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L’argument
est ces temps-ci fréquemment invoqué. A Davos, les
représentants des mégabanques n’ont pas manqué de
s’appuyer sur l’idée qu’une nouvelle crise
était de toute façon inévitable, afin de faire
pièce à toute velléité de régulation
supplémentaire.
On pourrait
assurément les suivre, mais pour en tirer des conclusions
diamétralement opposées. A ceci près qu’il ne
s’agira pas d’une nouvelle crise, mais d’un nouvel
épisode de l’actuelle, loin d’être terminée.
Si son calendrier n’est pas établi, ses ferments peuvent
être identifiés et ses contours discernés…
Plus
l’on s’approche de la conclusion des travaux du Comité de
Bâle et du FSB (Financial Stability Board), plus les conciliabules avec
les mégabanques se tendent. Ils portent sur ce qui pourrait parfois
apparaître comme des détails, dans un monde financier qui joue
de leur complexité. Il s’agit de l’ajustement des ratios
de fonds propres et des normes de liquidité, dont l’augmentation
ou le durcissement visent à accroître la résistance des
banques. Ou bien encore, plus subtilement, de la définition
détaillée des actifs admis au rang de ces fonds propres, dits core
tier one – pardon d’entrer dans les entrailles bancaires !
Car les régulateurs ont pour toute stratégie de constituer une
sorte de ligne Maginot, qu’ils cherchent à renforcer, ce que
précisément les mégabanques veulent éviter.
Tout ce
manège n’en finit pas, les régulateurs essayant de mieux
ériger des obstacles à la prochaine crise, les financiers
cherchant les failles permettant de se faufiler. En raison de sa
sophistication, la machinerie financière réclame des
réglementations qui ne la lui cèdent en rien. Elles se
complexifient mais laissent encore et toujours des trous qu’il faudrait
boucher. A ce jeu du chat et de la souris, la finance l’emporte
toujours avec un coup d’avance !
Faut-il
s’en souvenir, l’encre de la réglementation
précédente – peaufinée durant des années et
dénommée Bâle II – était à peine
sèche et encore incomplètement mise en œuvre aux
Etats-Unis qu’est survenue la crise la rendant caduque, pour
n’avoir rien empêché… Certains en sont venus
à théoriser cette situation, proclamant qu’il est
impossible de savoir à l’avance où le système
craquera : les desseins de Dieu sont impénétrables ! Il
n’empêche, nous assistons à une bagarre semi-publique,
auparavant confinée dans des enceintes feutrées, comme si
l’on espérait que Dieu donne quand même un petit coup de
pouce.
Les
mégabanques ont donc engagé un tir de barrage :
« Plus vous nous réglementerez et restreindrez nos
capacités, plus vous repousserez la spéculation aux confins du
monde du shadow banking, que vous ne contrôlez pas, plus vous
accroîtrez la probabilité d’une crise
dévastatrice ». Elles prennent en exemple cette attitude
des policiers chargés de la répression des stupéfiants,
qui préfèrent maintenir bien localisé le trafic de la
drogue plutôt que de le disperser on ne sait où, puisque de
toute manière il ne s’arrêtera pas. Fâcheuse
analogie.
A porter au
crédit de cette affirmation, il est vrai que les acteurs de cette
finance de l’ombre ne sont pas connus et répertoriés
comme le sont les mégabanques, et que leur surveillance est bien plus
lâche. Ce qui conduit à partir à la découverte de
cet univers que l’on découvre très tardivement
après l’avoir largement ignoré.
On y rencontre
d’abord les stars, ces hedge funds mal-aimés et qui s’en
plaignent, au prétexte qu’ils ne demandent rien à
personne mais ne veulent pas en retour être bridés. Ils nagent
dans un vaste océan, au milieu d’autres espèces
singulières : les money market funds, clearing houses, structured
investment vehicles (SIV) ou private equity funds…. (en
s’excusant de l’emploi de la langue de Wall Street et de la City,
ainsi que de les citer pêle-mêle).
Parlant de
langage, on remarquera que l’expression imagée de banque de
l’ombre, récemment apparue aux Etats-Unis, n’est pas des
plus heureuses. Tout du moins pour ceux qui voudraient éviter
d’en rendre l’existence démoniaque ! Mais elle se retrouve
pourtant dans les bouches les plus officielles, où elle n’a pas,
il faut croire, cette portée.
A
l’origine de celle appellation, le fait que si toutes ces
entités ne sont pas de même nature et ne poursuivent pas leurs
objectifs avec des moyens identiques, elles ont en commun de ne pas avoir le
statut réglementé de banque, bien qu’occupant une place
prépondérante dans le système financier. Certaines ont
un rôle fonctionnel, comme les chambres de compensation (clearing
houses), d’autres à l’inverse visent carrément
à exploiter des trous dans la réglementation. C’est le
cas des SIV, ces structures qui permettent d’évacuer du bilan
des banques leurs actifs toxiques.
Selon les
estimations de la Fed de New York, l’ensemble du secteur du shadow
banking gérerait seize mille milliards de dollars d’actifs,
les hedge funds n’y contribuant que pour deux mille milliards. Aux fins
de comparaison, les banques représenteraient seulement treize mille
milliards de dollars. Certains hedge funds ou private equity funds sont
supérieurs par leur taille aux banques de Wall Street !
Le FSB, ainsi
que le Federal Stability Oversight Council (FSOC, qui regroupe
dorénavant le Trésor, la Fed et les régulateurs
américains), travailleraient à une liste des plus importantes de
ces entités, en vue de les surveiller plus étroitement et de
renforcer les règles auxquelles elles sont assujetties. Soit ! Mais
chacune dans sa catégorie a déjà fourbi sa ligne de
défense, afin de se présenter sous son jour le plus innocent.
Pour prendre un exemple, on sait que les clearing houses (les chambres
de compensation), appelées à jouer un rôle sur le
marché des produits dérivés, devront assumer un fort
risque de contrepartie et seront de ce point de vue vulnérables. Il
est donc envisagé de leur donner, comme aux banques,
l’accès aux guichets de la Fed en cas de défaut et de
besoin de liquidités. Une hypothèse qui donne une idée
de la force des tempêtes pouvant se lever au paradis de la dérégulation.
Mais les
banques sont elles-mêmes exposées aux risques provenant du shadow
banking system, en raison de leurs multiples liens financiers avec
celui-ci. Elles ne seraient pas à l’abri si une telle
tempête s’y levait, notamment en raison des prêts
qu’elles consentent aux hedge funds : plus le shadow banking
accroît ses activités, plus les banques partagent de fait leurs
risques. Ces deux mondes ne sont pas séparés, les limitations
apportées à la spéculation sur fonds propres des banques
ne suffisent pas à les isoler ; ils sont imbriqués, comme le
sont l’économie formelle et informelle dans les pays émergents.
La philosophie
de la régulation financière est prise en défaut à
double titre. Parce qu’elle ne cherche à réguler –
à sa manière – qu’une partie de
l’activité de ces acteurs, mais également parce qu’elle
néglige très largement leurs instruments, qui devraient
être en premier visés. Non sans une certaine logique, puisque
l’intention n’est pas de brider l’activité
financière, mais plus prosaïquement de contenir ses
débordements grâce à des digues. Voilà pourquoi,
en raison des rendements qui y sont recherchés et trouvés, la
réglementation de la grande famille des produits
dérivés, y compris de ses rejetons les plus malfaisants, est si
complaisante. Le cœur du système est soigneusement
préservé, un peu comme si l’on touchait à un
domaine sacré qui devait rester inviolé.
Tout aura
été dit, ou presque, s’il est rajouté à ce
tableau que nul ne sait comment mesurer le risque systémique et encore
moins comment le combattre, en raison de la complexité des liens
multiples qui lient les banques entre elles. Une chose est de les
défaire au fil des semaines et des mois, comme ce fut le cas pour
Lehman Brothers, une autre serait de procéder à une chirurgie
lourde et grossière opérée à chaud, avec quelques
heures devant soi. Les testaments qu’on envisage de faire
rédiger aux banques, pour intervenir en connaissance de cause et en
cas de malheur, sont des constructions de l’esprit et n’ont
jamais subi l’épreuve du feu.
Enfin, la
logique de la situation actuelle recèle un dernier danger. Devant
accroître leurs liquidités pour répondre aux injonctions
du régulateur, les banques voient leur retour sur investissement
diminuer. Pour l’éviter et répondre cette fois-ci aux exigences
de leurs actionnaires, elles sont amenées à prendre des risques
accrus. En spéculant au sein des nouvelles bulles en cours de
constitution, elles-mêmes alimentées par les distributions de
liquidités des banques centrales. Les matières premières
ainsi que les marchés boursiers et immobiliers des pays émergents
sont les nouveaux terrains de jeux.
Avec une
régulation qui laisse de côté la finance de l’ombre
et intacts les instruments de spéculation sur les fluctuations des
prix, nous tenons là le deuxième volet du scénario du
rebond à venir de la crise. Sans compter, pour mémoire, les
bombes à retardement qui n’ont pas encore explosé aux
Etats-Unis, sur le marché hypothécaire commercial ainsi
que sur celui des muni-bonds (les obligations des Etats et
collectivités).
Il n’est
pas possible de prédire le temps que mettra à mûrir ce
nouvel épisode critique, mais il est aisé de dire que la
sortie de crise n’est pas pour demain.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*)
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reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste
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