Dans le billet du 25 mai dernier, je me suis flatté d'un texte de H.L.
Asser (Journal des économistes, mars 1893, pp.337-346) dont
j'ignorai l'existence et qui me permet d'affirmer, étant donné le
raisonnement du texte, qu'il n'y avait pas, alors, de différence à
faire entre la vraie économie politique française et l'économie politique
autrichienne, cette différence étant en vérité échafaudée depuis
lors par les "historiens de la pensée économique",
fondamentalement des "marxistes".
J'en avais le sentiment auparavant, mais sans justification autre.
Reste que le texte de Asser convie à des erreurs économiques résultant
- tantôt de mauvaises déductions des arguments qu'a écrits Frédéric Bastiat,
- tantôt des propos de certains des premiers autrichiens.
Je les relève ci-dessous.
1. La valeur de quoi que ce soit n'existe pas, seule la personne
lui donne cette qualité.
Le fondement de l'économie politique a longtemps été la théorie de la valeur,
Dans leur majorité, les économistes dits autrichiens avaient bien vu,
depuis Carl Menger (1840-1921) (cf. ce texte d'octobre 2014),
que, seule, la personne donnait une valeur à une chose, objet ou
service, voire acte à mener (point repris par Ludwig von Mises, 1881-1973,
cf. ce texte de
juin 2014).
Contrairement à ce que beaucoup de leurs contemporains disaient, les choses
ne rendaient pas de service, elles étaient serves ou, si on préfère,
non causales.
Seules les personnes jugeaient en tirer des services.
Dans Harmonies économiques, Frédéric Bastiat était
d'ailleurs clair sur le point :
"... la valeur [doit] se rapporter à l'effort, expression que j'ai
préférée à celle de travail comme plus générale et embrassant toute la sphère
de l'activité économique" (Bastiat, 1850, p.177)
Dans cette perspective précise, selon Bastiat, la valeur à quoi donne lieu
l'effort qu'a choisi de faire la personne et qui se confond avec celle-ci,
est "service".
Le mot "service" renfermait tellement l'idée d'utilité, qu'il
n'était autre chose que la traduction en français et même la reproduction
littérale du mot latin uti, servir, comme y a insisté
Asser.
Et Asser a jugé qu'en partie, Böhm-Bawerk ou Wieser déformait ce principe
de la valeur en tant que service.
Reste que d'autres propos de Bastiat ont conduit certains auteurs, tel
qu'Asser, à dire que :
"On sait que Bastiat trouva l'origine de la valeur des choses dans le
service qu'elles nous rendent,
là où nous combattons les obstacles qui se mettent entre nos désirs et
leur satisfaction."
Ils étaient alors en opposition avec Menger.
Et, soit dit en passant, c'est ainsi que Say l'entendait comme l'a
expliqué Bastiat.
Il trouvait le principe de la valeur dans les « qualités utiles, mises par
la nature dans les choses elles-mêmes»*.
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* Harmonies économiques, page 162.
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Et on peut développer l'erreur.
Ainsi, dira-t-on, au point de vue philosophique, une chose est plus utile
qu'une autre en appliquant cette qualification au pain utile et non pas au
diamant,
mais on peut aussi entendre par l'utilité d'une chose :
l'aptitude de cette chose à remplir un certain besoin,
et alors, pour celui qui veut se parer, un diamant sera beaucoup plus
utile qu'un morceau de pain.
2. Objet et service.
Grande question que se posait Bastiat et que n'évoque pas Asser:
"Faut-il voir le principe de la valeur dans l'objet matériel et, de
là, l'attribuer par analogie, aux services ?
Je dis que c'est tout le contraire : il faut le reconnaître dans les
services et l'attribuer ensuite, si l'on veut, par métonymie, aux objets
matériels" (Bastiat, op.cit. p.170)
De plus, objet ou service ne rendent pas de service... comme l'a écrit,
cette fois, Asser qui a fait supporter le propos à Bastiat.
C'est la personne qui juge tirer des services de la chose.
Une chose n'a pas de valeur (d'utilité), elle est le panier de services ou
de valeurs plus ou moins grand ou petit que lui donne l'effort qu'a
choisi de mener la personne et qui s'identifie à elle.
3. Valeur et variations de valeur.
Autre perspective précisée par Bastiat, il faut distinguer le principe de
la valeur, des circonstances qui l'augmentent ou la diminuent.
Parmi ces circonstances, il y a les obstacles de tout genre que la
personne peut rencontrer dans ses actes, dans ses efforts.
Il est certain que Bastiat et les néo-économistes autrichiens évoqués par
Asser trouvent l'origine de la valeur dans l'existence d'obstacles entre les
besoins humains et leur satisfaction.
Mais c'est une erreur d'en déduire que les obstacles sont valeurs et qu'on
donne une valeur aux obstacles.
4. Valeur et utilité.
Pour sa part, comme le rappelle Asser, Bastiat avait condamné l'opposition
de "valeur d'usage" et "valeur d'échange"*
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* Harmonies économiques, page 153.
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imputé encore par John Maynard Keynes (1883-1946) dans son
ouvrage de 1936 à John Locke (1632-1704);
on sait qu'il avait remplacé ces termes par
- utilité (gratuite et onéreuse) et
- valeur.
En raccourci malheureux, on dira que tout ce qui est utile pour la
personne a de la valeur subjective et,
lorsqu'une chose utile n'est pas gratuite, qu'elle ne peut être obtenue
sans peine, ce qui fait qu'elle est rare et qu'on apprécie le service rendu
par celui qui l'importe ou la fabrique,
alors une telle chose aura de la valeur d'échange.
5. Valeur subjective ou ophélimité.
L'estimation personnelle est encore l'élément que les premiers
économistes autrichiens ont choisi comme fondement de leur théorie, ce
qu'ils nomment la valeur subjective*
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* V. Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, page
137.
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comme terme plus juste pour ce qu'on appelait autrefois la valeur
d'utilité.
I1 ne fut donné, selon eux, qu'aux explorateurs derniers de découvrir dans
cet élément, négligé par tous leurs prédécesseurs, le porteur d'une des
théories les plus importantes de l'économie politique, l'objet de lois fort
remarquables,
- dont la portée dépasse de a beaucoup les limites de la théorie de la
valeur et
- qui servent de base à toute définition théorique de notre science*.
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* Cf. Böhm-Bawerk, ibidem, page 136.
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On pourrait citer bien d'autres passages encore prouvant la
conviction de ces auteurs qu'ils ont réformé l'économie politique de fond en
comble en prenant pour base la valeur subjective*,
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* Voir v. Wieser» VII :
« II n'y a plus personne maintenant qui saurait nier que la théorie
de la valeur devra être réformée de fond en comble. »
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prouvant aussi qu'ils sont très fiers de leur apparente découverte ;
entre autres, M. von Wieser écrit dans la préface de son livre Der
Natürliche Werth :
' je peux dire qu'on n'a jamais publié une théorie de la valeur plus
complète que celle que je développe ici '.
6. Valeur subjective et service.
Mais cette « valeur subjective » n'est-elle pas la même chose que le
service, dont nous croyons une chose capable pour la satisfaction de nos
besoins ?
"Sans aucun doute" comme l'écrit Asser.
Et, pour insister sur le fait, je me référerai à Vilfredo Pareto
(1848-1923), contemporain de Asser, qui parle d'"ophélimité",
mot original, pour bien signifier que la valeur n'est pas
"objective" (cf. ce texte de juin 2014).
Mais c'est une façon rhétorique, au mauvais sens du mot, de s'exprimer
ainsi, façon qui conduit Asser à oublier le raisonnement et à parler de
"chose capable".
Objet ou service, plus généralement chose, sont serves, ils ne sont pas
causals, ils ne sauraient être capables.
Seule la personne est capable, i.e. susceptible de faire montre de
capacités juridiques, techniques et économiques par l'effort qu'elle mène.
Pour cette raison, il faut être réservé devant le propos suivant de Asser:
"... notre estimation personnelle de l'aptitude de
l'objet à nous conduire au but, et notre estimation personnelle de
ce but auront une grande influence sur la fixation de la valeur du
service dont nous croyons l'objet capable."
7. Objet, service et quantité.
L'estimation du service qu'une personne donne à la chose en sa ligne
de mire dépend:
- de la quantité dont elle peut disposer, et
- de la comparaison de cette chose à d'autres capables, elles aussi, de
conduire au même but.
Telle est la relation économique qui existe entre la chose, objet ou
service, et sa quantité.
Autant, longtemps, la chose en tant qu'objet n'a pas posé de difficulté à
l'observateur qui se référait à ses propriétés organoleptiques, autant il en
a été différemment pour la chose en tant que service qui a conduit
l'observateur à mesurer le service par la notion de"temps" ou,
si on préfère, de "durée" chère à la physique (notion que,
d'ailleurs, celle-ci ne définit pas, cf. ce texte de ).
C'est ainsi que Marc Lassort rappelle, dans
ce texte du 30 mai 2015 sur Contrepoints, que :
"L’intuition fondamentale de Böhm-Bawerk, que l’on peut également
retrouver chez William Stanley Jevons, était de comprendre le capital à
partir de la notion de temps, c’est-à-dire en fonction des différentes étapes
temporelles qui façonnent la structure de production.
C’est pour cette raison que Böhm-Bawerk décrivait l’investissement comme
un détour de production. "
Je ne peux que regretter la démarche de Böhm-Bawerk.
La notion de temps n'a rien à faire en économie politique.
Seules importent les espérances morales de la personne sur la notion à
quoi la notion est juxtaposée.
A fortiori, parler d'équilibre économique à court ou long terme
transforme l'économie politique en astrologie.
8. La loi de l'économie et ce qu'on dénomme "monnaie".
Permettez-moi la paraphrase suivante d'un propos de Asser:
"Dans ce temps où chacun raisonne et déraisonne sur les questions
monétaires les plus graves, les prétentions des économistes ne peuvent que
diminuer encore le peu de confiance que le peuple met dans notre
science."
J'ai remplacé le mot "social" qu'il utilise par le mot
"monétaire".
Bastiat, que reprend Asser, l'avait dit plusieurs fois expressément :
"... c'est dans l'amoindrissement successif de la valeur que le
progrès de l'humanité consiste."
Et cette loi de l'économie est totalement ignorée, au moins aujourd'hui.
A la place, on cherche, par exemple, à donner à ce qu'on dénomme
"monnaie", des réalités les plus farfelues qui soient, tout en
faisant oublier les destructions juridiques que les hommes de l'état ont
effectuées dans le domaine tout au long du XXème siècle, ce qui a créé un
fossé entre les économistes majoritaires d'avant 1930 et ceux d'après.
Pourtant, jusqu'à la décennie 1930, ce qu'on dénommait "monnaie"
avait contribué à amoindrir la valeur, il était une illustration évidente de
la loi de l'économie.
La marchandise intermédiaire qu'étaient la monnaie ou ses substituts
bancaires fin XIXème-début XXème siècles, n'avait rien à voir avec ce que des
économistes post-décennie 1930sont parvenus,
- d'une part, à faire dénommer, comme aujourd'hui,
"réserve" ou "liquidité" et,
- d'autre part, à relier aux taux d'intérêt des instruments financiers.
9. Un dernier mot.
Le jeu des hommes de l'état est, semble-t-il, de faire croire aujourd'hui
que ce qu'on dénomme "monnaie" tient de la finance, voire de
l'assurance, domaines récents de l'économie politique - alors qu'il n'en
est rien -, et surtout qu'ils peuvent "gérer" sa quantité, par
exemple aujourd'hui, au travers de ce qu'ils dénomment un "quantitative
easing program" ou un "asset-purchase program" (cf. ce texte
du 3 juin 2015), façon de ne pas parler de la monétisation de faux droits
à outrance!
Folle thèse, foutaise.