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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
De
réunion en réunion, les gouvernements de la zone euro ne sont
toujours pas parvenus à lever le veto de l’Allemagne, dont
l’objectif est de pousser la Grèce dans les bras du FMI, afin de
ne pas être financièrement impliqué dans son sauvetage,
et de défendre ce que l’on commence à appeler le deutscheuro.
Une
téléconférence de l’Eurogroup
doit avoir lieu ce dimanche à 14 heures, sans attendre la
réunion des ministres du week-end prochain de Madrid, la situation
réclamant qu’une décision soit prise sans tarder.
C’est sans doute la réunion de la dernière chance, la
Grèce n’ayant ensuite plus comme issue que de demander tôt
ou tard l’intervention du FMI, dont les experts sont déjà
à pied d’oeuvre.
Cette
gestion calamiteuse de la première crise de la dette publique augure
très mal de celles qui vont suivre. En Europe pour commencer.
L’heure n’est plus à déplorer
l’impéritie dont les gouvernements font preuve ou bien de tenter
de décrypter leurs calculs. Peu importe, car le fait est
là : la Grèce va être pour les Etats le signal que Lehman Brothers a
été pour les banques, aussi résolument même si son
effet va être plus progressif. L’affaire ne peut pas et ne va pas
en rester là. De premiers Etats, les plus vulnérables, vont
rejoindre les banques dans un même statut de sinistré.
« Dans quoi nous entraînent-ils ? quelle
démonstration veulent-ils faire? », nous commençons
à la comprendre.
Si
la crise grecque a mis en évidence une chose, c’est que
l’effet domino (on dit systémique maintenant) est susceptible de
fonctionner en Europe, non pas selon un seul mécanisme mais avec la
combinaison de deux : une brutale et incontrôlable hausse des taux
obligataires atteignant un nouveau pays – la liste des pré-sélectionnés est connue –
les banques pouvant ensuite vite répandre le mal, comme le cas de la
Grèce le montre en ce moment. Car les grandes banques
européennes sont gavées d’obligations d’Etats, et
un plan global de restructuration de la dette qui interviendrait à la
faveur de la crise d’un pays européen, avec réduction de
peine à la clé, pourrait générer en retour un
rude choc pour certaines. Confirmation du fait que les secousses successives
de la crise – dégonflement brutal puis très lent de la
dette privée, gonflement irrésistible de la dette publique
– influent l’une sur l’autre, ce qui n’arrange rien.
En
conséquence, il n’est pas concevable de laisser un pays faire
défaut. Cette contrainte risquerait à force de poser
problème, même au FMI, si les sauvetages devaient se
succéder et le montant de l’addition s’envoler. Quant
à elles, les banques centrales ont déjà donné
tout ce qu’elles pouvaient, et sont désormais réduites au
rôle de figurant. C’est clairement le cas de la BCE, qui
n’est pas aux commandes, comme celui de la Fed. Cette dernière
est traversée par des débats internes transparaissant de plus
en plus, exprimant des désaccords accrus entre les membres du
comité de politique monétaire à propos du maintien ou
non de ses mesures de soutien et du risque d’apparition d’une
nouvelle bulle financière privée pour certains, du retour de
l’inflation pour d’autres. Ayant utilisé leur artillerie
monétaire, les banques centrales n’ont plus d’autre
ressource et leur seul discours possible porte sur les modalités et le
calendrier de retrait des dispositions qu’elles ont prises.
Une
seconde vérité commence à se faire jour, illustrant en
contre-point que les gouvernements n’ont pas encore pris toute la
mesure de la situation. Ils se réfugient toujours dans
l’illusion que des plans de rigueur budgétaires (assortis de
hausses d’impôts) vont permettre de réduire la voilure de
l’endettement et de dégonfler la bulle publique, ne s’y
engageant cependant qu’avec la plus extrême prudence, quand ils
le peuvent. Sachant pourtant qu’une course de vitesse est
engagée entre la hausse des taux obligataires, qui a
débuté pays par pays, et un désendettement progressif,
qui n’a pas commencé.
Mais
les choses ne sont pas si simples. Les gouvernements doivent faire face
à deux impératifs strictement contradictoires : diminuer les
dépenses, mais sans plonger leur pays dans la récession. Ils
sont aussi placés devant une autre réalité qui complique
le jeu: la dette publique est pour une large part structurelle. Un mot
qui, dans le langage des économistes, signifie qu’il faut remuer
des montagnes pour y changer quoi que ce soit.
C’est
la Banque des règlements internationaux (BRI) qui l’a
annoncé de toute son autorité, et a analysé les
dérangeantes conséquences. Elles sont toutes simples : la
charge de la dette (le règlement de ses seuls intérêts)
va atteindre des sommets dans les années à venir,
dépassant souvent de beaucoup le seuil de 20% des ressources
budgétaires des Etats occidentaux. Ce qui signifie qu’il va
être pratiquement impossible pour ceux-ci de diminuer leur déficit
primaire, car le payement des intérêts de la dette va
absorber une partie très importante des économies
réalisées dans le cadre des plans de rigueur, destinées
à l’origine à réduire le déficit.
C’est ce qui pourrait se passer pour la Grèce, qui est
décidément un laboratoire. Ce nouveau paramètre pourrait
entraîner les économies dans une spirale déflationniste
descendante. Le Japon devenant alors le modèle précurseur et
peu enviable de l’économie occidentale.
Qu’importe
si la BRI, pour étayer sa démonstration, considère que
le vieillissement de la population dans les pays occidentaux est à lui
seul la source de la hausse de la dépense publique, ou si elle voit
les efforts budgétaires de réduction de la dette comme unique
cause du faible taux de croissance futur des pays de l’OCDE. Deux
analyses que l’on va beaucoup entendre et qui ont en commun
d’escamoter le reste. La conséquence est que l’effort de
réduction du déficit, s’il est réalisé, va
précipiter les pays occidentaux dans la déflation,
réduisant leurs rentrées fiscales et accentuant encore la part
de leurs ressources attribuée au payement de leur dette.
Le
décalage est impressionnant entre cette logique, les
hésitations et les soubresauts qu’elle annonce, et les discours
des gouvernements. Surtout si l’on écoute les partisans les plus
farouches de la pensée néolibérale axiomatique, les
Tories britanniques, Républicains américains et autres
Libéraux allemands, qui expriment de manière crue le credo partagé
plus mezzo voce par tous les autres. Toutes ces équipes se trompent
d’époque et ne maitrisent toujours rien. La planche de salut
qu’ils cherchent à imposer ne mènera nulle part. Au bout
de la rigueur subsistera encore un énorme déficit et nous
aurons à la fois l’une et l’autre !
Les marchés, eux, auront trouvé un
nouveau gisement d’actifs à bon rendement et à faible
risque. Risquant à force de faire de ce placement de père de
famille de véritables junk bonds
à l’arrivée ! L’industrie financière,
décidément, n’est pas fréquentable. Elle nous
prépare un nouveau méga transfert financier en sa faveur.
Alors
que les Etats-Unis étaient encore en retrait à propos de la
réduction de leur déficit public, Ben Bernanke,
le président de la Fed, vient de prononcer à Dallas un discours
annonciateur de la suite des opérations. Très prudent
lorsqu’il a abordé les chapitres de la croissance, du
chômage, de l’activité de crédit, ou de la reprise
du marché du logement, il a par contre annoncé la certitude de « choix
difficiles » à venir. Le pays aura, selon lui, à
choisir inévitablement entre des impôts plus
élevés, des modifications dans les programmes
d’allocations chômage ou de sécurité sociale, des
dépenses publiques moins fortes, de l’éducation à
la défense, ou une combinaison de ces différentes propositions.
Ben Bernanke sortait-il de la mission de la Fed
– la lutte contre l’inflation et le chômage – en
abordant ses thèmes ? Son discours aurait en tout cas pu être
prononcé par Barack Obama,
qui n’a toutefois jamais été aussi précis
jusqu’à maintenant.
On
assiste actuellement à l’élargissement d’un grand
écart. Avec d’un côté un monde financier toujours
subventionné par les banques centrales, qui continue d’accumuler
bénéfices et résultats tout en masquant ses pertes
réelles, et de l’autre une économie dont la faible relance
dépend toujours de mesures de soutien public, y compris et surtout aux
Etats-Unis. Comme si ces deux mondes de la finance et de
l’économie étaient animés par des dynamiques
dissemblables, l’économie réelle jouant le
rôle de la parente pauvre.
Fermer
les portes des salles de jeu du casino pourrait y remédier, mais cela
n’en prend pas le chemin : le grand écart va donc se
poursuivre, s’installer et risque de s’accentuer. Cela va
s’accompagner de lourdes conséquences sociales et politiques, si
cette logique s’impose.
Dans
le fastidieux labyrinthe des mesures de la future régulation
financière, encore à l’étude, un exemple permet
d’illustrer la tendance. Michel Barnier, commissaire européen au
marché intérieur et aux services financiers a, le 4 avril dernier,
stupéfait l’assistance d’une assemblée de
financiers à Londres, en envisageant de modifier la composition de
l’IASB, l’organisme international qui définit les normes
comptables. Celui-ci se refusant depuis des semaines à assouplir comme
demandé par Bruxelles sa position, Michel Barnier a tout simplement
proposé d’en modifier la composition, afin qu’en soient
membres plus de représentants des régulateurs nationaux, des
banques et des entreprises. Il a aussi précisé, à titre
d’amicale pression, que le projet d’augmentation du budget de
l’IASB était prématuré, les deux questions
étant liées. On sait les enjeux qu’il y a derrière
l’adoption de nouvelles normes comptables, attendues comme le Messie
par la profession bancaire en Europe, afin de pouvoir sortir de la
clandestinité et présenter des bilans officiellement
estampillés.
Certes,
L’industrie financière ne va pas sortir totalement
indemne. Elle va devoir s’accommoder de contraintes, contre lesquelles
elle bataille avec la dernière énergie – notamment
à propos des projets de taxe des banques et de l’augmentation
des fonds propres – son activité allant être plus ou moins
bridée suivant les décisions qui seront finalement prises.
Fondant
ses espoirs dans la relance du marché de la titrisation, toujours en panne
quand il n’est pas garanti par l’Etat, même si elle sait
que ses beaux jours sont derrière lui, elle va s’efforcer de
compenser les limitations apportées à ses champs d’action
par l’ouverture de nouveaux marchés, en utilisant un instrument
et une mécanique qui ont fait, si l’on peut dire, leurs
preuves : celles des produits dérivés, à la fois coeur et poumons. Et elle va profiter sans attendre de la
hausse progressive des taux sur le marché de la dette, qui va
néanmoins l’atteindre par ricochet, quand elle devra à
son tour lever des capitaux pour accroître ses fonds propres (à
moins que d’autres formules sophistiquées plus souples, en
discussion, soient admises comme éligibles et les soulagent).
L’industrie financière va utiliser ses
énormes capitaux afin d’assouvir en priorité et à
sa manière ses besoins insatiables. Car, moins que jamais dans la
période qui s’annonce, l’économie réelle
va se révéler en mesure de lui offrir les rendements de ses
rêves. Cette dernière, de son côté, va devoir
accepter des taux élevés pour financer son activité sur
le marché obligataire privé, les banques n’étant
plus en mesure – en raison de leurs nouveaux ratios de fonds propres
– de distribuer comme auparavant le crédit, ou
considérant surtout qu’elles ont mieux à faire que de se
recapitaliser ou de prêter aux grandes entreprises.
Ce
déséquilibre global vaut, et bien plus, tous les
déséquilibres commerciaux qui mobilisent en ce moment les
chancelleries et que les Chinois et les Allemands, les deux premiers
exportateurs mondiaux, sont sommés de réduire. Mais il est
ignoré par des gouvernements qui s’accrochent toujours et encore
à l’idée que la machine repartira comme avant, une fois
que la dette publique aura été contenue et réduite. Un
pari, un de plus, qui n’est pas gagné.
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer
ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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