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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
La
crise européenne – puisque l’on ne dit plus grecque
– illustre l’impasse générale dans laquelle se
trouve celle de la dette publique occidentale dans son ensemble. Et, pour
faire bonne mesure, celle de la dette privée aussi, leurs sorts
étant liés. Car, si les projecteurs sont aujourd’hui
braqués sur la première, la seconde n’en est pas moins
toujours présente et pèse lourdement sur la situation. La
situation resserrée du crédit bancaire, relevée par la
BCE, est là pour le démontrer, qui contribue aux tendances
déflationnistes enregistrées.
Certes,
la dette publique européenne a des particularités. Pas
seulement parce qu’elle est partagée par plusieurs Etats au sein
d’une zone monétaire unique dont la construction est
incomplète, comme le relèvent souvent les observateurs, par
opposition aux ensembles intégrés que constituent les deux plus
importants débiteurs mondiaux, les Etats-Unis et le Japon. Mais
également parce qu’elle est pour l’essentiel
détenue en son sein même, à l’instar du Japon mais
à la différence des Etats-Unis, ce qui rend la situation
infiniment plus complexe.
Ce
qui est actuellement en discussion, au-delà du sauvetage de la
Grèce, c’est la possibilité de stopper l’effet
domino qui est redouté au sein de la zone euro. Une crainte
appuyée par le fait qu’il a été clairement
observé que l’épidémie se propage non seulement
sur le terrain propice de la dette souveraine, de pays à pays, mais
également via le tissu bancaire, pouvant atteindre ainsi directement
non seulement les pays les plus faibles mais également les plus
puissants, via leurs mégabanques. Cette
constatation alarmante, et sous-estimée, alimente les commentaires qui
tournent tous autour de la même idée : il faut faire
très vite quelque chose pour éviter cette contagion, car le
plan destiné à la Grèce ne pourra pas être
reconduit, s’il est nécessaire de sauver d’autres pays.
Aujourd’hui,
le paroxysme de la crise dépassé en raison du déblocage
de la situation, les bourses et les marchés respirent, les taux
se détendent. Au chevet des malades – le Portugal,
l’Espagne, l’Italie – les experts rivalisent de propos
apaisants et trouvent mille raisons pour dire que la situation de ces derniers
est toute différente de celle de la Grèce. Certes, mais
est-cela qui est en cause ? Qu’est ce qui permet d’affirmer, une
fois de plus, que tout est sous contrôle, vu ce que nous venons de voir
? La tension enregistrée aujourd’hui sur le marché
interbancaire, sur lequel les banques se prêtent entre elles des fonds
– montre bien que les leçons de la journée d’hier
n’ont pas été perdues pour tout le monde : elles se
défient à nouveau les unes des autres.
Les sommes en
jeu, afin de pouvoir demain faire face, sont estimées à environ
600 milliards d’euros, soit l’équivalent du programme
américain TARP (700 milliards de dollars), à la
différence près que la BCE n’est pas la Fed et ne peut
pas financer, au moins pour partie, un tel besoin. C’est dire
qu’il va falloir faire preuve de créativité.
Les
gouvernements européens, comme les instances européennes, ont
montré qu’ils étaient totalement dépassés
par les événements, à tel point qu’il a fallu au
directeur général du FMI et au président de la BCE aller
à Berlin pour convaincre les parlementaires allemands de
débloquer la situation ! Ce manque de réactivité
s’explique non seulement par leur incapacité à sortir de leur cadres de pensée, alors que les dogmes de la
théorie économique continuent de s’écrouler, mais
aussi à assumer la tâche qui leur est implicitement
confiée par les marchés : faire payer
l’addition par leurs administrés.
Car
son montant, on commence à le comprendre, est bien trop important pour
que cela soit possible sans créer les conditions d’une importante
crise sociale, personne ne pouvant se hasarder à dessiner les contours
de ses conséquences politiques. Ce qui reste en question
aujourd’hui, en filigrane, c’est comment trouver la recette pour
faire supporter une partie de l’addition au système financier
privé.
Des
expédients sont dans l’immédiat possibles
pour rendre moins douloureuse l’addition. La BCE peut décider de
baisser la garde et d’accepter comme collatéraux (pour le
refinancement des banques) des titres de la dette souveraine notés en
dessous du seuil fixé actuellement, par exemple. Les gouvernements
peuvent essayer de mettre sur pied un système de garanties
réciproques de leurs dettes, ce qui leur éviterait
d’aller sur les marchés et de devoir accepter des
conditions détériorées pour leurs emprunts.
L’émission d’obligations européennes pourrait
être également décidée. Enfin, il pourrait
être envisagé, sans enclencher la lourde et longue machine de la
révision des statuts de la BCE, de faire intervenir celle-ci sur le
marché secondaire des obligations d’Etat (les achetant non pas
aux Etats, mais aux banques).
Mais
toutes ces solutions ont en commun de nécessiter une décision
politique, dont il est peu crédible, si l’on considère ce
qui s’est passé pour la Grèce, qu’elle puisse
être prise avant que la crise ne s’approfondisse. Nous risquons
donc fort d’assister à une répétition des
atermoiements dont nous venons de sortir. Avec comme conséquence
similaire l’augmentation du coût de futures opérations.
En
fin de compte, pourra-t-on éviter de commettre un sacrilège et
de demander au système financier une contribution à son propre
sauvetage ? C’était déjà envisagé, de
manière très modeste, avec le projet de taxe sur les banques
qui a depuis lamentablement capoté. Alors que les démocrates
américains viennent de mettre de l’eau dans leur vin à ce
propos, afin de débloquer l’adoption de la loi de
régulation financière par le Sénat, les ministres des
finances du G20 n’ont pas pu se mettre d’accord sur cette
question lors de leur dernière réunion à Washington. Les
discussions qui ont eu lieu en Allemagne à propos du plan de sauvetage
de la Grèce sont instructives à cet égard. Que
demandaient, avant de se rallier au projet gouvernemental, le SPD (les
sociaux démocrates allemands) et certains parlementaires ? Et
qu’a refusé la Bundesbank ? Que les banques privées
allemandes soient mises à contribution pour prêter à la
Grèce, ce qui revenait, puisque le chiffon rouge d’un
défaut de remboursement était agité, à faire
prendre une partie du risque par celles-ci. Nous y revoilà
!
La
nouvelle mouture du plan de sauvetage de la Grèce, si elle se
confirme, revient à la placer pendant les trois années à
venir hors marché en lui garantissant des conditions de
prêt plus favorables. Une manière de reculer pour mieux sauter
et d’éviter dans l’immédiat un défaut, un
rééchelonnement de la dette (à la charge du
débiteur) et une restructuration (à celle des
créanciers). Si un autre pays prend la succession de la Grèce,
sans même attendre l’échéance du plan, qu’en
sera-t-il ?
La
situation des banques, nonobstant leurs résultats actuels qui cachent
leur faiblesse, reste très fragile. C’est en cela que les deux
bulles privée et publique sont toutes les deux aussi
menaçantes. La principale conséquence est que faire payer le système
financier pour ses propres turpitudes est plus complexe que l’on
pourrait simplement le concevoir. Il faut identifier un levier, et
l’actionner pour dégraisser le mammouth et réduire le
pouvoir de la finance et ses énormes capitaux flottants.
Lorsqu’on
évoque, comme plus haut pour la Grèce, la possiblité
d’une restructuration de la dette, il faut se rappeler qu’un pas
en avant en ce sens avait été fait, en 2002, lorsque la
directrice adjointe du FMI, Anne Krueger, avait
obtenu que soit adopté par le Comité monétaire et
financier international (CMFI) de celui-ci le principe d’un tribunal
des faillites, sur le modèle de la loi et du système
américain (dénommée chapter
eleven). Les autorités
américaines avaient coupé court, craignant que sa mise en pratique
puisse nuire à Wall Street. L’idée était
d’organiser sous la houlette d’une instance internationale
acceptée par tous la négociation de la restructuration et de la
décote de la dette d’un pays, rendue très difficile en
raison de la multiplicité des créanciers et de leur nature et
intérêts différents. L’inconvénient du
dispositif était qu’il prévoyait de facto de donner la
main aux plus importants d’entre eux, c’est à dire aux mégabanques.
Il
faudra très probablement y revenir, car l’autre
hypothèse, celle d’une poussée inflationniste, est fort
peu crédible. Non seulement en raison du fait que les milieux
d’affaires y sont farouchement opposés – on le voit aux
Etats-Unis, où ils souhaitent que la Fed relève au plus vite
ses taux, afin d’y faire obstacle, ayant tout à y perdre –
mais aussi et surtout parce que le contexte économique est très
nettement déflationniste. Le chiffon rouge de l’inflation ne
cache pas la protection des petits rentiers, derrière laquelle on se
réfugie ! Au contraire de l’inflation, qui touche tout le monde,
des renégociations structurées de la dette publique
permettraient d’appliquer des décotes
différenciées suivant la nature des créanciers et
d’ainsi mieux préserver certains.
Nous
n’en sommes pas là. Les mégabanques
s’activent plutôt pour empêcher toute tentative de taxation
– les dernières en date à monter au créneau
étant les banques suisses – et font l’assaut du
Comité de Bâle, des gouvernements et des banques centrales, afin
que les futures mesures visant à accroître leurs fonds propres
et leur qualité, ainsi qu’à réduire les effets de
levier (les ratios d’endettement) soient repoussées à
plus tard et revues à la baisse. Ceci sans prendre en compte
l’âpre bagarre qui se déroule dans les coulisses entre
banques européennes et américaines, chacune défendant la
conception des mesures à prendre qui les avantage.
Recevant
le prix du « Leadership des affaires » à
Washington, Josef Ackermann, président du directoire de la Deutsche Bank,
vient de demander que les réformes financières
« n’étouffent pas l’économie en
étouffant le système bancaire ». Voilà la
ligne de défense que l’on entend partout: « le
système bancaire devrait pouvoir fournir du capital, flux vital de
l’activité économique ». Chiche, et à
son plus juste prix !
La
discussion sur la meilleure manière d’éviter une nouvelle
crise (comme si celle qui est en cours était terminée !) ne
peut que rebondir. Ce qui restera dans la loi américaine de
régulation financière, une fois adoptée, va être
à tous égards pitoyable, notamment
à ce propos. La conception même de la réglementation Volcker était en soi déjà tout
un poème, puisqu’elle reposait sur l’idée que
l’on allait tracer une frontière entre un secteur bancaire sain
et protégé et un autre qui pourrait s’adonner en toute
liberté à ses folies, et qui pourrait être laissé
à son inévitable triste sort. La traduction qui va en
être faite dans la loi va rendre le tracé de cette
frontière extrêmement hasardeux, laissé à
l’appréciation du régulateur, plus concrètement
dans les mains de la Fed. Et la problématique de l’aléa
moral – la certitude qu’ont les grands
banques qu’elles devront être sauvées quoi qu’elles
fassent – restera sans solution.
L’interdiction
de tout pari sur les fluctuations de prix aurait pour effet, comme une taxe
sur les transactions financières (une mesure bien moins radicale),
d’entamer la drastique cure d’amaigrissement financière
qui est la seule issue. Une renégociation d’ensemble de la dette
publique, sans que le montant de celle-ci soit soumise à
l’appréciation des agences de notation, sans que soit
utilisée la planche à billet des banques centrales, ou sans
qu’une autre échappatoire soit trouvée telle la
proposition du FMI de financer la dette des Etats par la création
d’une nouvelle monnaie, serait incontestablement la meilleur porte de
sortie. Elle réparerait cette iniquité flagrante qui veut que
les banques sont financées hors marché par les banques
centrales et que les Etats n’y sont que très partiellement,
quand les banques centrales achètent de la dette souveraine (ce qui
n’est pas le cas au sein de la zone euro). On est, bien
évidemment, très loin de cette renégociation.
Incorrigibles,
à court de munitions dans leur arsenal de mesures monétaires,
il se profile que les plus hautes autorités – quand elles sont
éclairées et à condition que cela n’entre pas en
contradiction frontale avec leurs intérêts nationaux (comme
c’est le cas pour les Etats-Unis) – vont chercher de nouvelles solutions
dans ces entrepôts-là. Prochainement, on va beaucoup reparler de
la réforme du système monétaire international. Le FMI va
tenir en mai prochain une conférence à ce propos avec la Banque
nationale suisse (BNS); Nicolas Sarkozy a l’intention d’en faire
le cheval de bataille de sa future présidence du G20. Mais cela va se
limiter, dans l’immédiat, à agiter des projets, à
évoquer des principes, sans que rien ne puisse aboutir à court
terme. Et quand bien même, cela ne réglerait pas le
problème des bulles privée et publique existantes.
La
crise de la dette publique, elle, ne va donc pas attendre. Prévoyant
une hausse des taux des T-bonds américains, Peter Orszag,
le directeur du budget de la Maison Blanche, vient de déclarer
à propos de la dette américaine que « le
problème essentiel auquel nous sommes confronté est que nous
devons nous assurer d’agir avant que cette pression ne devienne une
crise (…) Car si nous voulons mettre un terme à
l’évolution de ce type de crise que franchement nous voyons dans
d’autres pays dans le monde aujourd’hui, la situation sera
beaucoup plus déplaisante qu’en s’y attaquant à
temps ».
Barack Obama vient d’installer une « Commission
nationale pour la responsabilité budgétaire et la
réforme », afin de proposer au Congrès d’ici
au 1er décembre des pistes d’économies.
« L’heure de vérité approche »
a-t-il dit à cette occasion, en affirmant que « tout doit
être sur la table ». Annonçant des hausses d’impôts,
Ben Bernanke a été plus explicite en
déclarant : « Aucune prévision crédible
ne permet de penser que le futur rythme de croissance de
l’économie américaine sera suffisant pour réduire
(le déficit) sans que l’on modifie profondément la
politique budgétaire ». Toute la question sera d’y
procéder sans porter atteinte, dans un pays où la consommation
des particuliers, et donc leurs revenus, joue un rôle aussi grand dans
la croissance économique.
Avant
les Américains, les Européens ne vont pas pouvoir éviter
d’en venir à la conclusion que cette piste-là n’est
pas à elle seule la solution. L’addition va être
partagée, la bagarre va consister à déterminer où
le curseur va être placé. Le test grec, de ce point de vue, va
être suivi de près, afin d’essayer de déterminer la
charge maximale qui va pouvoir être supportée par les Grecs
eux-mêmes. Le poids de ce que les économistes appellent si
joliment des « ajustements fiscaux ». D’autant
que, à peine remis de leurs frayeurs, pour les faire payer, les uns et
les autres en rajoutent sur les sacrifices qui vont devoir être
consentis.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières
années dans le milieu bancaire américain en tant que
spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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