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Texte publié
initialement en janvier 1891 dans The Annals,
journal de l'American Academy of Political Science (traduit de l'allemand en
anglais par Henrietta Leonrad)
Les directeurs de la
présente revue m'ont demandé d'écrire un compte rendu
des travaux des économistes qu'on appelle communément
"l'École autrichienne". Étant donné que j'en fais
moi-même partie, je ne me montrerai peut-être pas un commentateur
impartial. J'essaierai néanmoins de décrire ce que les
Autrichiens font effectivement et ce qu'ils cherchent à faire.
Il n'est plus
possible de soutenir les doctrines les plus importantes des
économistes classiques
Le domaine des
économistes autrichiens est celui de la théorie, au sens le
plus strict du terme. Ils estiment que la partie théorique de
l'économie politique a besoin d'être profondément
modifiée. Il n'est du tout plus possible de soutenir les plus
importantes et les plus fameuses doctrines des économistes classiques,
ou alors on ne peut les soutenir qu'après des changements et des
ajouts essentiels. Sur l'insuffisance de l'économie politique
classique, les économistes autrichiens et les tenants de
l'École historique sont d'accord. Mais il existe une différence
de point de vue fondamentale en ce qui concerne les causes de cette
insuffisance, différence qui a conduit à un vif débat
sur les questions de méthode.
L'École historique
pense que la cause fondamentale des erreurs de l'économie classique
réside dans la méthode erronée qu'ils utilisaient. Cette
méthode était presque entièrement abstraite et
déductive alors que, d'après l'École historique,
l'économie politique devrait être uniquement, ou au moins
principalement, inductive. Afin d'accomplir la réforme scientifique
nécessaire, nous devrions changer de méthode de
recherche : nous devrions abandonner l'abstraction et nous mettre
à recueillir des données empiriques — nous consacrer
à l'Histoire et aux statistiques.
Les Autrichiens,
bien que principalement intéressés par la théorie, ont
été forcé de défendre leurs idées
concernant la méthode
Les Autrichiens, au
contraire, estiment que les erreurs des économistes classiques
n'étaient, pour ainsi dire, que les maladies infantiles ordinaires de
toute science. L'économie politique est encore aujourd'hui l'une des
sciences les plus récentes. Elle était encore moins
développée à l'époque des économistes
classiques et, malgré son épithète de "classique",
n'en était encore qu'à un stade embryonnaire, naissant, comme
on allait rapidement pouvoir le constater. Il n'y a pas d'exemple de science
ayant tout découvert du premier coup, même à l'aide du
plus grand génie, et il n'est dès lors pas surprenant que la
totalité de l'économie politique n'ait pas été
découverte, même par l'École classique. Le plus grand
défaut des classiques fut d'être nos précurseurs, notre
plus grand avantage est de venir après eux. Nous, qui sommes plus
riches qu'eux des fruits d'un siècle de recherche, n'avons pas besoin
de changer de méthode, mais simplement de mieux travailler qu'eux.
L'École historique a certainement raison d'affirmer que nos
théories doivent être confortées par une masse aussi
abondante que possible de donner empiriques ; mais ils ont tort de
donner une préférence anormale à ce travail de collecte
des données, et d'espérer pouvoir se dispenser des
généralisations abstraites, ou pour le moins les mettre
à l'arrière-plan. Sans ces généralisations, il ne
peut y avoir aucune science.
De nombreux travaux des
économistes autrichiens portent sur la querelle des méthodes [1] ; parmi ceux-ci, le texte Untersuchung über die
Methode der Sozialwissenschaften de
Carl Menger constitua la première analyse approfondie et
détaillée des problèmes en jeu. Il convient de noter
à ce propos que la méthode "exacte" ou, comme je
préfère le dire, la méthode "d'isolement",
n'est en aucun cas purement spéculative et non empirique, mais qu'au
contraire elle cherche et trouve toujours son fondement dans
l'expérience. Bien que la querelle des méthodes,
peut-être plus que tout autre chose, ait attiré l'attention sur
les économistes autrichiens, je préfère la
considérer comme un épisode sans importance de leur
activité. Pour eux, la question cruciale était, et est encore,
de réformer la théorie. Ce n'est que parce qu'ils avaient
été dérangés dans leurs travaux paisibles et
fructueux par les attaques de l'École historique, qu'ils avaient,
comme le paysan situé sur la frontière, tenant la charrue dans
une main et l'épée dans l'autre, été contraints
presque contre leur gré de dépenser une partie de leur temps et
de leur énergie dans des polémiques défensives, afin de
trouver la réponse aux problèmes de méthode qu'on leur
avait imposés.
Les
caractéristiques de la théorie autrichienne de la valeur
— L'utilité finale
Quelles sont les
caractéristiques de l'École autrichienne dans le domaine
théorique ?
Ses recherches portent sur
la théorie de la valeur, la célèbre théorie de
l'utilité finale en étant la pierre angulaire [On utilise
aujourd'hui le terme d'utilité marginale au lieu d'utilité
finale. NdT]. Cette théorie peut être résumée
en trois propositions particulièrement simples : (1) La valeur
d'un bien se mesure par l'importance du besoin dont la satisfaction
dépend de la possession de ce bien. (2) La satisfaction à
prendre en compte peut être déterminée très
facilement et sans se tromper en considérant le besoin qui ne serait
pas satisfait si l'on ne possédait pas le bien dont il faut
déterminer la valeur. (3) Encore une fois, il est évident que
la satisfaction à prendre en compte n'est pas la satisfaction
tirée de l'usage fait de ce bien, mais qu'il faut considérer la
moins importante de toutes les satisfactions que peut procurer l'ensemble des
biens possédés. Pourquoi ? Parce que, d'après des
considérations pratiques de prudence, considérations
très simples et établies sans l'ombre d'un doute, nous faisons
toujours en sorte de faire porter sur le point le moins sensible la
diminution de bien-être consécutive à la perte de propriété.
Si nous perdons un bien que nous utilisions pour satisfaire un besoin
très important, nous ne sacrifions pas la satisfaction de ce besoin
mais utilisons un autre bien que nous possédons, consacré
auparavant à satisfaire un besoin moins pressant, afin de remplacer ce
qui a été perdu. La perte porte donc sur l'utilité la
plus faible ou — comme nous renonçons naturellement à la
satisfaction la moins importante — sur "l'utilité
finale". Supposons qu'un paysan possède trois sacs de blé :
le premier, a, pour sa
consommation ; le deuxième, b,
destiné à être semé ; le troisième, c, pour engraisser ses
poulets. Supposons que le sac a soit détruit dans un
incendie. Le paysan mourra-t-il de faim ? Certainement pas.
Renoncera-t-il à ensemencer ses champs ? Certainement pas. Il
fera tout simplement porter la perte sur le point le moins sensible. Il fera
son pain avec le sac c,
et n'engraissera donc pas ses poulets. En somme, ce qui dépend
vraiment du fait que le sac a ait ou non brûlé n'est
que l'utilisation de l'unité la moins importante qu'on puisse lui
substituer, c'est-à-dire ce que nous appelons l'utilité finale.
Il est bien connu que ce
principe théorique fondamental de l'École autrichienne est
partagé par d'autres économistes. Gossen, un économiste
allemand, l'avait énoncé dans un ouvrage paru en 1885 mais
n'ayant pas reçu la moindre attention à l'époque [2]. Un peu plus tard, le même
principe fut découvert presque simultanément dans trois pays
différents, par trois économistes qui ne se connaissaient pas
et n'avaient pas entendu parler de Gossen : par l'Anglais W.S. Jevons [3], par C. Menger, le fondateur de
l'École autrichienne [4] et par le Suisse L. Walras [5] [Bien qu'enseignant à
Lausanne, Walras était en fait français. NdT]. Le
professeur et chercheur américain J.B. Clark s'était, lui
aussi, approché de très près de cette même
idée [6]. Mais le point
sur lequel, à mon avis, les Autrichiens ont devancé leurs
rivaux, est celui de l'usage qu'ils ont fait de cette idée
fondamentale pour reconstruire par la suite la théorie
économique. L'idée de la théorie finale est pour le
spécialiste un sésame grâce auquel il explique les
phénomènes les plus complexes de la vie économique et
avec lequel il résout les problèmes les plus délicats de
la science. C'est dans cette faculté d'explication que
résident, selon moi, la force particulière et l'importance
particulière de l'École autrichienne.
Le point
crucial : L'utilité finale dépend de la substitution des
biens
Tout se ramène
finalement à un point : nous n'avons qu'à nous efforcer de
percevoir la validité universelle de la loi de l'utilité finale
au travers des nombreuses complications où elle se trouve
impliquée, dans l'économie diverse et très
développée des nations modernes. Cela nous causera des
problèmes au début, mais l'effort sera bien
récompensé. Car, au cours de l'explication, nous rencontrerons
toutes les questions théoriques importantes et, ce qui est le point
principal, nous les aborderons sous l'angle où elles apparaissent dans
leur forme la plus naturelle, et où nous pouvons le plus facilement
trouver leur solution. J'essaierai de bien le montrer pour quelques-uns des
cas les plus importants, dans la mesure où il est possible de le faire
sans entrer dans les détails théoriques.
La loi de l'utilité
finale dépend, comme nous l'avons vu, d'une substitution
particulière de biens, découlant de considérations
saines de prudence. Les biens dont on peut le plus facilement se passer
seront toujours prêts à combler les trous qui peuvent exister de
temps à autre en ce qui concerne un besoin plus important. Dans le cas
de notre paysan et de ses sacs de blé, la cause et la
conséquence de la substitution sont très faciles à
comprendre. Mais dans celui de relations économiques très
développées, d'importantes complications se produisent, car la
substitution des biens s'étend dans diverses directions et
dépasse l'ensemble des biens de même espèce.
Première
complication, survenant de l'échange
La première
complication est due à l'échange. Si on me vole le seul manteau
d'hiver que je possédais, je ne sortirais certainement pas en
grelottant au risque de nuire à ma santé, mais
j'achèterais un autre manteau pour une somme de vingt dollars, somme
que j'aurais sinon dépensée pour autre chose. Dès lors,
je ne pourrais, bien entendu, acheter d'autres biens que pour un montant
inférieur de vingt dollars et ferais bien sûr porter la
réduction sur les biens dont je peux le plus facilement me passer,
c'est-à-dire ceux dont l'utilité, comme dans l'exemple
précédent, est la plus faible. En un mot, je me passerais de
l'utilité finale. Par conséquent, les satisfactions qui
dépendent du fait que l'on me vole ou non mon manteau sont celles dont
je peux me passer le plus facilement, ce sont les satisfactions que,
étant donné ce que je possède et ce que je gagne,
j'aurais pu retirer avec vingt dollars de plus. Et, grâce aux
possibilités de substitutions qu'offre l'échange, c'est sur ces
autres satisfactions, qui peuvent être de nature très
différente, que l'on fait porter la perte, ce qui définit
l'utilité finale [7].
Échapper
au "cercle vicieux" de l'offre et de la demande en tant
qu'explication des prix
Si nous poursuivons
soigneusement jusqu'au bout l'étude de la complication
précédente, nous arriverons à l'un des problèmes
théoriques les plus importants : à savoir celui du lien
entre le prix du marché de certains biens et l'estimation subjective
que les individus leur associent en fonction de leurs besoins et de leurs
goûts d'un côté, de ce qu'ils possèdent et de leur
revenu d'un autre. Je ne ferai que signaler en passant que la solution
complète de ce problème nécessite une étude
très subtile, qui fut faite pour la première fois par les
économistes autrichiens, et vais exposer les résultats auxquels
ils sont arrivés. D'après leurs conclusions, le prix ou "valeur
objective" des biens est une sorte de résultante des
différentes estimations subjectives des biens que les acheteurs et les
vendeurs font en accord avec la loi de l'utilité finale. Et, de fait,
le prix coïncide très bien avec l'estimation du "dernier
acheteur". Il est bien connu que Jevons et Walras sont arrivés
à une loi similaire des prix. Toutefois, leur énoncé
comprend de graves lacunes, que les Autrichiens ont été les
premiers à combler. Ce furent les Autrichiens qui trouvèrent
les premiers la façon d'échapper au "cercle vicieux"
dans lequel s'était enfermée l'ancienne théorie des
prix, qui faisait dépendre ces derniers de l'offre et de la demande.
Car s'il est indéniable, d'une part, que le prix qu'on peut demander
sur le marché dépend de l'estimation que l'acheteur fait des
biens, il est tout aussi indéniable, d'autre part, que dans de
nombreux cas l'estimation de l'acheteur est influencée par
l'état du marché (ainsi, par exemple, l'utilité finale
de mon manteau d'hiver est moindre sur le plan matériel si je peux la
remplacer sur le marché pour 10 dollars que si je dois
débourser 20 dollars). Les théoriciens qui trouvèrent
nécessaire de fournir une explication psychologique plus
précise à la loi de l'offre et de la demande se sont en
général [8] laissés
entraînés dans un raisonnement circulaire. Ils expliquaient plus
ou moins ouvertement les prix par les estimations de l'individu et, vice
versa, les estimations individuelles par les prix. Bien sûr, une telle
solution ne peut pas servir de base à une science qui veut
mériter son nom de science. La première tentative de toucher le
cœur du problème fut faite par les économistes
autrichiens, au moyen des subtiles recherches dont j'ai parlé plus
haut [9].
Deuxième
complication, survenant de la "production"
Une deuxième et
difficile complication concernant la substitution des biens est due à
la production :
étant donné un temps suffisant, les biens concernés par
la substitution peuvent être remplacés par la production. A
l'image de l'exemple où l'on remplaçait ces biens en utilisant
la monnaie, on peut aussi les remplacer directement par la conversion des
"matériaux" de production [comme Böhm-Bawerk
l'indique plus loin, il inclut le travail, la rente, etc. dans ce terme de
"matériaux". NdT]. Il restera bien évidemment
moins de biens de production pour répondre à d'autres buts et,
tout aussi certainement, la diminution nécessaire de la production
concernera les biens dont on peut le plus facilement se passer, ceux que l'on
considère comme ayant le moins de valeur.
Prenons l'exemple de
Wieser [10] : Si une
nation estime nécessaire de disposer d'armes pour défendre son
honneur ou son existence, elle les produira à partir de fer qui aurait
sinon été utilisé pour d'autres ustensiles
nécessaires mais dont on peut plus ou moins se passer. L'impact sur
les gens de la nécessité de se procurer des armes est donc le
suivant : ils ne pourront disposer que d'une quantité
inférieure d'ustensiles dont ils peuvent plus ou moins se passer et
qui auraient pu être fabriqués avec le fer. En d'autres termes,
la perte subie concernera la plus faible utilité, l'utilité
finale, qui aurait pu être tirée des matériaux de
production nécessaire à la fabrication des armes.
Comment tout ceci
conduit à déterminer la valeur [le prix] des biens que l'on
peut produire à volonté
A partir de là, on
en arrive à l'un des principes théoriques les plus importants,
connu sous une forme particulière depuis déjà bien
longtemps. Ce principe dit que la valeur des biens [le terme de valeur étant
pris ici, comme par la suite, au sens de valeur "objective", i.e.
de prix, et non au sens de valeur "subjective", non mesurable,
comme chez Mises par exemple quand celui-ci parle de "valeur" tout
court. NdT] que l'on peut produire à volonté et sans entrave
a tendance à coïncider avec les coûts de production. Ce
principe est une application particulière de la loi de
l'utilité finale dans des conditions particulières
données. Les "coûts de production" ne sont rien
d'autre que la somme de tous les "matériaux" de production
avec lesquels le bien, ou un de ses substituts, peut être reproduits.
Comme, tel qu'il a été dit précédemment, la
valeur des biens est déterminée par l'utilité finale de
leur substitut, il s'en suit que tant que la substitution peut être faite ad libitum, la valeur du
produit coïncidera avec l'utilité finale des
"matériaux" de production ou, comme on le dit d'habitude,
avec les coûts de production.
Les
"coûts" ne déterminent pas la valeur [le prix], mais
la valeur [le prix] du produit fini détermine la valeur des facteurs
de production utilisés
Les Autrichiens ont, quant
à la cause ultime de cette coïncidence, une théorie assez
différente de l'ancienne explication. L'ancienne théorie
expliquait la relation entre coûts et valeur de sorte que les
coûts représentaient la cause, et même la cause ultime,
alors que la valeur du produit était l'effet. Elle pensait que le
problème scientifique de l'explication de la valeur des biens
était résolu de manière satisfaisante lorsqu'elle avait
dit que les coûts constituent le "déterminant ultime de la
valeur". Les Autrichiens pensent au contraire que seule la moitié
de l'explication, et de loin la moitié la plus facile, se trouve dans
cette présentation. Les coûts sont identiques à la valeur
des matériaux de production nécessaires à la fabrication
des biens. Ils augmentent quand et parce que le prix des
"matériaux" de production (combustible, machines, rente,
travail) monte. Ils diminuent quand et parce que le prix de ces
matériaux baisse. Il est évident que la valeur des
"matériaux" de production doit par conséquent
être auparavant expliquée. Or, le point intéressant est
que lorsque l'on cherche avec soin l'explication de cette valeur, nous
découvrons que la cause en est la valeur finale du produit fini. Il ne
fait en effet aucun doute que nous n'estimons grandement les
"matériaux" de production que lorsque et parce qu'ils sont
capables de nous offrir des produits ayant de la valeur. La relation de cause
à effet est donc exactement l'inverse de ce qu'en disait l'ancienne
théorie. Cette dernière expliquait que la valeur du produit
était l'effet et que les coûts — c'est-à-dire la
valeur des "matériaux" de production — étaient
la cause, et pensaient pouvoir se dispenser de toute autre explication. Les
économistes autrichiens ont découvert que : (1) tout
d'abord, la valeur des "matériaux" de production devait
être expliquée ; (2) après cette explication, et
après avoir démêlé le réseau complexe des
différentes relations, la valeur des "matériaux" de
production se trouve finalement être l'effet, celle du produit
étant la cause.
Le principe
correct avait été reconnu depuis longtemps dans des cas
particuliers, mais le principe général n'avait pas
été compris
Je sais très bien
que cette thèse semblera à première vue étrange
à de nombreux lecteurs. Je ne peux pas entreprendre de la
démontrer ici, ni même d'empêcher certains malentendus
dont elle peut être victime. J'attirerai l'attention sur un seul
exemple. Dans le cas de certains "matériaux" de production,
où le lien causal était pour des raisons spéciales
facile à comprendre, l'ancienne théorie reconnaissait le
principe. Ainsi, en ce qui concerne la valeur des terrains, exprimée
par la rente, Adam Smith observait que le prix des produits du sol n'est pas
élevé parce que la rente est importante ou faible, mais qu'au
contraire la rente est importante ou faible selon que le prix des produits
est élevé ou bas. Ou encore, personne ne pense que le cuivre
est cher parce que le cours des actions des compagnies minières est
haut : c'est bien sûr lorsque et parce que le cuivre est cher que
la valeur des mines et le cours de actions sont élevés. Il y a
autant de raisons qu'une rivière coule de bas en haut alors que celle
d'à-côté coule de haut en bas, qu'il n'y en a pour que le
lien causal soit inverse dans des cas de "matériaux" de
production de types différents. La loi est la même pour tous les
"matériaux" de production. La différence tient
seulement au fait que la véritable relation de cause à effet
est très simple à comprendre dans certains cas, tandis que pour
d'autres elle est très difficile à percevoir, en raison de
nombreuses complications obscurcissant le tableau. Le fait d'avoir
également établi cette loi pour ces cas compliqués,
alors que les apparences semblaient conduire à une explication
inverse, constitue l'une des plus importantes contributions de l'École
autrichienne.
C'est peut-être la
plus importante de toutes. Tout économiste sait quelle vaste part les
coûts de production jouent dans la théorie de l'économie
politique — dans la théorie de la production pas moins que dans
celle de la valeur et des prix, et dans celle-ci pas moins que dans la
théorie de la distribution, de la rente, des salaires, du profit
tiré du capital, du commerce international, etc. On peut dire sans se
tromper qu'il n'y a pas de phénomène de la vie
économique qui ne soit pas obligé de faire appel directement ou
indirectement aux coûts de production. Et ici surgit la question qui,
une fois posée, ne peux plus être éliminée :
Quelle place ces coûts de production tellement utilisés
occupent-ils vraiment dans l'ensemble des phénomènes et de leur
explication ? Sont-ils le centre figé et absolu autour duquel
tournent tous les autres aspects de la valeur ? Ou ces coûts, ces
"matériaux" de production, malgré les apparences
contradictoires, constituent-ils la part variable, déterminée
par la valeur du produit ?
L'hésitation
n'est pas permise : soit les coûts détermine la valeur [le
prix], soit la valeur [le prix] détermine les coûts
Il s'agit d'une question
aussi fondamentale pour l'économie politique que la question
concernant les systèmes de Ptolémée et de Copernic le
fut en astronomie. Le soleil et la Terre tournent, comme le savent tous les
enfants, mais il est impossible d'être astronome de nos jours sans
savoir si la Terre tourne autour du soleil ou si le soleil tourne autour de
la Terre. Il existe entre la valeur du produit et celle des
"matériaux" de production une relation tout aussi
indubitable et évidente. Mais quiconque souhaite comprendre cette
relation ainsi que les innombrables phénomènes qui en
dépendent doit savoir si la valeur des "matériaux" de
production découle de la valeur du produit, ou si c'est le contraire.
Dès l'instant où cette alternative est posée, celui qui
désire devenir économiste doit avoir un avis, et un avis
tranché. Une hésitation, du genre de celle qui jusqu'à
aujourd'hui a presque été universelle, n'est pas de mise :
il n'est pas possible d'établir un système scientifique
où la Terre tourne autour du soleil et le soleil tourne autour de la
Terre, de manière alternative. Par conséquent, celui qui veut
prétendre que les coûts de production sont "la cause ultime
de la valeur" peut continuer de le faire ; mais sa tâche sera
moins facile qu'elle ne l'était autrefois. Nous sommes en droit
d'attendre de lui une explication fouillée, sans défaut et sans
contradiction, en accord avec son principe, du phénomène de la
valeur, et particulièrement de la valeur des "matériaux"
de production. Il rencontrera probablement des difficultés s'il
s'attelle sérieusement à cette tâche. S'il ne les trouve
pas de lui-même, il devra au moins prendre en compte celles que les
autres ont rencontrées sur la même voie, et qui les ont obligés
à chercher l'explication du phénomène de la valeur en
partant du principe opposé. En tout état de cause, ce domaine
de la théorie économique sera traité à l'avenir
avec un soin et une profondeur scientifique bien plus grands qu'auparavant,
à moins que notre science ne veuille mériter le reproche qu'on
lui a si souvent fait : à savoir que l'économie serait
plus un bavardage sur des sujets économiques qu'une véritable
science sérieuse [11].
Le
problème de la valeur des biens complémentaires
La question du lien entre
les coûts et la valeur n'est en fait que la forme concrète d'une
question bien plus générale : celle des relations entre
les valeurs de biens contribuant de manière interdépendante
à la même utilité pour notre bien-être. L'utilité
fournie par une quantité de matériaux servant à produire
un manteau est apparemment identique à l'utilité fournie par ce
manteau. Il est ainsi évident que les biens ou les groupes de biens
dont l'importance découle de notre bien-être au travers d'une
seule et même utilité, doivent, en ce qui concerne leur valeur,
être reliés entre eux d'une manière fixe et
régulière. La question de ce lien fut posée sous une
forme claire et détaillée par les économistes
autrichiens : il n'avait auparavant été traité que
de manière fort peu satisfaisante dans la rubrique "coûts
de production". Il y a cependant un corollaire à cette
proposition générale et importante, corollaire qui n'est pas
moins intéressant ou important, mais qui n'avait pas jusqu'ici
reçu la moindre attention de la part de la théorie
économique traitant du problème des coûts. Il est
très courant que plusieurs biens se combinent ensemble pour produire
une utilité commune unique ; ainsi, le papier, le stylo et
l'encre servent tous à écrire ; l'aiguille et le fil,
à coudre ; le matériel agricole, les semences, le sol et
le travail, à la production de grain. Menger appelait
"complémentaires" de tels biens. Ici se pose la question,
aussi naturelle que délicate : Quelle part de l'utilité
commune doit-elle être dans de tels cas attribuée à
chaque facteur complémentaire ? Et quelle loi détermine la
valeur et le prix de chacun ?
Le sort de ce
problème n'a jusqu'alors pas été très brillant.
L'ancienne théorie ne le considérait pas du tout comme un
problème général, mais était néanmoins
obligée de trancher dans une série de cas concrets dont l'issue
dépendait implicitement de ce problème. En particulier, la
question de la distribution de biens réclamait de telles
décisions. Comme plusieurs facteurs de production — sol,
capital, travail salarié, travail de l'employeur lui-même
— coopèrent pour produire un bien commun, la question de la part
devant revenir à chacun des facteurs pour payer sa participation est
à l'évidence une application particulière du
problème général.
La vieille et
déplorable habitude du raisonnement circulaire concernant la valeur
des biens complémentaires
Mais tranchait-on dans ces
cas concrets ? On décidait au coup par coup, chaque cas
étant traité sans se préoccuper des autres. On en
était finalement arrivé à raisonner de façon
circulaire. Le procédé était le suivant : Quand il
fallait expliquer la rente, on décidait que ce qu'il restait du prix
du produit, après avoir payé les coûts de production
(terme comprenant le paiement de tous les autres facteurs — capital,
travail et profit), revenait au sol. Le rôle de tous les autres
facteurs était considéré comme figé ou connu, et
on attribuait au sol ce qui restait, le montant variant selon le prix du
produit. S'il fallait déterminer le profit entrepreneurial dans un autre
chapitre, on décidait à nouveau de lui attribuer le surplus
demeurant après avoir payé tous les autres facteurs. Dans ce
cas, la part revenant au sol, la rente, était considérée
comme figée ainsi que celles revenant au travail, au capital,
etc. : le profit de l'entrepreneur était considéré
comme la variable, montant et baissant avec le prix du produit. De la
même manière, la part revenant au capital était
traitée dans un troisième chapitre. Le capitaliste, selon
Ricardo, reçoit ce qui reste du prix après paiement des
salaires. Et comme s'il voulait se moquer de ces dogmes classiques, M. F.A.
Walker a clos le cercle en expliquant que le travailleur touche ce qui reste
après avoir paiements des autres facteurs.
L'erreur
consistant à vouloir éviter le problème
général
Il est facile de voir que
ces propositions conduisent à un raisonnement circulaire, et de voir
pourquoi il en est ainsi. Les partisans de ces raisonnements ont simplement
renoncé à énoncer le problème sous une forme
générale. Ils devaient déterminer plusieurs
quantités inconnues mais, au lieu de prendre le taureau par les cornes
et de traiter directement du principe général, selon lequel un
résultat économique commun devrait être divisé
selon ses diverses composantes, ils ont essayé d'éviter la
question fondamentale — celle du principe général. Ils
ont divisé leurs recherches et, seront permis, lors de chaque
recherche partielle, de traiter comme inconnue la quantité faisant
l'objet de l'étude spécifique mais comme si elles
étaient connues les autres quantités inconnues. Ils ferment
donc les yeux devant le fait que, quelques pages plus tôt ou plus tard,
ils avaient inversé la procédure et traité la
quantité supposée connue comme inconnue, et vice versa.
Après
l'École classique vint l'École historique. Comme il arrive
souvent, celle-ci choisit l'option de la supériorité du
scepticisme et déclara totalement insoluble tout problème dont
elle ne pouvait venir à bout. Ses partisans pensaient qu'il est en
général impossible de dire, par exemple, quel pourcentage de la
valeur d'une statue revient au sculpteur et quel pourcentage au marbre.
Or, si le problème
est bien posé, c'est-à-dire si nous voulons séparer les
parts économiques et non les parts physiques, le problème peut
être résolu. Il est d'ailleurs résolu en pratique dans
toutes les entreprises rationnelles, par tout agriculteur ou fabricant. La
théorie n'a rien à faire de plus que de refléter
correctement et soigneusement la pratique pour trouver la solution
théorique. La théorie de l'utilité finale est à
ce propos d'un grand secours. C'est toujours la même chanson. Il suffit
de déterminer correctement ce qu'est l'utilité finale de chaque
facteur complémentaire, ou l'utilité que la présence ou
l'absence d'un facteur complémentaire apporterait ou
enlèverait. La poursuite tranquille d'une telle recherche mettra en
lumière la solution au problème prétendument insoluble.
Les Autrichiens ont fait la première tentative dans cette direction.
Menger et l'auteur de ces lignes ont traité cette question sous le
titre Theorie der
komplementären Güter (théorie
des biens complémentaires). Wieser a traité du même sujet
sous le titre Theorie der
Zurechnung (théorie
de l'imputation). Ce dernier, en particulier, a montré de
manière admirable comment il faudrait présenter le
problème, et qu'il peut être résolu ;
Menger a indiqué la méthode de résolution, de la
manière la plus heureuse qui soit à ce qu'il me semble [12].
J'ai dit que la loi des
biens complémentaires était la contrepartie de la loi des
coûts. De même que la première démêle les relations
entre les prix résultant d'une juxtaposition temporelle et causale, à
partir de la coopération simultanée de plusieurs facteurs en
vue d'une utilité commune, la loi des coûts explique les
relations entre les prix résultant d'une séquence temporelle, à partir de
l'interdépendance causale de facteurs successifs.
"Grâce à
la première, les mailles du réseau complexe que constituent les
relations mutuelles des prix des facteurs coopérant entre eux sont
démêlées selon la longueur et la largeur, pour ainsi
dire ; grâce à la seconde, elles le sont en profondeur.
Mais les deux processus se produisent au sein de la même loi commune de
l'utilité finale, dont ces deux lois ne sont que des applications
particulières à des problèmes spécifiques" [13].
Les contributions
autrichiennes aux théories de la distribution, du capital, des
salaires, des profits et de la rente
Ainsi
préparés, les économistes autrichiens se sont finalement
attaqués aux problèmes de la distribution. Ces derniers se
résolvent d'eux-mêmes comme série d'applications
particulières des lois théoriques générales, dont
la connaissance a été obtenue par le travail préalable
de préparation, travail ennuyeux mais pas infructueux. Le sol, le
travail et le capital sont des facteurs de production complémentaires.
Leur prix ou, ce qui est la même chose, le taux de la rente, des
salaires et de l'intérêt, provient simplement de la combinaison
des lois expliquant la valeur des "matériaux" de production
d'un côté, des lois expliquant celle des biens complémentaires
d'un autre côté. Je ne parlerai pas ici des idées
particulières des Autrichiens sur ces sujets. Je ne pourrais pas,
même si je le voulais, exposer convenablement dans cet article leurs
conclusions, encore moins leurs démonstrations. Je dois me contenter
de donner un bref aperçu des sujets qu'ils ont traités et,
quand cela est possible, de l'esprit qui dirige leurs travaux. Je remarquerai
donc rapidement qu'ils ont exposé une théorie du capital
nouvelle et détaillée [14] au sein de laquelle ils ont
incorporé une nouvelle théorie des salaires [15], tout en traitant à
maintes reprises des problèmes liés aux profits
entrepreneuriaux [16] et à la rente [17]. A la lumière de la
théorie de l'utilité finale, ce dernier problème trouve
en particulier une solution simple, qui confirme les résultats de la
théorie de Ricardo et son raisonnement sur de nombreux points.
Bien sûr, toutes les
applications possibles de la loi de l'utilité finale n'ont pas
été faites. Je mentionnerai en passant que certains
économistes autrichiens ont essayé d'appliquer cette loi au
domaine des finances [18] ;
d'autres à certaines questions intéressantes et complexes de la
jurisprudence [19].
La doctrine
jusqu'ici négligée des biens économiques
Enfin, en liaison avec les
efforts précédents, de nombreux efforts ont été
entrepris pour améliorer les "instruments" dont se sert la
science, pour éclaircir les concepts fondamentaux les plus importants.
Et, comme cela se passe souvent, les économistes autrichiens ont
trouvé beaucoup de points à améliorer et à
corriger dans un domaine qui passait jusqu'alors pour si évident et si
simple que la littérature de nombreuses nations — par exemple en
Angleterre — n'avait presque rien à en dire. Je veux parler de
la doctrine des biens économiques. Menger a mis dans les mains de la
science un instrument logique avec son concept, aussi simple
qu'évocateur, des différents ordres de biens (Güterordnungen) [20], concept qui sera d'une grande
utilité pour toute recherche ultérieure. L'auteur de ces lignes
a particulièrement cherché à étudier un autre
concept, apparemment le plus simple de tous mais en réalité
l'un des plus obscurs et des plus mal employés : celui de
l'utilisation des biens (Gebrauch der Güter) [21].
Étudier de
plus près les problèmes pratiques
Les questions de politique
économique pratique, au contraire, ont tout juste commencé
à faire l'objet de travaux de la part des économistes
autrichiens [22]. Ceci ne veut
cependant pas dire que les Autrichiens ne comprennent pas les
nécessités pratiques de la vie économique et encore
moins qu'ils ne souhaitent pas relier leur théorie abstraite à
la pratique. Au contraire. Mais nous devons construire la maison avant de la
mettre en ordre, et tant que nous en sommes encore à établir le
cadre de notre théorie, il peut difficilement être question de
consacrer aux nombreuses questions portant sur les détails pratiques
le temps et l'attention qu'une explication écrite réclamerait.
Nous avons nos idées là-dessus, nous les exposons lors de nos
cours, mais nos activités écrites ont dû jusqu'à
présent se cantonner presque exclusivement aux problèmes
théoriques : pas uniquement parce que ces derniers constituent
les problèmes fondamentaux, mais aussi parce qu'il faut réparer
l'oubli dont ils ont été victimes de la part de l'autre bord,
celui de l'École historique.
Les objectifs des
Autrichiens ; la Renaissance de la théorie
économique ; les caractéristiques de cette Renaissance
Que signifie en somme
cette longue histoire ? Quelle est l'importance pour la science dans son
ensemble de l'avènement de quelques hommes qui enseignent ceci ou cela
à propos des biens, de la valeur, du capital et d'une douzaine d'autre
sujets ? Cela a-t-il la moindre importance ? Pour répondre à
cette question, je me sens mal à l'aise d'appartenir au groupe de ceux
qui pratiquent l'activité dont nous parlons. Je dois donc me contenter
d'exposer ce que les économistes autrichiens essaient de faire dans
leur ensemble ; d'autres jugeront de leur réussite ou de leur
échec.
Ce qu'ils veulent, c'est
une sorte de Renaissance de la théorie
économique. L'ancienne théorie classique, admirable à
son époque, avait le caractère d'une collection de
pièces fragmentaires n'ayant pas de liens entre elles, ni avec les
principes fondamentaux des sciences humaines. Notre connaissance est certes
au mieux un patchwork et il devra toujours en être ainsi. Mais cette
image était particulièrement vraie pour la théorie
économique classique. Cette dernière avait découvert,
avec génie, une foule de régularités au sein du
tourbillon des phénomènes économiques et
commencé, avec tout autant de génie, à
interpréter ces régularités, malgré les
difficultés que comporte tout défrichement. Elle avait
habituellement réussi, par ailleurs, à poursuivre le fil de
l'explication en allant toujours plus loin en profondeur. Mais au-delà
d'une certaine profondeur, elle perdait toujours pied, sans exception.
Certes, les économistes classiques savaient bien jusqu'à quel
point il fallait faire remonter leurs explications — jusqu'au souci du
bien-être de l'humanité qui, s'il n'est pas perturbé par
des motifs altruistes, constitue la force motrice de toute action
économique. Mais, en raison d'une circonstance particulière, le
milieu de leur explication — dans lequel la conduite réelle des
hommes, en ce qui concerne l'établissement du prix des biens, des
salaires, de la rentes, etc., aurait dû être reliée aux
considérations fondamentales d'utilité — était
toujours erroné. Cette circonstance était la suivante : Un
Robinson Crusoé ne se préoccupe que des biens ; dans la
vie économique moderne, nous avons affaire à des biens et
à des êtres humains qui nous permettent d'obtenir les biens que
nous utilisons — grâce à l'échange, la
coopération, etc. On a fini d'expliquer l'économie de Robinson quand
nous avons réussi à montrer la relation entre notre
bien-être et les biens matériels, ce que doit être notre
position vis-à-vis de ces biens matériels en vue d'assurer la
promotion de notre bien-être. Pour expliquer l'ordre économique
moderne, il faut apparemment deux processus : (1) tout comme dans le cas
de l'économie de Robinson, nous devons comprendre le lien entre nos
intérêts et les biens extérieurs ; et (2) nous
devons chercher à comprendre les lois selon lesquelles nous
poursuivons nos intérêts quand ils sont mêlés avec
ceux des autres.
Deux
problèmes distincts : les relations des hommes et des
choses ; les relations des hommes entre eux
Personne n'a jamais eu
l'illusion de penser que ce second processus n'est pas difficile et
compliqué — pas même les économistes classiques.
Mais, par ailleurs, ils sous-estimaient énormément les
difficultés du premier processus. Ils pensaient qu'en ce qui concerne
la relation de hommes et des biens extérieurs, il n'y a avait rien
à expliquer du tout ou, pour être plus précis, rien
à déterminer. Les hommes ont besoin de biens pour
répondre à leurs besoins ; ils les désirent et leur
attribuent une utilité concernant leur valeur d'usage. Voilà
tout ce que les économistes classiques savaient ou enseignaient
à propos de la relation entre les hommes et les biens. Tandis qu'on
discutait de la valeur d'échange et qu'on l'expliquait au cours de
longs chapitres, depuis l'époque d'Adam Smith jusqu'à celle de
M. Max Vane, la valeur d'usage était habituellement
écartée en deux lignes, en y ajoutant souvent un commentaire
indiquant que la valeur d'usage n'avait rien à voir avec la valeur
d'échange.
Sous-estimation
passée des problèmes des relations entre les hommes et les
choses ; le défaut criant des économistes classiques
C'est malgré tout
un fait que la relation des hommes aux biens n'est pas le moins du monde si
simple et uniforme. La théorie moderne de l'utilité finale
appliquée aux coûts de production, aux biens
complémentaires, etc., montre que la relation entre notre
bien-être d'un côté, les biens de l'autre, est capable
d'innombrables gradations, et que toutes ces gradations exercent une
influence sur les efforts que nous faisons pour obtenir des biens par
l'échange. C'est ici que réside la grande et fatale lacune de
la théorie classique : elle essaie de montrer comment nous
poursuivons nos intérêts concernant les biens, en opposition
avec les autres hommes, et ce sans comprendre l'intérêt
lui-même. Ces tentatives d'explication sont naturellement
incohérentes. Les deux processus d'explication doivent aller de pair
comme deux roues dentées d'un engrenage. Mais, comme les
économistes classiques n'avaient aucune idée de la forme que
devait avoir la première roue, ils ne pouvaient donner d'interprétation
convenable pour la seconde roue. Ainsi, au-delà d'une certaine
profondeur, toutes leurs explications dégénéraient en
lieux communs généraux, erronés dans leur
généralisation.
C'est à ce stade
qu'une Renaissance théorique doit se produire et, grâce aux
efforts de Jevons et de ses successeurs ainsi qu'à ceux de
l'École autrichienne, elle a déjà commencé. Dans
le domaine le plus général et le plus fondamental de la
théorie économique, auquel toute explication économique
doit finalement conduire, nous devons abandonner les énoncés de
dilettantes pour entreprendre une véritable recherche scientifique.
Nous ne devons pas nous lasser d'étudier le microcosme si nous
souhaitons comprendre correctement le macrocosme de l'ordre
économique. C'est là le tournant que toute science atteint
à un moment ou à un autre. Nous commençons toujours par
tenir compte des grands phénomènes frappants, en passant sur
les petits phénomènes de tous les jours. Mais il survient
toujours un moment où nous découvrons avec étonnement
que les complications et les mystères du macrocosme se produisent de
manière encore plus remarquable dans les éléments les
plus petits et apparemment les plus simples — lorsque nous percevons
que nous devons chercher la clé de la compréhension des
phénomènes concernant les grandes choses dans l'étude du
monde des petites choses. Les physiciens commencèrent avec le
mouvement et les lois des grands corps célestes ; de nos jours,
ils étudient avec le plus d'empressement la théorie des molécules
et des atomes, et c'est des menus détails de la chimie que nous
attendons les développements les plus importants en vue d'une
éventuelle compréhension du tout. Dans le monde organique, on
portait autrefois la plus grande attention aux organismes les plus
développés et les plus puissants. Aujourd'hui, on porte le plus
grand intérêt aux microorganismes les plus simples. Nous
étudions la structure des cellules et des amibes et cherchons partout
des bacilles. Je suis convaincu qu'il en sera de même pour la
théorie économique. L'importance de la théorie de
l'utilité finale ne réside pas dans le fait qu'elle constitue
une théorie de la valeur plus correcte qu'une douzaine d'autres
vieilles théories. Son importance vient plutôt du fait qu'elle
marque l'arrivée de cette crise caractéristique dans la science
des phénomènes économiques : elle montre pour une
fois que dans une chose en apparence simple, la relation entre l'homme et les
biens extérieurs, il y a de la place pour des complications sans fin,
que derrière ces complications se trouvent des lois immuables dont la
découverte réclame toute la perspicacité des chercheurs.
Elle montre que, grâce à la découverte de ces lois, on
vient à bout de la plus grande partie des recherches portant sur le
comportement des hommes dans leurs rapports économiques. La chandelle
allumée répand sa lumière hors de la maison.
Le
mécontentement quant à la nécessité de
reconstruire la science économique n'est pas de mise ; nous
devons construire mieux que les pionniers de l'économie
Il se peut bien entendu
que, pour beaucoup de ceux qui s'intitulent économistes politiques, ce
soit une désagréable surprise que d'ajouter à une
discipline qu'ils avaient jusqu'ici labourée par leur travail
intellectuel, un nouveau domaine — nullement étroit, et dont
l'étude est particulièrement laborieuse. Comme il était
pratique jusqu'alors de conclure une explication du phénomène
des prix en se référant à la doctrine de "l'offre
et de la demande" ou "des coûts" ! Et maintenant,
soudainement, ces piliers vacillent et nous sommes obligés de bâtir
des fondations bien plus profondes, au prix d'un grand et pénible
labeur.
Que cela soit
agréable ou non, il n'y a pas d'alternative : nous devons
effectuer le travail que les générations passées ont
négligé de faire. Les économistes classiques peuvent
être excusés de cette négligence. A leur époque,
quand tout était neuf et à découvrir, la recherche per saltum, l'exploitation de
la science, pouvaient être riches de résultats. Il en est
désormais autrement. En premier lieu, comme nous n'avons pas le mérite
d'être des pionniers de la science, nous, qui sommes d'une
époque postérieure, ne pouvons pas prétendre aux
privilèges des pionniers : les exigences sont devenues plus
élevées. Si nous ne voulons pas rester à la traîne
des autres sciences, nous devons nous aussi introduire un ordre et une
discipline stricts dans notre science, ce que nous sommes encore loin
d'avoir. Ne nous laissons pas bercer par l'illusion d'une autosatisfaction
vaine. On peut bien sûr s'attendre à des erreurs et à des
omissions à tout moment et dans toute science, mais nos
"systèmes" fourmillent encore de lieux communs et d'erreurs
superficielles dont la fréquence est un signe certain de l'état
primitif d'une science. Que nos présentations finissent dans un
écran de fumée avant d'avoir atteint l'essentiel, qu'elles
s'évaporent dans des phrases creuses dès que le sujet devient
difficile, que les problèmes importants ne soient pas même
énoncés, que nous raisonnions de manière circulaire, que
non seulement dans le même système, mais parfois dans le
même chapitre, on soutienne des théories contradictoires sur le
même sujet, qu'à cause d'une terminologie ambiguë et
désordonnée nous soyons conduits vers les erreurs et les
malentendus les plus manifestes — tous ces ratés sont si
fréquents au sein de notre science qu'ils semblent caractériser
son style. Il est facile de comprendre pourquoi les représentants des
autres sciences, qui ont pris l'habitude d'une discipline stricte, regardent
avec pitié de nombreux ouvrages célèbres
d'économie politique, et dénie à cette dernière
le titre de véritable science.
L'École
historique allemande n'a pas beaucoup contribué au progrès de
l'économie
Cette condition peut et
doit changer. L'École historique, qui, en Allemagne, a donné le
ton au cours des quarante dernières années, n'a malheureusement
rien fait du tout à cet effet. Au contraire, dans sa peur aveugle de
tout raisonnement "abstrait" et en raison de son scepticisme bon
marché avec lequel elle décrétait "insolubles"
les problèmes concernant presque tous les points importants du
système, et sans espoir toute tentative de découvrir des lois
scientifiques, l'École historique a fait son maximum pour
décourager et empêcher le moindre effort consacré
à l'objectif souhaitable. Je n'ignore pas que, par ailleurs, en ce qui
concerne le recueil de données empiriques, elle a pu conduire à
de grands bénéfices, mais l'avenir nous dira dans quelle mesure
ils ont été utiles dans ce domaine et quel tort ils ont pu
porter aux autres domaines par leur zèle unilatéral.
Ce que les Écoles
classique et historique ont négligé, l'École
autrichienne est en train de l'accomplir aujourd'hui. Elle n'est pas seule
dans cette bataille. En Angleterre, depuis l'époque de Jevons, de
grands efforts similaires, impulsés par ce grand penseur, ont
été entrepris par ses valeureux associés et successeurs.
Stimulés en partie par Jevons, en partie par l'École
autrichienne, un nombre étonnamment élevé de chercheurs
de toutes les nations se sont tournés récemment vers les
nouvelles idées. La littérature hollandaise se consacre presque
exclusivement à celles-ci. , Elles ont été admises en
France, au Danemark et en Suède. En Italie et aux États-Unis,
on les trouve propagées presque quotidiennement dans les
différents écrits. Et même en Allemagne, place forte de
l'École historique, contre laquelle on doit lutter centimètre
par centimètre pour gagner du terrain, la nouvelle tendance a
gagné une position importante et influente.
Une tendance qui
possède une telle force d'attraction peut-elle n'être qu'une
erreur ? Ou cette nouvelle tendance résulte-t-elle en
réalité d'une nécessité de notre science,
nécessité qui a longtemps été opprimée en
raison de l'utilisation de méthodes unilatérales, mais qui
devait finir un jour par se faire sentir — la nécessité
d'une authentique profondeur scientifique ?
Notes
[1] Menger, Untersuchung
über die Methode der Sozialwissenschaften, 1883.
— Menger, "Grundzüge einer Klassification der Wirtschaftswissenschsaften", dans
le Jahrbuch
für Nationalökonomik
und Statistik de
Conrad, N.F., volume XIX, 1889.
— Sax, Das Wesen und die Aufgabe der Nationalökonomie, 1884.
— Philippovitch, Über
Aufgabe und Methode der politischen Ökonomie,
1886.
— Böhm-Bawerk, "Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwerts,"
dans le Jahrbuch de
Conrad, N.F., volume XIII, 1886, pp. 480 ff. Critique de "Klassische Nationalökonomie"
de Brentano dans la Göttinger
Gehlerten Anzeigen,
1-6, 1889. Critique
de "Literaturgeschichte" de Schmoller
dans le Jahrbuch de Conrad, N.F., volume XX,
1890. Traduit dans les Annales (Annals)de
l'American Academy, volume 1, numéro 2,
octobre 1890, sous le titre "The Historical
vs. the Deductive Method
in Political Economy".
[2] Entwicklung
der Gesetze des menschlichen
Verkehrs.
[3] Theory of
Political Economy,
1871, deuxième édition en 1879.
[4] Grundsätze
der Volkswirtschaftslehre,
1871.
[5] Éléments
d'économie politique pure, 1874.
[6] "Philosphy of
value," dans le New
Englander de juillet 1881.
A cette époque, le professeur Clark ne connaissait pas bien, comme il
me l'a dit, les travaux de Jevons et Menger.
[7] Böhm-Bawerk, Grundzüge, pp. 38
et 49 ; Wieser, Der natürlicher
Wert, 1889, pp. 46 ff.
[8] Comme,
par exemple, en Allemagne, la plus haute autorité de la théorie
des prix : Hermann. Cf. Böhm-Bawerk, Grundzüge,
pp. 516, 527.
[9] La
littérature autrichienne sur le sujet des prix est : Menger, Grundsätze
der Volkswirschaftslehre,
pp. 142 ff ; Böhm-Bawerk,
"Grundzüge der Theorie
des wirtschaftlichen Güterwerts,"
deuxième partie, Jahrbuch de
Conrad, N.F., volume XIII, pp. 477 ff, et
sur le point évoqué dans le texte, particulièrement la
page 516 ; Wieser, Der natürliche Wert,
pp. 37 ff ; Sax, Grundlegung
der theoretischen Staatswirtschaft,
1887, pp. 276 ff ; Zuckerkandl, Zur
Theorie des Preises,
1889. Je ne perdrai pas l'occasion de me référer à
l'excellent compte rendu donné par le Dr. James Bonar
il y a quelques années sur les économistes autrichiens et sur
leurs idées concernant la valeur dans le Quarterly
Journal of Economics, octobre 1888.
[10] Der natürliche Wert, p. 170.
[11] La
littérature autrichienne sur la relation entre valeur et coûts
est la suivante : Menger, Grundsätze,
pp. 123 ff ; Wieser, Über
den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschaftlichen
Wertes, 1884, pp. 139 ff ; Der
natürliche Wert,
pp. 164 ff. ; Böhm-Bawerk, Grundzüge , pp. 61 ff., 534 ff. , Positive Theorie
des Kapitals, 1889, pp. 189 ff.
[12]
Menger, Grundsätze,
pp. 138 ff. ; Böhm-Bawerk, Grundzüge , première partie, pp. 56 ff. ; Kapital und Kapitalzins, volume II : Positive Theorie,
pp. 178 ff. ; Wieser, Der natürliche
Wert, pp. 67 ff.
[13] Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins,
volume II : Positive Theorie, pp. 201 ff.
[14]
Böhm-Bawerk, Kapital und
Kapitalzins,
volume I, Geschichte
und Kritik der Kapitalzinstheorien, 1884 ; volume II, Positive Theorie
des Kapitals, 1889 ; se séparant
des anciens enseignements de Menger dans Grundsätze, pp. 143 ff.
[15]
Böhm-Bawerk, Positive Theorie, passim, et
pp. 450-452.
[16] Mataja, Der Unternehmergewinn,
1884 ; Gross, Die Lehre vom Unternehmergewinn,
1884.
[17]
Menger, Grundsätze,
pp. 133 ff ; Wieser, Der natürliche
Wert, pp. 112 ff. ;
Böhm-Bawerk, Positive Theorie, et pp. 380 ff.
[18] Robert Meyer, Die
Prinzipien der gerechten Besteuerung, 1884 ; Sax, Grundlegung, 1887 ; Wieser, Der natürliche
Wert, pp. 209 ff.
[19] Mataja, Das Recht des Schadenersatzes,
1888 ; Seidler, "Die Geldstrafe
vom volkswirtschaftslichen
und sozialpolitischen Gesichtspunkt," Jahrbuch de Conrad, N.F., volume XX, 1890.
[20] Menger, Grundsätze,
pp. 8 ff.
[21] Böhm-Bawerk, Rechte und Verhältnisse
vom Standpunkt der volkswirtschaftlichen Güterlehre,
1881, pp. 57 ff.
[22] Par Sax, par exemple, Die Verkehrsmittel in Volks— und
Staatswirtschaft, 1878-79 : Philippovitch, Die
Bank von England, 1885 ; Der
badische Staatshaushalt,
1889.
Traduction : Hervé de Quengo
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