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La
rébellion libyenne comme le grand vent qui continue de souffler depuis
qu’il s’est levé en Tunisie vont tous deux permettre
d’escamoter le bide annoncé du sommet européen de la zone
euro de ce weekend. Rien que de l’attendu et qui ne mériterait
même plus que l’on s’y attarde si des rebondissements
compliquant encore le jeu ne commençaient à apparaître.
L’un
d’entre eux est venu d’un « vieil homme amer
coupé des réalités » comme l’a
qualifié un banquier de la City réfugié dans
l’anonymat : le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn
King. Dans une interview au Telegraph, celui-ci a déploré que
« la recherche du rendement continue. Les
dérèglements deviennent de plus en plus importants »,
s’agissant des banques, dont les dérives sont payées par
les contribuables et qui continuent de jouer au
« casino ».
La riposte
n’a pas tardé à venir sous la forme d’une nouvelle
menace de HSBC d’émigrer vers les cieux plus accueillants de
Hong Kong, tandis que le Pdg de Barclays, Bob Diamond, se voyait
octroyé pour l’année 2010 un bonus de 7,5 millions
d’euros, dans le contexte d’une nouvelle salve
d’impressionnants bénéfices du secteur bancaire, de
coupes budgétaires accrues réservées au reste du pays,
et de la renonciation par le gouvernement de tout plafonnement ou taxation
des bonus en contrepartie d’une promesse d’augmentation des
prêts bancaires aux entreprises.
La
réaction aux déclarations de Mervyn King a été
vive, car elles participent d’une nouvelle offensive en faveur
d’une séparation des activités financières
spéculatives de celles des banques classiques de dépôt,
considérant que toute tentative de réguler les premières
faillira. Une position qui n’est pas nouvelle et le rapproche de son
collègue américain Paul Volcker, en référence
à l’ancienne loi américaine Glass-Steagall qui a induit
ce type de séparation des activités et à la nouvelle loi
Dodd-Frank qui s’en approche un peu sur cette question. Mervyn King
attend donc des travaux en cours de l’Independant Commission on
Banking, qui doit remettre un rapport au gouvernement, qu’elle
aboutisse en ce sens. Réponse le 11 avril prochain, probablement
défavorable, au prétexte de la préservation du
modèle de la banque universelle.
De sourdes
batailles d’influence continuent donc dans le monde financier à
propos de la régulation. L’une d’entre elles concerne
toujours les contraintes complémentaires qui pourraient viser les
établissements les plus importants. Elles ont déjà
amené ceux-ci à effectuer un véritable tir de barrage
à l’occasion du dernier Davos, en faisant valoir que plus ils
étaient régulés, plus les activités
financières se réfugieraient dans le monde inatteignable du shadow
banking. Ce chantage élude une autre question de tracé de
frontière entre les activités financières. Où
commence, en effet, le monde du shadow banking lorsque l’on
prend en considération ses interconnexions avec celui des
établissements bancaires ? De quel côté de la
barrière se trouvaient donc Bear Stearns, Lehman et AIG ?
N’était-ce pas des deux à la fois ?
Si la
régulation des structures et celle des produits financiers est vaine,
que reste-t-il à faire, devraient se demander ceux qui
considèrent à la fois qu’une nouvelle crise est
inévitable et qu’il faut s’en prémunir ? Dans
cette même interview, Mervyn King s’interroge, ce qui est au
moins un premier pas : « Nous avons autorisé la mise
en place d’un système qui contenait les germes de sa propre
destruction et tout n’a pas encore été
résolu ».
Rejeter dans
les ténèbres la dangereuse spéculation pour la rendre sans
danger – sur le thème « que les loups se
dévorent entre eux ! » – est dans la pratique
une vue de l’esprit, non seulement parce que ces deux mondes ne sont
pas séparables – comme ne le sont pas davantage
l’économie formelle et informelle, qui s’alimentent
réciproquement – mais parce que le monde souterrain de la
finance est, par ses dimensions, plus important que le visible : selon
la Fed, 16.000 milliards de dollars d’actifs tout confondu dans le
premier cas, 13.000 milliards dans le second, plus facile à cerner.
Moody’s
est à l’origine d’un autre rebondissement, dans le sens
contraire. Non pas pour avoir baissé brutalement de trois crans la
note des obligations souveraines grecques, mais en raison de ses attendus.
L’agence entend prendre en compte le risque d’une restructuration
de la dette grecque et mesurer la
« solvabilité » du pays – le mot est
lâché – le notant comme un pays à risque,
c’est à dire qui ne présente sur le long terme
qu’une « faible sécurité de
remboursement ». Vient le plus important : Moody’s
estime qu’une réduction du taux d’intérêt du
prêt de 110 milliards d’euros consenti au pays, ou un allongement
de sa durée de remboursement, sont « peu susceptibles
d’avoir un impact important sur le poids total de la dette
grecque ». Rendant par avance sans portée les
négociations en cours sur cette épineuse question !
Selon
l’agence, un relèvement de la note ne pourrait être
envisagé que si des revenus importants d’un programme de
privatisation étaient dégagés ou si des progrès
étaient enregistrés dans le domaine de l’évasion
fiscale, et si la Grèce était soutenue « à
long terme » par ses prêteurs (2013 est pour l’instant
l’échéance). A condition, est-il encore bien
précisé, qu’il ne soit pas imposé de pertes aux
détenteurs d’obligations. Autant dire que la main du
marché que dessine Moody’s est celle d’un
étrangleur. Et qu’elle ne va pas faciliter les calculs de ceux
qui voudraient aménager la peine sans remettre en question la
sentence. C’est celle-ci qui est en cause et va immanquablement se retrouver
en première ligne.
A
l’occasion d’un discours prononcé à la London
School of Economics, John Burton, premier ministre de l’Irlande de 1994
à 1997, a mis en perspective les négociations engagées
par le nouveau gouvernement avec l’Union européenne, afin
là également de réduire le taux de ses prêts. Il
met en cause non seulement les autorités irlandaises de
l’époque, mais aussi la BCE, pour n’avoir pas vu venir ni
pu prévenir la constitution d’une bulle immobilière
financée – via les banques irlandaises – par les banques
européennes. Logiquement, il en tire la conclusion que le poids de la
restructuration du système bancaire irlandais devrait être
partagé avec les banques européennes. Considérant que
les contribuables irlandais « contribuent désormais
à stabiliser la situation des banques européennes et du
système bancaire européen », il remarque toutefois
« une tendance dans certains cercles à glisser sur cela et
a le présenter comme un problème purement irlandais, dont les
Irlandais portent seuls la responsabilité ».
Dans ce
contexte, que dire des réunions européennes des partis
conservateurs et socialistes, qui se sont tenues ce weekend à Helsinki
et à Athènes, en prélude au prochain sommet ? La
chancelière Angela Merkel y a martelé qu’il y aurait toujours
un « donnant-donnant » dans toutes les discussions en
cours, ce qui – une fois dit – ne fait pas nécessairement
beaucoup avancer les choses et permet de masquer les indécisions, les
flous, les improvisations, tout en faisant reporter l’échec
éventuel sur les autres.
Les partis
socialistes ont de leur côté unanimement présenté
un plan européen alternatif, amenant plusieurs d’entre eux, au
pouvoir, à appliquer avec persévérance d’une main
ce qu’ils critiquent de l’autre ! Sans surprise, tout
heureux d’être parvenus à un point de vue commun, ils se
sont inscrits dans le cadre de pensée dominant, occultant la dimension
bancaire de la crise pour ne retenir que le seul objectif du
rétablissement des financements publics. Ils ont offert comme
alternative à la politique des conservateurs un vague programme de
relance néo-keynésien, s’en tenant pour le reste à
une proposition de taxe sur les transactions financières à
hauteur de 0,05 %. Le Parlement européen vient d’ailleurs de
voter une résolution en ce sens, ce qui n’était pas
acquis. Pas de quoi cependant changer le monde, ni même de faire au
moins rêver !
Ne
s’étant pas rendu à Athènes – pour les
raisons évoquées plus haut – mais à Viseu (centre
du Portugal), pour un important meeting politique, José
Sócrates, le premier ministre Portugais, a pourtant cherché
à prononcer les mots qu’il fallait en cette circonstance.
Présentant l’intervention du FMI – car c’est ainsi
qu’est résumée celle du fonds de stabilité
européen auquel le FMI est associé – comme une atteinte
au « prestige » et à la
« dignité » d’un pays qui ne pourrait plus
se présenter au monde comme réussissant à
résoudre ses problèmes. Il faut donc en faire encore plus, au
nom de la patrie. Lundi, le taux de la dette portugaise à 10 ans
dépassait en séance les 7,5 %, ce qui épargne tout
commentaire, tant à propos de la dignité prochainement perdue
du pays que de celle déjà déchue des socialistes.
Il serait
toutefois très injuste de faire de ces derniers une cible exclusive,
particulièrement si l’on écoute David Cameron, le premier
ministre conservateur britannique. Il vient ainsi de présenter son
prochain budget dans News of the World comme étant le plus
favorable à la croissance. Nous ne sommes plus uniquement dans le
monde de la « Big Society » – qui vise au
démantèlement de l’action de l’État dans de
nombreux domaines sociaux et culturels – mais à
l’affirmation du budget « le plus pro-entreprise et
pro-affaires en une génération ». « Il va
y avoir un budget pour les hommes d’actions, les bourreaux de travail,
les constructeurs et les femmes d’affaires (…) Nous sommes en
train de baisser les impôts des entreprises et de régler le
cauchemar de la bureaucratie qui rend la vie impossible aux
entrepreneurs ».
Voilà
une belle description de l’avenir radieux promis aux Britanniques, qui
ont le privilège d’expérimenter dans sa version la plus
radicale la politique européenne de réduction à
marché forcée du déficit public et de restriction du
rôle de l’État (sans diminution de la pression fiscale les
concernant, mais au contraire avec une augmentation de la TVA).
Membres de la
coalition gouvernementale, les Lib Dem apportent leur pierre à cet
édifice, sur un mode propagandiste qui s’apparente à
celui du « tout le monde doit être propriétaire de sa
maison ! ». Dans cette nouvelle mouture, il s’agirait
de céder à bas prix des actions des banques partiellement
nationalisées et soutenues sur fonds publics, afin de les
reprivatiser. Coup double : les contribuables payeraient ainsi le remboursement
à l’État de ses mises de fond, au lieu d’être
remboursés, et ils deviendraient actionnaires des banques. Soucieux
désormais de leurs bénéfices pour recevoir des
dividendes ou revendre leurs parts valorisées, et non plus pourfendeurs
de leurs turpitudes. Pourquoi, en effet, combattre le capitalisme et les
capitalistes lorsque l’on est devenu l’un d’entre eux ?
Pourquoi vouloir également taxer le patrimoine lorsque l’on sera
propriétaire de son logement, à la garantie bancaire près
?
Il
s’agit d’une politique d’envergure générale,
déclinée suivant les contextes nationaux. François
Fillon, le premier ministre français, ouvrait dernièrement un
colloque sur le thème « Patrimoine et
fiscalité », destiné à mettre un peu
d’ordre dans les rangs de sa majorité sur les questions
fiscales. « Une passion française très
ancienne », s’est-il risqué à dire, pour
signifier que la bourgeoisie française a une tradition
s’agissant de l’argent : en parler le moins possible
ouvertement. Et qu’il serait bon de s’en souvenir. Voulant
ensuite prendre de la hauteur, il s’est interrogé :
« Qu’est-ce, au fond, que la justice
fiscale ? ». Pour tenter de faire la synthèse entre
deux conceptions, celle qui a pour objectif de réduire les inégalités
et celle qui prétend « prendre garde à ne pas
pénaliser le travail dont le fruit légitime est la constitution
d’un patrimoine »… Nous y voilà !
Le lointain
héritier de Philippe Séguin cherche un équilibre entre
les deux, afin de ne pas « opposer la création de richesses
et la cohésion sociale », « la valorisation du
travail de chacun et la solidarité nationale ». Que de
circonlocutions et d’enrobages ! Sans doute a-t-il le mieux
exprimé le fond de sa pensée en déclarant : «
Nous ne voulons pas d’une France où les classes populaires ne
pourraient plus rêver d’accéder au statut des classes
moyennes et les classes moyennes au statut des classes
supérieures ». S’il ne s’agit que de les faire
rêver, nous voilà rassurés…
Les ministres
européens des affaires sociales ont parallèlement
phosphoré à Bruxelles, à propos de
« l’âge effectif de la retraite et l’âge
effectif de la sortie du marché du travail ».
Qu’importe
les expressions contournées, le sens général de leurs
travaux ne fait pas mystère. Il s’agit d’étudier le
recul à 67 ans de l’âge de départ à la
retraite et de « réformer la fiscalité pour
qu’elle pèse moins sur le coût du travail ».
Afin que « les systèmes d’allocation de chômage
et autres prestations liées à l’emploi continuent
à assurer une protection correcte, quelle que soit la conjoncture
économique », ajoutant cependant que ces systèmes
devront « avoir la souplesse suffisante pour que les prestations
puissent être facilement ajustées aux fluctuations du cycle
économique ». Une chose et son contraire !
Il se met donc
progressivement en place un nouveau cadre, objet de toutes les
discrètes intentions. Mais, par ailleurs, la vie heureusement continue
!
Nommé
par le ministre des finances britannique, Ben Broadbent va accéder au
Comité de Politique Monétaire de la Banque d’Angleterre,
en remplacement de Andrew Sentance. Cette information pourrait être
considérée comme du pur remplissage, si Ben Broadbent
n’était pas présentement économiste chez Goldman
Sachs. Mais il est vrai qu’il émargeait
précédemment dans les livres de paye du ministère des
finances… Vous avez dit oligarchie ?
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*)
Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout
ou en partie à condition que le présent alinéa soit
reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste
presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs
et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il
le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
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