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Cours Or & Argent

La main d’étrangleur du marché

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Publié le 09 mars 2011
2331 mots - Temps de lecture : 5 - 9 minutes
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Rubrique : Editoriaux

 

 

 

 

La rébellion libyenne comme le grand vent qui continue de souffler depuis qu’il s’est levé en Tunisie vont tous deux permettre d’escamoter le bide annoncé du sommet européen de la zone euro de ce weekend. Rien que de l’attendu et qui ne mériterait même plus que l’on s’y attarde si des rebondissements compliquant encore le jeu ne commençaient à apparaître.

 

L’un d’entre eux est venu d’un « vieil homme amer coupé des réalités » comme l’a qualifié un banquier de la City réfugié dans l’anonymat : le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King. Dans une interview au Telegraph, celui-ci a déploré que « la recherche du rendement continue. Les dérèglements deviennent de plus en plus importants », s’agissant des banques, dont les dérives sont payées par les contribuables et qui continuent de jouer au « casino ».

 

La riposte n’a pas tardé à venir sous la forme d’une nouvelle menace de HSBC d’émigrer vers les cieux plus accueillants de Hong Kong, tandis que le Pdg de Barclays, Bob Diamond, se voyait octroyé pour l’année 2010 un bonus de 7,5 millions d’euros, dans le contexte d’une nouvelle salve d’impressionnants bénéfices du secteur bancaire, de coupes budgétaires accrues réservées au reste du pays, et de la renonciation par le gouvernement de tout plafonnement ou taxation des bonus en contrepartie d’une promesse d’augmentation des prêts bancaires aux entreprises.

 

La réaction aux déclarations de Mervyn King a été vive, car elles participent d’une nouvelle offensive en faveur d’une séparation des activités financières spéculatives de celles des banques classiques de dépôt, considérant que toute tentative de réguler les premières faillira. Une position qui n’est pas nouvelle et le rapproche de son collègue américain Paul Volcker, en référence à l’ancienne loi américaine Glass-Steagall qui a induit ce type de séparation des activités et à la nouvelle loi Dodd-Frank qui s’en approche un peu sur cette question. Mervyn King attend donc des travaux en cours de l’Independant Commission on Banking, qui doit remettre un rapport au gouvernement, qu’elle aboutisse en ce sens. Réponse le 11 avril prochain, probablement défavorable, au prétexte de la préservation du modèle de la banque universelle.

 

De sourdes batailles d’influence continuent donc dans le monde financier à propos de la régulation. L’une d’entre elles concerne toujours les contraintes complémentaires qui pourraient viser les établissements les plus importants. Elles ont déjà amené ceux-ci à effectuer un véritable tir de barrage à l’occasion du dernier Davos, en faisant valoir que plus ils étaient régulés, plus les activités financières se réfugieraient dans le monde inatteignable du shadow banking. Ce chantage élude une autre question de tracé de frontière entre les activités financières. Où commence, en effet, le monde du shadow banking lorsque l’on prend en considération ses interconnexions avec celui des établissements bancaires ? De quel côté de la barrière se trouvaient donc Bear Stearns, Lehman et AIG ? N’était-ce pas des deux à la fois ?

 

Si la régulation des structures et celle des produits financiers est vaine, que reste-t-il à faire, devraient se demander ceux qui considèrent à la fois qu’une nouvelle crise est inévitable et qu’il faut s’en prémunir ? Dans cette même interview, Mervyn King s’interroge, ce qui est au moins un premier pas : « Nous avons autorisé la mise en place d’un système qui contenait les germes de sa propre destruction et tout n’a pas encore été résolu ».

 

Rejeter dans les ténèbres la dangereuse spéculation pour la rendre sans danger – sur le thème « que les loups se dévorent entre eux ! » – est dans la pratique une vue de l’esprit, non seulement parce que ces deux mondes ne sont pas séparables – comme ne le sont pas davantage l’économie formelle et informelle, qui s’alimentent réciproquement – mais parce que le monde souterrain de la finance est, par ses dimensions, plus important que le visible : selon la Fed, 16.000 milliards de dollars d’actifs tout confondu dans le premier cas, 13.000 milliards dans le second, plus facile à cerner.

 

Moody’s est à l’origine d’un autre rebondissement, dans le sens contraire. Non pas pour avoir baissé brutalement de trois crans la note des obligations souveraines grecques, mais en raison de ses attendus. L’agence entend prendre en compte le risque d’une restructuration de la dette grecque et mesurer la « solvabilité » du pays – le mot est lâché – le notant comme un pays à risque, c’est à dire qui ne présente sur le long terme qu’une « faible sécurité de remboursement ». Vient le plus important : Moody’s estime qu’une réduction du taux d’intérêt du prêt de 110 milliards d’euros consenti au pays, ou un allongement de sa durée de remboursement, sont « peu susceptibles d’avoir un impact important sur le poids total de la dette grecque ». Rendant par avance sans portée les négociations en cours sur cette épineuse question !

 

Selon l’agence, un relèvement de la note ne pourrait être envisagé que si des revenus importants d’un programme de privatisation étaient dégagés ou si des progrès étaient enregistrés dans le domaine de l’évasion fiscale, et si la Grèce était soutenue « à long terme » par ses prêteurs (2013 est pour l’instant l’échéance). A condition, est-il encore bien précisé, qu’il ne soit pas imposé de pertes aux détenteurs d’obligations. Autant dire que la main du marché que dessine Moody’s est celle d’un étrangleur. Et qu’elle ne va pas faciliter les calculs de ceux qui voudraient aménager la peine sans remettre en question la sentence. C’est celle-ci qui est en cause et va immanquablement se retrouver en première ligne.

 

A l’occasion d’un discours prononcé à la London School of Economics, John Burton, premier ministre de l’Irlande de 1994 à 1997, a mis en perspective les négociations engagées par le nouveau gouvernement avec l’Union européenne, afin là également de réduire le taux de ses prêts. Il met en cause non seulement les autorités irlandaises de l’époque, mais aussi la BCE, pour n’avoir pas vu venir ni pu prévenir la constitution d’une bulle immobilière financée – via les banques irlandaises – par les banques européennes. Logiquement, il en tire la conclusion que le poids de la restructuration du système bancaire irlandais devrait être partagé avec les banques européennes. Considérant que les contribuables irlandais « contribuent désormais à stabiliser la situation des banques européennes et du système bancaire européen », il remarque toutefois « une tendance dans certains cercles à glisser sur cela et a le présenter comme un problème purement irlandais, dont les Irlandais portent seuls la responsabilité ».

 

Dans ce contexte, que dire des réunions européennes des partis conservateurs et socialistes, qui se sont tenues ce weekend à Helsinki et à Athènes, en prélude au prochain sommet ? La chancelière Angela Merkel y a martelé qu’il y aurait toujours un « donnant-donnant » dans toutes les discussions en cours, ce qui – une fois dit – ne fait pas nécessairement beaucoup avancer les choses et permet de masquer les indécisions, les flous, les improvisations, tout en faisant reporter l’échec éventuel sur les autres.

 

Les partis socialistes ont de leur côté unanimement présenté un plan européen alternatif, amenant plusieurs d’entre eux, au pouvoir, à appliquer avec persévérance d’une main ce qu’ils critiquent de l’autre ! Sans surprise, tout heureux d’être parvenus à un point de vue commun, ils se sont inscrits dans le cadre de pensée dominant, occultant la dimension bancaire de la crise pour ne retenir que le seul objectif du rétablissement des financements publics. Ils ont offert comme alternative à la politique des conservateurs un vague programme de relance néo-keynésien, s’en tenant pour le reste à une proposition de taxe sur les transactions financières à hauteur de 0,05 %. Le Parlement européen vient d’ailleurs de voter une résolution en ce sens, ce qui n’était pas acquis. Pas de quoi cependant changer le monde, ni même de faire au moins rêver !

 

Ne s’étant pas rendu à Athènes – pour les raisons évoquées plus haut – mais à Viseu (centre du Portugal), pour un important meeting politique, José Sócrates, le premier ministre Portugais, a pourtant cherché à prononcer les mots qu’il fallait en cette circonstance. Présentant l’intervention du FMI – car c’est ainsi qu’est résumée celle du fonds de stabilité européen auquel le FMI est associé – comme une atteinte au « prestige » et à la « dignité » d’un pays qui ne pourrait plus se présenter au monde comme réussissant à résoudre ses problèmes. Il faut donc en faire encore plus, au nom de la patrie. Lundi, le taux de la dette portugaise à 10 ans dépassait en séance les 7,5 %, ce qui épargne tout commentaire, tant à propos de la dignité prochainement perdue du pays que de celle déjà déchue des socialistes.

 

Il serait toutefois très injuste de faire de ces derniers une cible exclusive, particulièrement si l’on écoute David Cameron, le premier ministre conservateur britannique. Il vient ainsi de présenter son prochain budget dans News of the World comme étant le plus favorable à la croissance. Nous ne sommes plus uniquement dans le monde de la « Big Society » – qui vise au démantèlement de l’action de l’État dans de nombreux domaines sociaux et culturels – mais à l’affirmation du budget « le plus pro-entreprise et pro-affaires en une génération ». « Il va y avoir un budget pour les hommes d’actions, les bourreaux de travail, les constructeurs et les femmes d’affaires (…) Nous sommes en train de baisser les impôts des entreprises et de régler le cauchemar de la bureaucratie qui rend la vie impossible aux entrepreneurs ».

 

Voilà une belle description de l’avenir radieux promis aux Britanniques, qui ont le privilège d’expérimenter dans sa version la plus radicale la politique européenne de réduction à marché forcée du déficit public et de restriction du rôle de l’État (sans diminution de la pression fiscale les concernant, mais au contraire avec une augmentation de la TVA).

 

Membres de la coalition gouvernementale, les Lib Dem apportent leur pierre à cet édifice, sur un mode propagandiste qui s’apparente à celui du « tout le monde doit être propriétaire de sa maison ! ». Dans cette nouvelle mouture, il s’agirait de céder à bas prix des actions des banques partiellement nationalisées et soutenues sur fonds publics, afin de les reprivatiser. Coup double : les contribuables payeraient ainsi le remboursement à l’État de ses mises de fond, au lieu d’être remboursés, et ils deviendraient actionnaires des banques. Soucieux désormais de leurs bénéfices pour recevoir des dividendes ou revendre leurs parts valorisées, et non plus pourfendeurs de leurs turpitudes. Pourquoi, en effet, combattre le capitalisme et les capitalistes lorsque l’on est devenu l’un d’entre eux ? Pourquoi vouloir également taxer le patrimoine lorsque l’on sera propriétaire de son logement, à la garantie bancaire près ?

 

Il s’agit d’une politique d’envergure générale, déclinée suivant les contextes nationaux. François Fillon, le premier ministre français, ouvrait dernièrement un colloque sur le thème « Patrimoine et fiscalité », destiné à mettre un peu d’ordre dans les rangs de sa majorité sur les questions fiscales. « Une passion française très ancienne », s’est-il risqué à dire, pour signifier que la bourgeoisie française a une tradition s’agissant de l’argent : en parler le moins possible ouvertement. Et qu’il serait bon de s’en souvenir. Voulant ensuite prendre de la hauteur, il s’est interrogé : « Qu’est-ce, au fond, que la justice fiscale ? ». Pour tenter de faire la synthèse entre deux conceptions, celle qui a pour objectif de réduire les inégalités et celle qui prétend « prendre garde à ne pas pénaliser le travail dont le fruit légitime est la constitution d’un patrimoine »… Nous y voilà !

 

Le lointain héritier de Philippe Séguin cherche un équilibre entre les deux, afin de ne pas « opposer la création de richesses et la cohésion sociale », « la valorisation du travail de chacun et la solidarité nationale ». Que de circonlocutions et d’enrobages ! Sans doute a-t-il le mieux exprimé le fond de sa pensée en déclarant : « Nous ne voulons pas d’une France où les classes populaires ne pourraient plus rêver d’accéder au statut des classes moyennes et les classes moyennes au statut des classes supérieures ». S’il ne s’agit que de les faire rêver, nous voilà rassurés…

 

Les ministres européens des affaires sociales ont parallèlement phosphoré à Bruxelles, à propos de « l’âge effectif de la retraite et l’âge effectif de la sortie du marché du travail ».

 

Qu’importe les expressions contournées, le sens général de leurs travaux ne fait pas mystère. Il s’agit d’étudier le recul à 67 ans de l’âge de départ à la retraite et de « réformer la fiscalité pour qu’elle pèse moins sur le coût du travail ». Afin que « les systèmes d’allocation de chômage et autres prestations liées à l’emploi continuent à assurer une protection correcte, quelle que soit la conjoncture économique », ajoutant cependant que ces systèmes devront « avoir la souplesse suffisante pour que les prestations puissent être facilement ajustées aux fluctuations du cycle économique ». Une chose et son contraire !

 

Il se met donc progressivement en place un nouveau cadre, objet de toutes les discrètes intentions. Mais, par ailleurs, la vie heureusement continue !

 

Nommé par le ministre des finances britannique, Ben Broadbent va accéder au Comité de Politique Monétaire de la Banque d’Angleterre, en remplacement de Andrew Sentance. Cette information pourrait être considérée comme du pur remplissage, si Ben Broadbent n’était pas présentement économiste chez Goldman Sachs. Mais il est vrai qu’il émargeait précédemment dans les livres de paye du ministère des finances… Vous avez dit oligarchie ?

 

 Billet rédigé par François Leclerc

 

Paul Jorion

 

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.   

 

 

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Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).
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