses offertes sur le marché.
Ce système visait au plein emploi dans la stabilité des prix.
S'il a bien atteint, au moins jusqu'à présent, son premier
objectif, il a plongé le monde dans une inflation, plus ou moins
rapide dans les divers pays intéressés, mais
générale et permanente.
En désolidarisant l'évolution des prix dans les divers domaines
monétaires, l'inflation a imposé la direction
systématique des échanges internationaux et
généralisé, dans le monde, le contrôle des
changes, les contingents, les licences et les clearings.
Le système du docteur Schacht, au contraire, renonce à
contrôler les variations du pouvoir d'achat global et, par là, libère l'Etat de toute limitation
dans ses dépenses.
Mais il contrôle, avec une rigueur extrême, l'effet de ces
variations, par la fixation autoritaire des prix et le rationnement.
Les deux systèmes, dans la mesure où ils suppriment la tutelle
régulatrice du mécanisme des prix, imposent une planification
quasi totale de la production et, de ce fait, une diminution sensible de la
liberté de choix des producteurs et des consommateurs.
En transférant des individus aux autorités planificatrices
l'initiative et la direction des comportements économiques, ils bouleversent
profondément la structure des sociétés et peuvent
même modifier, comme l'expérience allemande l'a montré,
le statut de la personne humaine.
4. LE JEU
MONÉTAIRE INTERNATIONAL
Toutes ces conséquences redoutables ont été
acceptées parce que, aux yeux des hommes, elles paraissaient moins
graves que l'éventualité d'une nouvelle dépression,
aussi profonde que celle de 1929.
Cependant, dans leur rancoeur, ils ont
attribué au système de l'étalon-or lui-même la
responsabilité de leurs malheurs, sans se préoccuper de savoir
si c'était bien lui qui les avait provoqués.
Or les mécanismes monétaires avaient subi, dans le monde tout
entier, une profonde modification au cours des années 1920-1930.
Sous prétexte d'économiser l'or, la conférence qui avait
siégé à Gênes, en 1922, avait recommandé
l'application d'un système entièrement nouveau, le «gold
exchange standard », qui permettait aux banques d'émission de
compter dans leurs réserves, non seulement de l'or, mais des devises
remboursables en or.
Cette modification, qui paraissait anodine, a permis aux capitaux
exportés dans les pays d'outre-mer entre 1914 et 1923 de revenir en
Europe sans quitter les Etats-Unis et l'Angleterre.
Elle a, par là, produit une véritable
duplication des bases de crédit, génératrice
elle-même d'une immense expansion du pouvoir d'achat.
Cette expansion est la cause de l'ampleur sans précédent du
« boom » qui s'est terminé en 1929.
Alors, à la suite de divers incidents, notamment de la crise
boursière américaine et de la faillite, en 1931, de la grande
banque autrichienne duCredit Anstalt,
les capitaux revenus en Europe ont pris peur.
Toute la superstructure de crédit construite sur le « gold
exchange standard »s'est effondrée comme château de
cartes.
La contraction a été à la mesure de l'expansion qui
l'avait précédée.
Son ampleur est la conséquence directe, non de l'étalon-or,
mais de la dégradation profonde qu'il avait subie du fait de la
généralisation du « gold exchange standard».
Sans cette novation, la convertibilité métallique serait
restée l'instrument de régulation efficace qu'elle avait
été dans le passé, apportant aux hommes l'admirable
expansion dans la quasi-stabilité caractéristique du XIXe
siècle.
On reste confondu devant la passivité avec laquelle la pensée
économique a accepté le faux diagnostic,
générateur des réactions irraisonnées de
l'opinion.
Elle a véritablement suivi les courants passionnels, sans se
préoccuper de les éclairer ou de les guider.
C'est sur ce faux diagnostic que le monde est entré, avec lord Keynes
et le docteur Schacht, dans l'ère de l'inflation.
5. LE PROTECTIONNISME
De l'épreuve commencée par la crise de 1929, amplifiée
par la guerre de 1939, le monde, qu'avant 1914 l'étalon-or avait
pratiquement unifié, est sorti brisé
en morceaux épars, enfermés dans des barrières
économiques plus ou moins imperméables aux échanges.
Pour les continents comme les Etats-Unis ou la Russie soviétique,
l'autarcie n'a pas de graves conséquences.
Ils contiennent, à l'intérieur de leurs frontières,
toutes les ressources, toutes les terres et tous les climats. En excluant de
leur économie le reste du monde, ils ne se privent presque de rien.
Au contraire, les pays de dimensions limitées, tels les principaux
pays de l'Europe, sont privés par l'autarcie des conditions de
production qu'ils ne trouvent pas sur leurs territoires et qui, plus
favorables que celles dont ils disposent, leur permettraient d'obtenir
à meilleur compte, par achat à l'étranger, les produits
qu'ils s'imposent de tirer de leurs propres ressources.
Les effets d'une politique de protection dépendent plus de
l'étendue du territoire qu'elle isole que du niveau des
barrières qu'elle établit.
Pour les petits et moyens pays de l'Europe qui ne sont jamais des univers
économiques, la protection entraîne une diminution profonde de
bien-être, qui explique, pour sa plus grande part, la différence
entre les niveaux de vie américain et européen.
Assurément, cette politique n'a pas empêché le
progrès social.
Mais elle a véritablement tendu à le diminuer, et l'a, en fait,
grandement réduit, dans le moment même où les Etats
disaient vouloir et voulaient sincèrement le porter au maximum.
Entre 1930 et 1940, les gouvernements européens ont fait, presque
tous, le contraire de ce qu'ils souhaitaient faire.
L'opposition entre la politique effectivement pratiquée par eux et
celle qu'ils prétendaient poursuivre, est l'une des plus choquantes contradictions
de notre temps.
6. LA
LIBÉRALISATION DU COMMERCE INTERNATIONAL
Cette contradiction a depuis longtemps heurté les cerveaux conscients
et les coeurs généreux.
Toutes les conférences internationales réunies depuis la crise
l'ont relevée et ont prétendu la résoudre.
Au lendemain de la dernière guerre, les peuples ont affirmé
à nouveau, dans la Charte des Nations Unies, leur décision de
« réaliser la coopération internationale en
résolvant les problèmes internationaux d'ordre
économique...» et en « favorisant le relèvement des
niveaux de vie ».
La Convention de coopération économique européenne, acte
générateur de l'O.E.C.E., en date du 16 avril 1948, a
précisé cet engagement de principe :
« Les parties contractantes poursuivront leurs études en cours
sur les unions douanières ou les régimes analogues, tels que
les zones de libre échange dont
l'institution pourrait constituer un des moyens d'atteindre ces objectifs
»(ceux de la Convention).
« Les parties contractantes coopéreront entre elles et avec les
autres pays animés des mêmes intentions pour réduire les
tarifs et autres obstacles à l'expansion des échanges, en vue
de réaliser un régime multilatéral d'échanges
viable et équilibré, conformément aux principes de la
Charte de la Havane.»
L'organisation européenne de coopération économique a
appliqué ces principes en créant un système de paiements
multilatéraux, l'Union européenne des Paiements, et en
affranchissant une large part des échanges de toutes restrictions
quantitatives.
Elle a ainsi rendu d'immenses services.
Mais elle n'a pu encore aborder le problème de l'union
douanière, ni même celui de l'abaissement des droits de douane.
Son action efficace est donc restée limitée.
L'O.E.C.E. achèvera peut-être la libéralisation des
échanges.
Elle ne semble pas en mesure de faire disparaître d'Europe, dans un
délai rapproché, les pratiques malthusiennes qui en font, relativement
aux Etats-Unis, un continent de faible niveau de vie et de médiocre
puissance économique.
C'est à cette limitation des résultats susceptibles
d'être attendus de la coopération entre Etats que le projet de
Communauté économique européenne a voulu parer.
Il procède du désir de mettre un terme, une fois pour toutes,
d'une façon décisive, et dans un intervalle de temps
acceptable, aux errements qui ont privé la plupart des
Européens du niveau de vie auquel ils étaient en droit de
prétendre et fait de l'Europe un continent mineur, voué
à l'humiliation et à l'effacement dans la splendeur de ses
fastes passés.
Les auteurs du projet ont conclu, de l'expérience dix fois
renouvelée de la Société des Nations entre les deux
guerres, à la vanité des efforts d'action directe,
fondés sur le consentement simultané des Nations.
Ils ont estimé que l'expérience récente de l'O.E.C.E.,
si encourageante qu'elle fût, n'ouvrait pas de perspectives à la
mesure du redressement à accomplir.
Ils ont considéré, au contraire, que l'expérience de la
Communauté européenne du charbon et de l'acier, bien que
partielle et limitée, permettait de tenir pour efficace, sinon
absolument, au moins dans une large mesure, la méthode dont elle
était l'application.
Ils ont retenu de cette méthode trois traits essentiels :
1° Attribution à des institutions communautaires, dotées de
pouvoirs définis une fois pour toutes, du soin de créer et de
maintenir un marché commun à l'ensemble des Etats participants
;
2° Atténuation directe des disparités faisant obstacle
à l'établissement de ce marché commun, dans la mesure
où elles résultent de dispositions contingentes et
révisables, et non des conditions naturelles de la production ;
3° Atténuation des perturbations, et spécialement des
conséquences sociales, que le passage de l'état ancien à
l'état nouveau entraînera, par étalement dans le temps du
processus de transformation et par interventions propres à rendre
socialement moins douloureux les déplacements de production
inévitables.
C'est l'ensemble de ces principes que le projet de traité instituant
une Communauté économique européenne met en oeuvre.
En généralisant, mutatis
mutandis, les dispositions qui sont à la base de la
Communauté européenne du charbon et de l'acier, le projet de
Communauté économique européenne abandonne les
méthodes, d'une inefficacité éprouvée, de la
Société des Nations.
Il constitue une tentative sans précédent pour créer en
Europe un état moins néfaste, moins absurde et moins contre
nature, que celui dans lequel, contre le voeu de
tous les hommes qui pensent, elle se trouve aujourd'hui."
Le texte précédent a donc près de 55 ans.
1) Et force est de reconnaître que l'imposture des hommes de l'Etat a
inversé la démarche qui y est décrite.
Elle a fait que "les méthodes, d'une inefficacité
éprouvée, de la Société des Nations",
dénoncées dans les dernières lignes, ont
été adoptées dans le cadre de la Communauté
économique européenne devenue "Union
européenne" dans la décennie 1990 (cf. par exemple ce billet de juin 2007).
D'une certaine façon, "aux royaumes des aveugles" où
elles situent, les méthodes en question connaissent aujourd'hui leur
apothéose avec la "crise de l'euro" à l'occasion de
quoi nos mêmes hommes de l'Etat démontrent leur
irresponsabilité.
Et les Grecs en sont le deuxième type de victimes (cf. ce billet de février 2010 ou cette
intervention de Nigel Farage
pour ne pas parler de celle d'Eric Zemmour),
après les Irlandais (cf. ce billet de juin 2008).
Rappelons en passant que Milton Friedman avait imaginé en 1998 que
l'Italie serait, rapidement, la première victime (cf. ce billet de juin 2010). Il s'est donc
trompé sur la forme, pas sur le fond.
Il avait aussi donné à l'euro dix à quinze années
de vie...
2) L'état dont parle Jacques Rueff - ... il faut le souligner tant les
erreurs, volontaires ou non, sur ce qu'il a écrit sont "monnaie
courante" (cf. ce billet par exemple) - n'est pas un
Etat avec un grand "E", mais un état du monde où les
échanges internationaux seraient libérés.
3) Semble bien loin aujourd'hui l'O.E.C.E. - Organisation européenne
de coopération économique - qui avait été
chargée de "bien répartir" l'aide accordée par
les Américains dans le cadre du "Plan Marshall" pour
reconstruire l'Europe occidentale.
Pourtant elle est très présente sous les traits de ce qu'elle
est devenue, à savoir l'O.C.D.E. - Organisation de coopération
et de développement économique- à l'issue du
"Plan", au lieu de disparaître, mission accomplie.
L'O.C.D.E. est d'autant plus présente que, pour ses employés, elle
constitue un véritable paradis fiscal (cf. ce billet d'avril 2009) alors que, pour
certains pays, elle est donneuse de leçons, voire tente d'être
coercitive.
Elle présente, en effet la particularité que, depuis quelques
années, elle a acquis ou s'est donné, entre autres, la mission
de faire la chasse à ce que représentent à ses yeux les
pays en question et qu'elle dénomme "paradis fiscaux"...
à défaut de reconnaître la concurrence fiscale qui préside
à la libéralisation des échanges et qui animait implicitement
ce dont elle est sortie.
A défaut d'employer les mots de "reniement" et de
"trahison", je dirai qu'elle est loin désormais de la
mission qu'avait reçue son ancêtre de faire face aux pratiques
malthusiennes.
Grandeur ou décadence permanente des organisations internationales ?
Je vous laisse répondre à la question.
Georges
Lane
Principes
de science économique
Le texte ci-dessus a été
publié, sous le même titre, dans le périodique de l'A.l.e.p.s
.,
, 35 avenue Mac Mahon, 75017 Paris, intitulé Liberté
économique et progrès social, n° 70, mars 1994, pp.
10-23 .
Georges
Lane enseigne
l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié
avec l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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