Je me suis rendu le weekend dernier
à Buffalo, dans l’Etat de New York, pour participer au conclave annuel des
Nouveaux urbanistes – un mouvement né dans les années 1990 pour la
restructuration des villes des Etats-Unis. L’état de désolation de cette
ville n’est peut-être pas aussi spectaculaire ou vaste qu’à Détroit, mais les
symptômes de la maladie y sont les mêmes. Nous avons entre autres visité à
vélo la partie est de Buffalo, où près de 80% des habitations ont été
démolies, où celles qui restent encore debout se tiennent au milieu de
prairies de fleurs sauvages, et où la densité de population ne semble même
pas suffisante pour la vente de drogues.
La vieille économie a disparu
pour laisser place à une « économie de services sociaux », d’aides
gouvernementales, de cartes SNAP et de vies qui ne valent guère d’être
vécues. Pâté de maison après pâté de maison, nous n’avons vu aucun commerce,
pas même une baraque à frites. Il semblerait donc que les quelques résidents
qui vivent encore là doivent dépenser la moitié de leurs heures éveillées à
se rendre au supermarché le plus proche. Il est difficile d’imaginer comment
ils y parviennent. Nous n’avons vu pratiquement aucune voiture, et les bus
nous ont semblés tout aussi inexistants. Bientôt, tout le monde sera parti,
et un autre chapitre de l’histoire urbaine américaine aura pris fin.
C’est à l’est de la ville que
se tiennent les ruines imposantes de l’entreprise de savon Larkin, un
Béhémoth de briques plongé dans le silence, des arbres de paradis germant de
ses parapets, et des oiseaux faisant leur nid dans les vieux ventilateurs
rouillés. Les bureaux administratifs de cette société fortement paternaliste
ont été imaginés par Frank Lloyd Wright, et leur construction s’est achevée
en 1906. Ils ne sont restés debout que peu de temps, et ont été démolis en
1950. Le bâtiment est considéré comme la grande œuvre perdue de l’architecte.
Le site est devenu un parking et n’est aujourd’hui plus qu’une étendue d’asphalte
parsemée de touffes de molène.
A l’apogée de son succès il y
a maintenant cent ans, Larkin offrait des bénéfices sociaux exceptionnels à
ses 4.500 employés : un cabinet dentaire offrant des tarifs modérés, des
chambres dédiées dans les hôpitaux locaux, une division de la librairie de la
ville au sein même du bâtiment de l’entreprise, des cours du soir, des salles
de gym, des clubs de sport, une caisse de crédit, des programmes d’assurance
et plus encore. Les gens pouvaient prendre le tramway d’un bout à l’autre de
la « ville électrique », nom qui a été donné à Buffalo en raison de
sa proximité avec l’énergie hydroélectrique des chutes du Niagara.
Il y a cent ans, Buffalo était
regardée comme la ville du futur. Son électrification en a fait la Sillicon Valley de son temps.
Elle faisait partie des dix premières villes des Etats-Unis en termes de
population et de prospérité. Son industrie sidérurgique arrivait juste
derrière celle de Pittsburg, et son industrie automobile a été pendant un
moment juste derrière celle de Détroit. Aujourd’hui, plus personne ne semble
savoir ce que Buffalo pourrait devenir, si tant est qu’elle puisse devenir
quelque chose. La situation devrait devenir intéressante quand la matrice suburbaine
qui l’entoure entrera son propre cycle de d’abandon.
Je suis convaincu que la
région des Grands lacs finira par être au centre de l’économie de l’Amérique
du Nord quand les hallucinations d’un globalisme alimenté par le pétrole
commenceront à se dissiper. Les villes comme Buffalo, Cleveland et Detroit
renaîtront de leurs cendres, mais pas à l’échelle du XXe siècle. Lors de
notre balade à vélo, j’ai passé quelque temps à discuter avec femme qui passe
une grande partie de son temps libre à photographier les ruines
industrielles. Elle m’a dit être persuadée que le monde ne verra jamais plus
quoi que ce soit de semblable avec ce siècle et ses artéfacts. Je suis d’accord
avec elle. Nous ne pouvons pas ignorer la particularité extraordinaire du
siècle dernier, ni le fait qu’il a disparu pour toujours.
Aujourd’hui, lorsque les gens
utilisent les termes « post-industriel », ils ne les pensent pas
vraiment et, chose plus mystérieuse encore, ne savent pas qu’ils ne les
pensent pas. Ils s’attendent à ce qu’une industrie complexe et organisée soit
toujours présente, bien que sous une forme nouvelle. Ils pensent presque sans
exception que nous pourrons conserver notre modernité en allant plus loin et
en avançant dans un nirvana de réalité imprimée par ordinateur. Je doute fort
que nous puissions maintenir la complexe chaine d’approvisionnement de ressources
matérielles qui rend possibles ces opérations – même si nous aurons toujours
la capacité d’obtenir de l’électricité des Chutes du Niagara.
Dans mon prochain livre
intitulé A History of the Future (troisième partie
de ma série World Made By
Hand), deux de mes personnages se rendent à
Buffalo vingt ans dans le futur. Ils y trouvent une ville au dos tourné aux
monuments abandonnés de l’ère industrielle. Toute l’action se passe autour du
lac Erie, où les activités commerciales sont établies grâce à des navires à
voile, comme au XVIIe siècle, mais à l’américaine. Je serais surpris si mille
citoyens instruits de ce pays (y compris les Nouveaux urbanistes) prenaient
mon livre au sérieux. Mais pensez-vous que les directeurs de sociétés telles
que Larkin auraient pu imaginer en 1915 la désolation de Buffalo seulement 99
ans plus tard ?