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Un
problème majeur quand on discute de la prétendue
nécessité de l'Etat est le fait que toutes ces discussions ont
lieu dans un contexte où l'Etat existe depuis des siècles, et
où le peuple a pris l'habitude de cette domination. L'association
cynique de la mort et des impôts dans le dicton populaire qui exprime
la certitude nécessaire des deux montre bien que les gens se sont
résignés à l'existence de l'Etat, perçu comme un
fléau, mais un fléau naturel inéluctable contre lequel
il n'y a pas de solution. Le poids de l'habitude qui cimente la domination
étatique a été relevé dès le XVIe
siècle dans les écrits de La Boétie. Mais comme nous
voulons invoquer la logique contre le poids des habitudes, nous ne devons pas
nous contenter de comparer l'Etat que nous connaissons avec une situation
inconnue, nous devons plutôt commencer au point social zéro,
dans la fiction logique de "l'état de nature", et mettre en
balance les arguments en faveur de l'Etat et les arguments pour une
société libre.
Imaginons qu'un nombre assez important de personnes viennent soudainement au
monde et aient à choisir le type d'organisation sociale sous lequel
ils devront vivre. Certains défendraient l'opinion suivante (argument
typique en faveur de l'Etat) : "Si on permet à chacun de nous de
demeurer libre sous tous rapports, plus particulièrement si chacun
peut détenir des armes et conserve son Droit d'autodéfense, il
s'ensuivra une guerre de tous contre tous qui mènera la
société au naufrage. Par conséquent, confions nos armes
et notre pouvoir ultime de décision, incluant le pouvoir de
définir et de faire respecter nos Droits, confions cela à...
tenez, à la famille Tartempion là-bas. La famille Tartempion
nous protégera contre nos instincts de prédateurs, maintiendra
la paix sociale et fera respecter la justice." Est-il possible
d'imaginer que quelqu'un (excepté peut-être la famille
Tartempion) envisage un plan aussi absurde? Il serait réduit au
silence par ce cri: "Et qui nous protégera contre la famille
Tartempion, surtout quand nous serons privés de nos armes?" Et
pourtant, bien que la prétendue légitimité de la famille
Tartempion ne découle que de la durée de son pouvoir, c'est le
type l'argument que nous acceptons sans discussion. Le recours à la
logique de l'état de nature est utile pour nous débarrasser du
poids de l'habitude et voir l'Etat tel qu'il est - à voir que, de
fait, le roi est bel et bien nu.
Si, en effet, nous portons un regard logique et détaché sur la
théorie de "l'Etat limité", on voit tout de suite
quelle chimère il représente quelle utopie incohérente
il propose. En premier lieu, on n'a aucune raison de croire que le monopole
de la violence, une fois acquis à la famille Tartempion ou à
quelqu'autre dirigeant étatique, continuera de se "limiter"
à la protection de la personne et de la propriété.
L'expérience de l'histoire montre sans l'ombre d'un doute qu'aucun
Etat n'est longtemps demeuré limité. Et il existe d'excellentes
raisons pour croire qu'aucun Etat ne le sera jamais. Premièrement, une
fois le principe cancéreux de la coercition -le financement par le vol
et le principe du monopole violent sur l'emploi de la force-
légitimé et établi au coeur de la société,
on a toutes les raisons de s'attendre à ce que ce
précédent ne fasse que croître et embellir. Plus
spécifiquement, l'intérêt économique des
dirigeants de l'Etat les pousse à travailler activement à
l'expansion de leur pouvoir. Plus les pouvoirs coercitifs de l'Etat se
développent au-delà des limites que chérissent les
théoriciens de l'Etat libéral, plus s'accroissent le pouvoir et
la richesse de la classe dirigeante aux commandes de l'appareil d'Etat. C'est
pourquoi, impatiente de maximiser son pouvoir et sa richesse, cette classe
étendra les compétences de l'Etat - et elle ne rencontrera que
peu d'opposition étant donné la légitimité
qu'elle et ses suppôts intellectuels auront réussi à
obtenir, étant donné aussi l'absence de liberté sur les
marchés, l'insuffisance des moyens institutionnels pour
résister au monopole étatique de la violence et sa
capacité de faire prévaloir par la force ses conceptions. C'est
un heureux trait du marché libre que la maximisation de la richesse
d'une personne ou d'un groupe profite en retour à tous; dans le domaine
de la politique en revanche, dans le domaine étatique, la maximisation
des revenus et de la richesse ne peut profiter qu'aux parasites que sont
l'Etat et ses dirigeants, et ceci au détriment du reste de la
société.
Les partisans de l'Etat limité défendent souvent l'idéal
d'un Etat au-dessus de la mêlée qui ne prendrait pas parti ni ne
ferait étalage de sa puissance, d'un "arbitre" qui
trancherait avec impartialité entre les différentes factions de
la société. Mais quelle raison les hommes de l'Etat auraient-ils
de se comporter ainsi? Etant donné leur pouvoir sans contrepoids,
l'Etat et ses dirigeants agiront de manière à maximiser leur
pouvoir et leur richesse et par conséquent, dépasseront
inévitablement leurs prétendues "limites". Ce qui est
important, c'est que l'utopie de l'Etat limité et du
libéralisme ne fournit aucun mécanisme institutionnel pour
contenir l'Etat à l'intérieur de ces limites. Pourtant,
l'histoire sanguinaire de l'Etat aurait dû prouver qu'on use
nécessairement, et donc qu'on abuse, de tout pouvoir quel qu'il soit,
dès lors qu'on l'a reçu en partage ou qu'on s'en est
emparé. Comme le remarquait Lord Acton, le pouvoir corrompt.
De plus au-delà de l'absence de mécanisme institutionnel
capable d'assurer que l'ultime décideur et utilisateur de la force se
"limite" à la protection des Droits, il existe, dans
l'idéal même de l'Etat neutre ou impartial, une grave
contradiction interne. Il ne peut y avoir d'impôt "neutre",
de régime fiscal qui laisse le marché inchangé par
rapport a ce qu'il aurait été en
l'absence d'impôt. Comme John C. Calhoun le notait on ne peut plus
clairement au début du XIXe siècle, l'existence même de
l'impôt rend la neutralité impossible. Quel que soit le niveau
de l'impôt, il créera toujours au moins deux classes sociales
antagonistes: la classe "dirigeante", qui profite et vit de
l'impôt, et la classe "dominée", qui paie les
impôts. Bref, deux classes en lutte: les payeurs d'impôts nets et
les consommateurs nets d'impôt. A tout le moins, les fonctionnaires de
l'Etat sont forcément des consommateurs nets d'impôt; et on
trouve d'autres membres de cette classe parmi les personnes et les groupes
subventionnés par les dépenses inévitables des hommes de
l'Etat.
Calhoun l'écrivait bien :
" [Les] agents et fonctionnaires de l'Etat forment la partie de la
communauté qui est récipiendaire exclusive des recettes de
l'impôt. Tout ce qui est enlevé à la
société sous forme d'impôt et qui n'est pas
gaspillé leur est remis de frais et débours. Ce sont les deux
aspects - dépense et impôt - de l'activité
budgétaire de l'Etat. Ils sont corrélatifs. Ce que le premier
soutire à la société sous le nom d'impôts est
transféré à la classe de la société que
forment les bénéficiaires ne représentent qu'une partie
de la communauté, il suffit de considérer ensemble les deux
aspects du processus budgétaire pour s'apercevoir que celui-ci doit
frapper inégalement les contribuables et les
bénéficiaires des recettes fiscales. Il ne pourrait du reste en
être autrement, sauf si ce qui est perçu auprès de chaque
individu en impôt lui était rendu sous forme de dépenses,
ce qui rendrait l'ensemble du processus dérisoire et absurde...
"De l'activité budgétaire inégalitaire du
gouvernement, il doit par conséquent résulter une division de
la communauté en deux grandes classes: ceux qui, en fait, paient les
impôts et supportent évidemment à eux seuls le fardeau de
l'entretien de l'Etat; et les bénéficiaires de dépenses
et donc des recettes fiscales, qui se trouvent ainsi à la charge de
l'Etat - ou, pour résumer, la classe des payeurs d'impôt et la
classe des consommateur d'impôt.
"Or tout cela engendre un antagonisme dans leurs relations à
l'égard de l'action budgétaire des hommes de l'Etat - et de
l'ensemble des politiques qui sont liées. Car plus
élevés sont les impôts et les dépenses, plus grand
est le gain de l'une et la perte de l'autre, et vice versa.[...]
Tout accroissement a donc pour effet d'enrichir et de renforcer l'une ,
d'appauvrir et d'affaiblir l'autre."
Une Constitution, continue Calhoun, est incapable de maintenir l'Etat
à l'intérieur de ses limites. En effet, la Cour suprême
des Etats-Unis étant nommée par le gouvernement lui-même
et tenant de lui son monopole de décision ultime, les favoris politiques
qui la composent pousseront immanquablement à une
interprétation "large" ou lâche de termes de la
Constitution qui servira à accroître le pouvoir des hommes de
L'Etat sur les citoyens et, avec le temps, les séides du pouvoir
auront raison de la minorité des esprits indépendants qui
auront prôné en vain une interprétation stricte capable
de limiter le pouvoir de l'Etat.
Le concept d'un Etat libéral limité recèle d'autres
failles et incohérences. En premier lieu, les philosophes politiques
et notamment ceux qui prônent un Etat limité admettent
généralement que l'Etat est nécessaire à la
création et au développement du droit, ce qui est
historiquement inexact. La plus grande partie du droit -notamment la partie
la plus libertarienne- est issue non pas de l'Etat mais des institutions non
étatiques que furent les coutumes tribales, les juges et tribunaux de
droit commun, le droit commercial et les tribunaux de marchands, le droit
maritime et les tribunaux établis par les transporteurs
eux-mêmes. Les juges concurrentiels de la Conmon Law, de même que
les Anciens des tribus, ne s'occupaient pas de faire le droit mais se
contentaient de le découvrir dans des principes existants et
généralement acceptés, et de l'appliquer à des
cas particuliers ou à des conditions technologiques ou
institutionnelles nouvelles. Tel était aussi le droit romain
privé. Et, dans l'Irlande celtique, une société qui a
duré mille ans jusqu'à sa conquête par Cromwell, "il
n'y avait aucune trace de justice étatique" : des écoles
concurrentielles de juristes professionnels interprétaient et
appliquaient un corpus commun de lois coutumières, que faisaient
respecter des tuatha, sortes de compagnies d'assurances concurrentielles et
volontaires. Qui plus est, ces règles coutumières, loin
d'être aléatoires ou arbitraires, étaient
délibérément ancrées dans un Droit naturel
accessible, la raison humaine.
Non seulement l'idée que l'Etat serait nécessaire au
développement du Droit est infirmée par l'histoire mais, de
plus, comme Randy Barnett l'a brillamment démontré, l'Etat, de
par sa nature même, est incapable de respecter ses propres
règles juridiques. Or, si les hommes de l'Etat ne peuvent respecter
leurs propres lois, ils seront nécessairement des législateurs
dépourvus de compétence comme de rationalité. Le compte
rendu exégétique que Barnett a fait de l'ouvrage fondamental de
Lon L. Fuller, The Morality of Law montre l'erreur persistante de la doctrine
actuelle du positivisme juridique, décrite par Fuller comme
"l'hypothèse que l'on doit considérer le droit comme une
[...] projection à sens unique de l'autorité, qui part de
l'Etat et s'impose aux citoyens". Fuller explique que le droit n'est pas
simplement "vertical" - commandement d'en haut, ordonné par
les hommes de l'Etat, adressé aux citoyens, mais aussi
"horizontal" au sens où il prend naissance parmi les gens
eux-mêmes pour s'appliquer à eux et entre eux. Il cite le droit
international, les lois tribales, les règles privées, etc.,
comme exemples omniprésents de ce genre de droit
"réciproque", et non étatique. Selon Fuller, l'erreur
positiviste vient de l'ignorance d'un principe essentiel du vrai Droit,
à savoir que le législateur doit lui-même respecter les
règles qu'il établit pour ses citoyens ou pour reprendre ses
termes exacts, "que le droit institué présuppose
lui-même un engagement, de la part de l'autorité publique, de
respecter ses propres règles dans ses relations avec ses sujets".
Toutefois, comme Barnett le fait très bien remarquer, FuIler se trompe
lourdement en ne poussant pas assez loin son propre principe, en limitant son
champ d'application aux procédures, aux "règles selon
lesquelles les lois sont adoptées", au lieu de l'appliquer
à la substance même du droit. Parce qu'il ne se montre pas
capable de suivre son raisonnement jusqu'à sa conclusion logique,
Fuller ne voit pas la contradiction interne qui est au coeur de l'Etat
législateur. Barnett écrit :
"La limite de Fuller tient à ce qu'il n'a pas poussé assez
loin l'application de son propre principe. S'il l'avait fait, il aurait
constaté que le système juridique de l'Etat ne respecte pas le
principe de la conformité avec ses propres règles. C'est parce
que les juristes positivistes constatent que les hommes de l'Etat violent
leurs propres règles qu'ils concluent, non sans raison dans cette
perspective, que la loi fabriquée par l'Etat est sui generis."
Or, ajoute Barnett, si Fuller avait poussé son principe jusqu'à
énoncer que le "le législateur s'engage à respecter
la substance de ses propres lois", alors il aurait compris que "de
par sa nature, l'Etat viole nécessairement cet engagement".
En effet, Barnett montre bien que les deux caractéristiques exclusives
et essentielles des hommes de l'Etat résident dans leur pouvoir de
lever des impôts - d'obtenir leurs revenus par la force,
c'est-à-dire au moyen du vol avec violence - et dans leur pouvoir
d'empêcher leurs sujets de retenir les services d'une autre agence de
protection (le monopole coercitif de la sécurité). En faisant
cela, les hommes de l'Etat transgressent leurs propres lois, celles-là
mêmes qu'ils imposent à leurs sujets. Barnett explique :
"Par exemple, l'Etat déclare que les citoyens ne doivent pas
prendre le bien d'autrui par la force. Pourtant c'est
précisément ce que l'Etat fait de façon
prétendument "légitime" en exerçant son
pouvoir de lever des impôts [...] De manière plus fondamentale
encore, l'Etat déclare qu'on ne peut employer la force contre autrui
qu'en cas de légitime défense, c'est à dire seulement
pour se défendre contre quelqu'un qui a pris l'initiative de la
violence. Outrepasser son Droit de légitime défense rendrait
quelqu'un coupable d'agression contre les Droits d'autrui, de manquement
à ses obligations légales. Or, de par son monopole, l'Etat
impose par la force sa juridiction à des gens qui peuvent n'avoir rien
fait de mal. Ce faisant, il commet une agression à l'encontre des
Droits de ses citoyens, alors que ses propres règles interdisent
l'agression.
"Bref, l'Etat peut commettre les vols qui sont interdits à ses
sujets, il peut commettre des agressions (prendre l'initiative de l'emploi de
la force) alors qu'il leur interdit d'exercer le même Droits. C'est
à cela que se réfèrent les positivistes quand ils
déclarent que la loi (dans le sens de la loi
légiférée par l'Etat) est un processus vertical,
à un sens unique. C'est ce qui contredit toute prétention
à une vraie réciprocité".
Barnett en déduit que le principe de Fuller, interprété
dans un sens cohérent, signifie que, dans un vrai système de
Droit, le législateur doit "respecter toutes ses règles,
substantives comme procédurales". Aussi, continue Barnett,
"dans la mesure où respecter ses propres règles est une
chose que l'autorité publique ne fait pas et ne peut pas faire, l'Etat
n'est pas et ne saurait être un système de Droit : ses actes
sont au contraire par essence contraires au Droit". Et de conclure :
"Par conséquent l'Etat en tant que tel est institué en
violation du Droit."
Il existe une autre contradiction interne dans la doctrine de l'Etat minimum
libéral, qui est aussi liée à l'impôt. Si les
hommes de l'Etat doivent se limiter à la "protection" de la
personne et de la propriété et si l'impôt doit se limiter
à financer ces services de protection publique, comment le
gouvernement peut-il déterminer le niveau de protection à offrir
et d'impôts à lever ? Contrairement a ce que soutient la
doctrine de l'Etat limité, en effet, "la protection" n'est
pas plus un "service collectif" fourni d'un seul bloc, que
n'importe quel autre bien ou service dans la société. Une
théorie du même genre pourrait proposer que les hommes de l'Etat
se "limitent" à la fourniture de vêtements gratuits a
tous les citoyens. Mais la limite ne tiendrait guère, sans compter les
autres défauts de l'hypothèse. Car il faut déterminer
quelle quantité de vêtements, et à quel coût ? Par
exemple, doit-on fournir des Lacoste authentiques à tout le monde ? Et
qui déterminera la quantité et la qualité des
vêtements à donner à chaque personne ? De même, la
"protection" peut signifier n'importe quoi, allant d'un policier
unique pour l'ensemble du pays à un garde du corps armé et un
char d'assaut pour chaque citoyen - une proposition qui ruinerait
l'économie dans le seul temps nécessaire pour l'énoncer.
Qui déterminera le niveau de la protection puisqu'il est
évident que chacun serait mieux protégé contre le vol et
l'agression s'il disposait d'un garde armé ? Sur le marché
libre, ce ont les achats volontaires de chaque individu qui décident
de la quantité et de la qualité des biens et services offerts
à chacun; mais quel critère peut-on appliquer quand ces
décisions relèvent des hommes de l'Etat ? La réponse est
qu'il n'y en a aucun, et que ces décisions étatiques ne peuvent
être que purement arbitraire.
Par ailleurs, on cherche en vain dans les écrits des
théoriciens de l'Etat libéral une conception cohérente
de la fiscalité, en ce qui concerne non seulement le niveau des
impôts mais aussi qui sera forcé de les payer. La théorie
usuelle de "la capacité de payer", par exemple, n'est rien
d'autre, comme le disait bien le libertarien Frank Chodorov, que la
philosophie du voleur de grand chemin: arracher à sa victime le plus
de butin possible - ce qui ne donne guère, on l'avouera, une
philosophie sociale convaincante, et elle est en plus aux antipodes du mode
de paiement caractéristique du marché libre. Car si on devait
forcer tout le monde à payer chaque bien et service en proportion de
son revenu, il n y aurait pas de système des prix et le marché
ne serait pas possible. (David Rockefeller, par exemple, pourrait être
forcé de payer un million de dollars pour une baguette de pain).
Ensuite, aucun texte sur l'Etat minimum n'a jamais produit une théorie
sur l'étendue qui doit être soumise à son
autorité. Si les hommes de l'Etat doivent disposer d'un monopole
coercitif de la force dans un territoire donné, quelle est la
dimension de ce territoire? On n'a pas assez réfléchi sur le
fait que le monde a toujours existé dans un état d'anarchie
internationale, sans gouvernement commun, sans monopole coercitif de la
décision au-delà des divers Etats. Pourtant, les relations
internationales entre leurs citoyens privés ont
généralement fonctionné assez correctement malgré
cette absence d'un gouvernement unique au-dessus d'eux. Une action en
dommages ou un différend contractuel entre un Alsacien et un habitant
du Bade-Wurtemberg se règlent normalement sans problème, le
plaignant recourant habituellement à son système judiciaire
pour intenter des poursuites et les tribunaux de l'autre pays acceptant le
verdict. Les guerres et les conflits se produisent généralement
entre les gouvernements et non entre les citoyens privés des divers
pays.
Question plus fondamentale : un partisan de l'Etat limité
reconnaîtra-t-il le Droit de sécession d'une partie d'un pays ?
la region ouest de la Syldavie peut-elle légitimement se
séparer du pays ? Si non, pourquoi ? Si oui, comment trouver un point
de rupture logique au processus de sécession ? Est-ce qu'un petit
département ne pourrait pas faire sécession ? et ensuite une
commune ? et un arrondissement ou un quartier ? un pâté de maisons
? et au bout du compte un individu ? Dès lors que l'on admet un Droit
de sécession quelconque, la logique nous mène au Droit de
sécession individuelle, et donc à l'anarchie: chaque individu
pouvant faire sécession et retenir les services de sa propre agence de
protection, l'Etat s'écroule.
Enfin, le critère même du libéralisme, qui consiste
à limiter l'Etat à un rôle de protection de la personne
et de la propriété, souffre d'une incohérence fatale.
Car si l'impôt est légitime, pourquoi les hommes de l'Etat
n'imposeraient-ils pas aussi leurs sujets pour fournir d'autres biens et
services utiles aux consommateurs? Pourquoi par exemple, ne faudrait-il pas
que les hommes de l'Etat construisent des aciéries ou des barrages,
produisent des chaussures, offrent des services postaux, etc. ? Toutes ces
choses sont utiles au consommateur. Le libéral objectera-t-il que
c'est à cause de la coercition fiscale que cela exige que les hommes
de l'Etat ne doivent pas construire des aciéries ou des usines de
chaussures ni offrir (gratuitement ou non) aux consommateurs les biens
produits ? Mais cette objection s'applique également à la
police et aux tribunaux de l'Etat. Si on accepte l'Etat libéral, les
hommes de l'Etat ne seraient pas moins justifiés en fournissant
l'acier ou le logement qu'en fournissant la protection policière. Si
la thèse de la limitation de l'Etat au domaine de la
sécurité ne se défend même pas dans la
théorie du libéralisme, comment se défendrait-elle avec
d'autres arguments ? Il est vrai que l'idéal de l'Etat limité
peut quand même servir à empêcher des activités
étatiques coercitives au "second degré"
(c'est-à-dire au-delà de la coercition initiale de
l'impôt) telles que les contrôles de prix ou l'interdiction de la
pornographie par exemple ; mais ces limites sont bien poreuses et dans la
pratique, on peut les repousser jusqu'à ce qu'on parvienne au
collectivisme total où les hommes de l'Etat n'offriraient que des
biens et des services, mais les offriraient tous.
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