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Karl Marx a fameusement
émis l'hypothèse que le système capitaliste comporte des
contradictions internes qui provoquent des crises économiques et qui
mèneront inévitablement à son autodestruction. Alors que
nous entrons dans une période de bouleversements économiques
qui pourraient rivaliser avec ceux de la Grande Dépression, cette
thèse revient à la mode et s'exprime de diverses façons.
Même la plupart de ceux qui ne souhaitent pas renverser le capitalisme
en acceptent la prémisse, celle de l'instabilité chronique de
ce système. Une instabilité que l'État aurait la
responsabilité de tempérer en intervenant pour sauver le
capitalisme de ses contradictions.
Pratiquement tous
les gouvernements du monde sont intervenus d'une façon ou d'une autre
en 2008 pour imposer de nouvelles couches de réglementation et
« injecter » des centaines de milliards de dollars de
fonds publics ou de crédit créé par les banques
centrales pour relancer une économie en panne. On ne se surprendra
évidemment pas de voir des gouvernements de gauche profiter de cette
crise pour instaurer de nouvelles mesures étatistes. Mais même
des gouvernements perçus comme étant plus favorables aux
principes de marché ont emboîté le pas. Aux
États-Unis, le président George W. Bush et son
secrétaire au Trésor Henry Paulson
ont ainsi présidé à la plus gigantesque intervention
étatique dans l'économie de l'histoire du monde dans le but de
sauver les marchés financiers de la déroute. Le
président français Nicolas Sarkozy parle quant à lui de
« refonder » le capitalisme.
Il s'est aussi
trouvé beaucoup de défenseurs traditionnels du libre
marché pour appuyer les interventions des gouvernements. De nombreux
économistes partisans des théories de Milton Friedman ont
plaidé pour des injections monétaires dans le système
financier. Mark Mullins, le patron de l'Institut Fraser de Vancouver, le plus
important think tank canadien
défendant des politiques s'appuyant sur le libéralisme
économique, a écrit dans le National Post que
« (t)he capitalist
system that has created
the greatest prosperity
and quality of life in history
is inherently cyclical and emotional [...] (1) » et s'est dit en faveur
de certaines formes d'interventions.
Il semble qu'il n'y
ait plus personne qui doute que le système capitaliste n'a rien de
naturel et que son existence est tout sauf une fatalité. La seule
alternative qui s'offre à nous est soit de le laisser s'effondrer (ce
que seule une minorité d'anticapitalistes radicaux souhaite), soit de
le renflouer en ayant recours à l'intervention de l'État.
Je voudrais toutefois
proposer un point de vue tout à fait à l'opposé: la
crise actuelle, comme toutes les précédentes, n'a rien à
voir avec le capitalisme mais a été provoquée et est
alimentée par l'intervention de l'État dans l'économie.
Le capitalisme, loin d'être un système instable et sujet
à des crises cycliques, se définit au contraire par un ensemble
de mécanismes autorégulateurs qui assurent sa stabilité.
Et si on ne peut affirmer que le monde s'en va fatalement vers plus de
capitalisme, un retour à ses principes est inévitable si nous
souhaitons que l'avancement de la prospérité et de la
civilisation que nous avons connue ces derniers siècles se poursuive.
J'utilise ici le terme
« capitalisme » de manière interchangeable avec
« économie de marché »
ou « libéralisme économique »,
c'est-à-dire un système caractérisé par la propriété
privée, la liberté d'entreprendre et de commercer, et une
intervention minimale de l'État dans l'économie. Ma perspective
est celle de l'école d'économie autrichienne, qui regroupe les
penseurs les plus radicalement opposés à l'étatisme et
en faveur de l'économie de marché. Ses principaux penseurs sont
Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Murray Rothbard.
Alors qu'il semble y
avoir unanimité sur les défaillances du capitalisme lorsqu'on
écoute les discours des politiciens et les analyses des journalistes
et des experts conventionnels, les positions très minoritaires des
économistes autrichiens ont tout de même suscité un
regain d'intérêt depuis le début de la crise. Pour une
raison bien particulière: ils ont été parmi les rares
économistes à la voir venir au cours des dernières
années, tout comme leurs prédécesseurs Hayek et Mises
avaient annoncé la fin inévitable de l'euphorie des
« années folles » et la récession
à venir à la fin des années 1920. Depuis des
décennies déjà, les économistes de l'école
autrichienne nous mettent en garde contre les conséquences
néfastes d'avoir un système monétaire
contrôlé par une banque centrale et fondé sur une monnaie
fiduciaire, c'est-à-dire une monnaie qui ne s'appuie sur aucune
contrepartie métallique comme l'or et qui peut facilement être
manipulée. En plus de ses désavantages évidents (hausses
constantes des prix, dépréciation de la monnaie, etc.), ce
système a tendance à favoriser un crédit facile et des
taux d'intérêt maintenus artificiellement bas, ce qui envoie des
signaux de marché faussés aux consommateurs et aux investisseurs
et exacerbe les cycles économiques.
Non seulement la
banque centrale crée-t-elle constamment de l'argent à partir de
rien pour accroître la masse monétaire, mais le système
de réserves fractionnaires permet aux institutions financières
d'augmenter encore plus la quantité de crédit qui circule dans
l'économie. Lorsque la création monétaire est soutenue,
une bulle financière émerge qui se nourrit d'elle-même,
des prix plus élevés permettant aux propriétaires de
titres gonflés de dépenser et d'emprunter davantage, ce qui
amène une création additionnelle de crédit, ce qui fait
grimper encore plus les prix, et ainsi de suite.
Les économistes
de l'école autrichienne sont les seuls à avoir
développé une théorie cohérente expliquant
l'effet de l'inflation monétaire sur les cycles économiques.
Ils notent qu'à mesure que les prix deviennent de plus en plus
faussés, des malinvestissements, soit des
investissements qui n'auraient pas été faits dans les
conditions normales du marché, finissent par s'accumuler. La
surabondance de crédit fait en sorte que des décisions de plus
en plus risquées sont prises dans le but d'accroître les
rendements, et l'effet de levier atteint des niveaux dangereusement
élevés. Nous avons connu de telles périodes de boom
durant les années 1990, puis au cours des années 2000 à
la suite de l'effondrement des secteurs des nouvelles technologies.
Ce sont les politiques
monétaires expansionnistes de la Fed sous Alan Greenspan
(copiées à divers degrés ailleurs dans le monde) qui
expliquent ces phases de boom et de krach, et non
« l'instabilité inhérente au système
capitaliste ». Ce sont elles aussi qui ont entraîné
en bonne partie le taux d'endettement énorme des Américains,
autant au niveau des ménages que du pays; leur taux d'épargne
nul; une consommation excessive, notamment de biens importés, qui ne
pouvait se poursuivre indéfiniment; un déficit
systématique des comptes courants; et une spéculation
effrénée dans les secteurs immobilier et financier en particulier,
où la présente crise a éclaté.
Durant cette phase de
spéculation exacerbée, tout le monde semble croire que le boom
se poursuivra indéfiniment. Les seuls qui prédisent que cela
finira mal sont les Autrichiens.
Les booms
inflationnistes de ce type font partie du paysage économique depuis
que les gouvernements interviennent dans le domaine monétaire,
c'est-à-dire depuis des centaines d'années, mais de
façon plus marquée encore depuis la création des banques
centrales et l'abandon de l'étalon-or, qui imposait des limites
à la capacité de créer de la monnaie et du crédit
à partir de rien.
Que devrait-on faire lorsque ce château de cartes commence à
s'effondrer, soit à cause d'une série de faillites ou parce que
la banque centrale craint de perdre le contrôle de l'inflation et met
un frein à la croissance monétaire? Il est évident que
le crédit artificiellement gonflé va s'amenuiser, puisque tout
le monde voudra se retirer des projets trop risqués, demandera le
remboursement des prêts ou placera ses fonds dans des endroits plus
sécuritaires. On n'en sort pas: les malinvestissements
doivent être liquidés; les prix doivent retomber à des
niveaux plus réalistes; et les ressources engagées dans des
projets improductifs doivent être libérées et
transférées à des secteurs où il existe une
demande réelle. Ce n'est qu'à ce moment que les capitaux
redeviendront de nouveau disponibles pour des investissements profitables.
Selon les
économistes autrichiens, il est inutile de tenter d'empêcher ce
réajustement de la production. Les entreprises autant que les
individus et les gouvernements doivent cesser de dépenser de l'argent
qu'ils n'ont pas, arrêter de s'endetter et
rembourser leurs dettes, recommencer à épargner et investir
dans des processus de production qui correspondent à une demande
réelle et non à une demande artificielle gonflée par le
crédit facile.
Les dogmes
keynésiens et monétaristes favorables à l'inflationnisme sont toutefois presque universellement
acceptés aujourd'hui et au lieu de laisser cette purge se poursuivre,
les gouvernements et la majorité des économistes
considèrent qu'il faut à tout prix empêcher une
contraction du crédit et de la demande.
La justification pour
intervenir semble toujours s'appuyer sur la peur de revivre la Grande
Dépression. Si nous laissons trop d'institutions s'effondrer pour
cause d'insolvabilité, nous dit-on, il y a risque d'un effondrement
généralisé des marchés financiers, ce qui
entraînerait un assèchement complet des flux de crédit et
des effets catastrophiques sur tous les secteurs de la production. Cette
opinion, que partagent Ben Bernanke, Henry Paulson,
et une bonne partie de l'establishment politique et économique de
droite, se fonde sur la thèse de Milton Friedman selon laquelle la
Réserve fédérale aurait provoqué la
Dépression en n'injectant pas suffisamment d'argent dans le
système financier suite au krach de 1929.
Même si
l'analyse des causes n'est pas exactement la même, les solutions
proposées par les monétaristes sont très semblables
à celles des keynésiens. Dans une telle situation de crise, les
deux principales écoles de pensée économique de la
« gauche » et de la « droite »
s'entendent pour appuyer des interventions des gouvernements dans le but de
« soutenir la demande » – un objectif totalement
absurde du point de vue autrichien, selon lequel il est inutile de soutenir
artificiellement la demande si les processus de production existants ne
correspondent pas à une demande réelle et ne sont pas
rentables. Pourquoi devrait-on par exemple soutenir la demande pour des
maisons dont les prix ont gonflé à des niveaux astronomiques et
dont les acheteurs non solvables ont été subventionnés?
Les prix doivent au contraire redescendre à des niveaux normaux et les
contribuables n'ont pas à payer pour ceux qui ont pris des
décisions trop risquées, individus ou institutions
financières.
Depuis le
déclenchement de la crise, les gouvernements ont toutefois suivi les
recommandations interventionnistes de la presque totalité des
économistes, qu'ils soient de gauche ou de droite. Ils
procèdent donc à des injections de
«liquidités» dans le secteur bancaire et lancent divers
plans de sauvetage des banques en difficulté et du secteur financier
en général, dont le rôle crucial dans la transmission et
l'allocation du crédit ne doit pas être compromis. Maintenant
qu'il s'est avéré que ces mesures sont insuffisantes pour
empêcher la contraction du crédit, parce que les investisseurs
échaudés se retirent du marché et que les institutions
financières refusent de s'exposer davantage et accumulent des
réserves au lieu de faire des prêts risqués dans un
contexte d'incertitude, les gouvernements cherchent à intervenir plus
directement.
À l'automne
2008, pour faire suite au plan Paulson voté
par le Congrès de 700 milliards de dollars de soutien au secteur
financier et à de nombreux plans de sauvetage ciblés comme
celui de Bear Sterns et Citigroup, le gouvernement américain et la Fed ont
ainsi annoncé un autre plan de 800 milliards de dollars, celui-là
pour soutenir directement le crédit à la consommation. La Fed
ne joue plus simplement le rôle traditionnel d'un prêteur de
dernier recours pour les banques; elle achète maintenant directement
des obligations adossées à des hypothèques et d'autres
types de dettes de divers prêteurs institutionnels pour leur permettre
de se débarrasser de ces prêts et d'obtenir en échange
des fonds qu'ils pourront prêter de nouveau.
Ce faisant, elle
injecte encore des quantités gigantesques de faux crédit dans
l'économie. Elle force les taux d'intérêt à se
maintenir artificiellement bas, alors qu'ils devraient remontrer pour
refléter la rareté relative du crédit depuis le
début de la crise. Et elle ralentit le processus de normalisation des
prix et de liquidation des malinvestissements qui
est nécessaire pour que l'économie retrouve un certain
équilibre.
Logiquement, le
crédit des uns doit nécessairement être l'épargne
– c'est-à-dire un report à plus tard de la consommation
permettant de rendre des ressources disponibles – des autres. Et ce
crédit doit être alloué à ceux qui ont une
capacité de le rembourser, pas simplement pour soutenir une
consommation irresponsable. Sinon, tout ce qu'on crée avec ce faux
crédit, c'est de l'inflation monétaire.
Cette logique
économique de base ne tient toutefois plus dans la situation actuelle
d'hystérie politique. La source même du problème –
le crédit surabondant – est fallacieusement
considérée comme sa solution. Les gouvernements tiennent
absolument à faire quelque chose, et ils ont décidé de
tenter futilement de prolonger le boom artificiel des dernières
années. Ils ne font ainsi que continuer de creuser plus
profondément le trou dans lequel nous nous trouvons. Le
réajustement nécessaire n'en sera que plus prolongé et
dévastateur pour plus de gens, comme l'a été la Grande
Dépression à cause d'interventions semblables du gouvernement
Roosevelt.
Les partisans de
Milton Friedman, qui sont généralement considérés
comme des défenseurs radicaux du libre marché, sont en fait,
d'un point de vue autrichien, des étatistes au même titre que
les keynésiens lorsqu'il est question de monnaie et de cycles
économiques. Contrairement aux Autrichiens, ils n'ont jamais développé
de notion de malinvestissement. Ils ne
soulèvent jamais de préoccupations pendant le boom – on
les entend plutôt célébrer la grandeur du capitalisme
à ce moment – et ne comprennent pas non plus pourquoi il
mène inévitablement à un krach. Ils ne voient que
l'assèchement du crédit et blâment la Fed de ne pas avoir
suffisamment injecté de liquidités pour le prévenir.
Friedman – qui,
contrairement à sa réputation, n'était pas un ennemi
acharné de l'inflation monétaire, mais proposait simplement une
façon de mieux la contrôler en temps normal – avait non
seulement une compréhension déficiente des cycles
économiques, mais il avait tort en affirmant que la Fed n'était
pas suffisamment intervenue durant la Dépression. Elle a tenté à
plusieurs reprises de gonfler la quantité de crédit, mais
celle-ci a tout de même diminué pour différentes raisons.
Il s'agit là d'une différence d'interprétation cruciale
entre les écoles autrichienne et de Chicago.
Comme Friedrich Hayek
l'a écrit en 1932, « au lieu d'encourager la liquidation
inévitable des malinvestissements
provoqués par le boom au cours des trois dernières
années, tous les moyens concevables ont été
utilisés pour empêcher que ce réajustement se fasse; et
l'un de ces moyens, qui a été essayé à plusieurs
reprises bien que sans succès, des premières jusqu'aux plus
récentes phases de la dépression, est celui d'une politique
délibérée d'expansion du crédit. [...] Tenter de
combattre la dépression par une expansion forcée du
crédit équivaut à tenter de résoudre le
problème en ayant recours aux méthodes qui l'ont
créé...(2) »
Les étatistes
de gauche et de droite dominent presque totalement le débat sur les
solutions à apporter à cette crise. Les seules
différences ont trait à la vitesse avec laquelle les
gouvernements doivent intervenir et l'ampleur des
interventions: grosses, énormes ou gigantesques. Il revient donc
aux seuls adhérents de l'école d'économie autrichienne
aujourd'hui de défendre de manière cohérente le
capitalisme et les vertus du libre marché.
À l'encontre de
toutes les autres écoles, ils prétendent que ce n'est pas le
capitalisme qui est instable, mais plutôt l'interventionnisme. Ils sont
les seuls à pointer vers les banques centrales – dont on oublie
qu'elles sont des organismes bureaucratiques de planification
centralisée d'un secteur de l'économie, celui qui concerne la
monnaie – comme source de cette instabilité. Et ils sont les
seuls à dire que la solution aux crises provoquées par un
gonflement artificiel du crédit n'est pas d'intervenir davantage pour
maintenir le crédit gonflé et soutenir la demande, mais
plutôt de permettre la liquidation des malinvestissements
et de laisser les marchés se réajuster.
L'évolution de
notre civilisation vers le capitalisme n'est certainement pas une
fatalité. Au contraire, l'interventionnisme semble se nourrir de sa
propre instabilité. Les crises qu'il provoque sont autant de
justifications pour les gouvernements d'intervenir davantage. Il est clair
que la crise actuelle, comme celle des années 1930, ajoutera à
nos vies une nouvelle couche de structures bureaucratiques et de restrictions
de toutes sortes qui demanderont peut-être des décennies
à déconstruire. Mais si nous voulons sortir de ce cercle
vicieux et retrouver une prospérité stable et durable, seul le
capitalisme pourra nous y mener.
* Ce texte
paraît dans le numéro printemps-été 2009 de la
revue québécoise Argument. Il reprend des arguments
sur les causes de la crise financière que j'ai défendus dans
des articles publiés sur le Blogue du QL l'automne dernier.
1. Mark
Mullins, «The worst is over», The National Post, 18 nov. 2008.
2. Friedrich A. Hayek, Prices and
Production and Other Works, Auburn, Alabama, Ludwig von Mises Institute, 2008, p. 6. Je traduis. (Première parution dans la préface de Monetary Theory and the
Trade Cycle, Londres, Jonathan Cape, 1933.)
Martin
Masse
Le Quebecois
Libre
Tous
les articles de Martin Masse
Martin
Masse est né à Joliette en 1965. Il est diplômé de
l'Université McGill en science politique et en études
est-asiatiques. Il a lancé le cybermagazine libertarien
Le Québécois Libre
en février 1998. Il a été directeur des publications
à l’Institut économique de Montréal de 2000
à 2007. Il a traduit en 2003 le best-seller international de Johan Norberg, Plaidoyer
pour la mondialisation capitaliste, publié au Québec par
l'Institut économique de Montréal avec les Éditions
St-Martin et chez Plon en France.
Les vues présentées par
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