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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Ces
mois de crise qui n’en finissent pas, et ne sont pas prêts de le
faire, auront déjà été l’occasion de
multiples et étonnantes découvertes. Non pas en raison de
l’attitude de ses principaux acteurs – sans surprise, la plupart d’entre
eux restant rigoureusement dans leur rôle – mais à cause
de l’inventaire en cours des petites merveilles que contient la
boîte à outils de la finance, désormais que son couvercle
est un peu ouvert.
Il
est devenu courant, parfois même dans les milieux
bien-pensant, d’évoquer la partie fantôme du
monde de la finance et de reconnaître qu’un secteur important de
celle-ci échappe, faute d’être à ciel ouvert,
à toute inventaire. De la même manière que l’on
s’est mis à parler de l’économie réelle,
comme si une partie d’entre elle ne l’était pas. Des
esquisses de la finance fantôme peuvent commencer à
être tracées, en s’appuyant sur de premiers repères
: centres non coopératifs (paradis fiscaux), structured investment
vehicles (structures de parking d’actifs),
hedge funds
(mercenaires de la finance), etc… On parvient
à distinguer dans ces coulisses dépourvues de tout
éclairage un petit monde assez mystérieux qui actionne toute
une machinerie complexe aux rouages qui nous dépassent. Jouant de
commodités semble-t-il d’autant plus décisives
qu’elles restent dans l’ombre. On finit par pressentir que le
monde visible de la finance a un double qui ne l’est pas, et qui joue
pourtant un rôle fonctionnel. Etablissant le parallèle avec le
double langage que les membres de sa confrérie pratiquent couramment,
s’étant donné entre initiés des raisons
d’être distinctes de celles qu’ils affichent pour la
galerie (soutenir l’économie).
Tout
ceci n’est pas sans alimenter une abondante production fantasmatique.
Ou alimenter une profonde méfiance, davantage justifiée.
Imposant de garder résolument ses pieds sur terre !
Dans
le vaste magasin de la finance, le rideau a également
été écarté sur de dangereuses trouvailles, comme
le sont les produits structurés. A propos de leur conception,
on a beaucoup crié à une manifestation du génie de la
finance, encensant et rémunérant en conséquence de
supposés bons génies, alors que c’étaient les
mauvais qui avaient gagné (et qui continuent néanmoins
d’exiger comme due une gratification obscène).
Au
fil de ces découvertes, l’activité financière
s’est aux yeux de tous de plus en plus apparentée à un
casino. Pourvue de salles et de jeux d’argent adaptés aux moyens
de ceux qui y pénétrent, réservés
selon les cas aux boursicoteurs du dimanche ou aux traders de haut vol, munis
de machines à sous dissimulant derrière un mode d’emploi
anodin de redoutables mécanismes (destinés à ce que la
banque gagne mais ne pouvant éviter que parfois elle saute). Dans des
salons privés ont été entre-aperçus des dark pools, ces clubs, qui pullulent par
dizaine aux Etats-Unis, auxquels adhèrent de gros joueurs voulant se
prémunir durant leurs longues parties des interventions intempestives
des troubles-fêtes. Enfin, tout aussi
discrets, une nouvelle génération de joueurs s’est assise
aux tables de jeux, sans y être invitée : les pratiquants
du high frequency
trading, un nouveau club de parvenus qui
bousculent leurs aînés du trading et
veulent rafler l’essentiel de la mise.
C’est
là où nous voulions en venir. Pour tenter de mieux
évaluer l’utilisation de cette nouvelle technologie, qui fait
fureur aux Etats-Unis où elle est née, et qui depuis se
répand en Europe. Elle s’appuie sur l’utilisation
d’algorithmes sophistiqués et la mise en oeuvre
de capacités informatiques très performantes, afin de
réaliser à très grande vitesse un nombre faramineux de
transactions et d’accumuler au final beaucoup d’argent
grâce à de très faibles gains captés lors de
chacune de ces fugaces opérations d’achat-vente d’actifs
(que l’on appelle flash orders). Une
disposition prise en 2000, qui est apparue comme secondaire, a
été l’un des éléments techniques
déclenchant du HFT, lorsqu’il a été
décidé que les transactions seraient effectuées selon
des prix calculés à deux décimales près
après la virgule ! Ouvrant la voie à la l’accumulation
des mini-profits résultant des flash
orders. Trois chiffres à ce
propos : 1 milliard d’actions seraient traitées ainsi
quotidiennement, soit 60% du volume des transactions boursières sur
les places boursières américaines, pour un
bénéfice annuel estimé à 21,8 milliards de
dollars. Quelques noms des principaux acteurs aussi. Goldman Sachs et Citigroup sont les plus connus, mais il faut
également retenir les noms des principaux nouveaux venus : GETCO,
Tradebot, et Citadel Investment Group.
Une
réflexion a été engagée aux Etats-Unis à
propos du high frequency
trading (tentons un acronyme de plus: HFT),
donnant lieu à des prises de position de membres du Congrès,
comme le sénateur Ted Kaufman, ou de l’administration, ainsi
qu’à des enquêtes journalistiques s’efforçant
de plonger dans le milieu assez opaque de ceux qui le pratiquent, et de
donner la parole à ceux qui s’interrogent, ou même le dénoncent.
Ce billet doit notamment à celle des journalistes de Reuters. La SEC,
l’agence gouvernementale chargée de réguler les
marchés boursiers, a entamé une réflexion et devrait
rendre publiques ses conclusions début de l’année
prochaine. On verra bien.
C’est
Paul Krugman qui a été à la
fois le plus simple et le plus définitif dans son appréciation.
Faisant remarquer que si la raison d’être des marchés
boursiers était d’apporter des capitaux aux entreprises et
à l’économie, il ne voyait pas très bien en quoi
le HFT pouvait d’une quelconque manière y contribuer.
Mettant le doigt sur une question de plus en plus souvent à juste
titre posée : à quoi sert la finance moderne
? Il est en effet clair que les rendements de cette nouvelle
activité ne résultent pas de la rentatibilité
des entreprises ainsi et des dividendes qu’elles distribuent !
Cela renvoie aux remarques acides de Lord Turner sur l’utilité
sociale de certaines activités financières, une question
centrale laissée sans réponse et dont il n’est pas besoin
d’être un financier pour la partager.
Le
débat américain est toutefois assez embrouillé, quand on
l’aborde. Car nul ne sait trop la réalité des incidences
du HFT sur les marchés et cela se ressent. D’autant que
les traders de la vieille école, menacés dans leur business, se
joignent au concert des voix qui s’élèvent pour le
dénoncer, annonçant que leur activité se meurt, sous
l’effet de sa montée en puissance, et l’on peut envisager
qu’ils chargent un peu la barque.
Argument
de choc de ses défenseurs : la liquidité, cette vertu cardinale
des marchés, est appelée à la rescousse. Ceux-ci font
valoir l’importance décisive de leur contribution dans ce
domaine, qui repose sur une idée toute simple : plus les actifs
changent de main souvent avec un bénéfice au passage, plus le
business est florissant. A l’inverse, cela coule de source (ou
plutôt n’y coule pas), l’absence de liquidité
d’un titre provient du fait qu’il n’est pas
négociable sur le marché, qu’il n’y a pas
d’acheteur pour lui.
Le
dossier présenté par les opposants est plus
étoffé, mais a besoin d’être mieux établi.
Il repose en effet plus sur des interrogations que des faits, tant en raison
de la nouveauté de la pratique que de la discrétion
extrême dont s’entourent ses auteurs (qui la justifient au nom de
la protection de leurs technologies maison, le ticket d’entrée
n’étant pas élevé – moins d’un million
de dollars – et la concurrence féroce). On se rappelle
également, sur ce registre, l’épisode rocambolesque de l’arrestation
par le FBI de l’employé de Goldman Sachs accusé
d’avoir volé du code informatique destiné à la
programmation du HFT.
Cela
n’empêche pas le procès d’être engagé.
Ni les critiques d’évoquer le risque de l’introduction de
codes informatiques malveillants venant créer des réactions en
chaîne incontrôlables et le chaos au sein des marchés
boursiers (en référence au lundi noir de 1987). Et, plus
généralement, de considérer que le HFT est
générateur d’un risque systémique de plus dans un
monde qui s’inquiète déjà de son accroissement.
D’autres
fortes et plus précises accusations sont également
portées, évoquant des pratiques pouvant être criminelles,
c’est à dire de délits d’initiés d’un
type nouveau. Faisant des opérateurs de HFT des initiés
par le biais de l’analyse informatique accélérée
de l’énorme masse des transactions disponible, permettant de
déceler des opportunités avant même les traders
classiques, et de prendre leur bénéfice avant que ces derniers
ne puissent intervenir. Le Nasdaq Stock Market
produit à lui seul environ 50 giga-octets d’informations tous
les jours, qui se mesurent en nanosecondes (un milliardième de
seconde), ce qui donne une idée de l’ampleur des données
analysées. Plus précisément, les investisseurs
institutionnels se plaignent de la pratique des opérateurs de HFT :
le taux très élevé d’annulation des ordres
enregistré suggérant que leurs algorithmes sont utilisés
pour analyser les flux d’ordres en attente, avant d’agir. Plus de
90 pour cent des ordres présentées à la Bourse de New
York par les entreprises de haute fréquence sont en effet
annulés, selon un responsable de NYSE Euronext. Il y a donc tricherie,
est-il considéré. Interrogé par l’agence Reuters
dans le cadre de sa récente enquête, un trader ayant requis
l’anonymat a eu ce commentaire définitif : « ils
ne devinent pas ce qui va se passer, ils ne spéculent pas non plus,
ils savent, tout simplement… ».
Enfin,
il a été mis en évidence que le nombre des transactions
avait très notablement baissé (tandis que les écarts
s’étaient creusés à la cotation), lorsque la SEC
avait l’année dernière brièvement interdit les
ventes à découvert sur les titres financiers, et que les
opérateurs de HFT avaient simultanément levé le
pied, liant donc ces deux pratiques de manière indiscutable. Pour
preuve supplémentaire, le mouvement inverse était apparu
lorsque les dites mesures avaient été arrêtées.
Ce
débat, qui va rebondir, et les informations qu’il permet de
recueillir, contribue à l’acquisition d’une vue
d’ensemble, sous tous ses aspects, de la finance moderne. Celle-ci
exerce désormais son activité de manière très sophistiquée
et, de fait, souvent hors de tout contrôle possible des
régulateurs, notamment en raison de son extrême
complexité, de sa rapidité, et de ses interactions. Sauf
à ce que des interdictions très strictes soient
promulguées à la base même de son activité et
qu’une surveillance sans complaisance ni relâche soit
effectuée. Une démarche totalement à
l’opposé de celle qui a été adoptée.
Le
high frequency trading n’est à cet égard que
l’un des petites pièces du grand puzzle, pas encore totalement
reconstitué mais qui prend déjà forme, du capitalisme
financier d’aujourd’hui. L’image qui se dessine est celle
d’une activité qui prétend n’obéir
qu’à ses propres lois, s’affranchir de toutes les
tutelles, s’imposer sans se soucier de ses conséquences
dévastatrices et ne profiter au final qu’à une toute
petite minorité, prenant sous sa coupe et en otage tous les autres.
Prétendant exercer une forme d’asservissement moderne (au sens
propre de la servitude), dont l’objectif est de régner en
utilisant tous les leviers d’un contrôle social de plus en
entêtant, omniprésent et sophistiqué. Non sans parvenir
à une incontestable intériorisation de sa domination, la crise
sociale montante étant l’occasion d’en mesurer
l’intensité.
Paul Jorion
pauljorion.com
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les articles par Paul Jorion
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
Les vues
présentées par Paul Jorion sont les
siennes et peuvent évoluer sans qu’il soit nécessaire de
faire une mise à jour.
Les articles présentés ne constituent en rien une
invitation à réaliser un quelconque investissement. . Tous droits réservés.
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