La
chute du prix du pétrole qui fait la une de ces dernières semaines a été abordée
presqu’exclusivement en termes d’économie de marché pétrolier, et une
majorité des agences médiatiques ont pointé du doigt l’Arabie Saoudite et son
cheval de Troie de l’OPEP pour avoir fait s’effondrer le prix du pétrole et
endommagé les exportateurs pétroliers du monde – notamment la Russie.
Bien
que l’explication relative au marché soit partiellement correcte, elle
demeure simpliste et manque de s’adresser aux points de pression
géopolitiques du Proche Orient.
Oilprice.com se penche au-delà des gros titres
pour chercher une réponse à la chute du prix du pétrole. Il se trouve que son
explication, bien que difficile à justifier, puisse concerner le contrôle du
pétrole et du gaz du Proche Orient et l’affaiblissement de la Russie, de
l’Iran et de la Syrie en inondant le marché de pétrole peu cher.
Une arme pétrolière
Il
n’est pas nécessaire de regarder bien loin en arrière pour s’apercevoir que
l’Arabie Saoudite, le plus gros exportateur et producteur de pétrole du monde,
a eu recours aux prix du pétrole pour parvenir à ses fins d’un point de vue
de politiques étrangères. En 1973, le président égyptien Anwar Sadat a
convaincu le roi saoudien Faisal de réduire la
production de pétrole et d’en augmenter le prix, avant de limiter les
exportations de pétrole dans l’objectif de punir les Etats-Unis pour avoir
soutenu Israël face aux Etats arabes. Ce choc pétrolier en a fait quadrupler
le prix.
La
même chose s’est de nouveau produite en 1986, alors que l’OPEP, dirigée par
l’Arabie Saoudite, prenait la décision de faire s’écrouler le prix du
pétrole. Et puis en 1990, alors que les Saoudiens faisaient s’effondrer le
prix du pétrole afin de faire sortir la Russie du jeu, puisqu’ils la
percevaient comme une menace à leur suprématie. En 1998, le prix du pétrole a
diminué de moitié et est passé de 25 à 12 dollars le baril. La Russie a alors
fait défaut de sa dette.
Les
Saoudiens et d’autres membres de l’OPEP ont bien entendu eu recours au prix
du pétrole en supprimant la production pour en maintenir le prix à un niveau
élevé et continuer de nager dans les pétrodollars. En 2008 par exemple, le
prix du pétrole atteignait un record de 147 dollars le baril.
Pour
ce qui est de la chute actuelle du prix du pétrole, les Saoudiens et l’OPEP ont
tout intérêt de chasser leurs compétiteurs, comme les producteurs de pétrole
de schiste américain, qui seront certainement lésés par la baisse actuelle de
prix. Même avant que le prix du pétrole ne chute, les Saoudiens vendaient
leur pétrole à la Chine à prix cassé. Le refus de l’OPEP le 2è novembre
dernier de réduire sa production est la preuve la plus évidente que la chute
du prix du pétrole s’inscrit dans le cadre d’une guerre entre l’Arabie
Saoudite et les Etats-Unis.
Les
analyses montrent que le raisonnement est complexe, et pourrait aller au-delà
d’une simple baisse de prix visant au contrôle du marché.
« Pourquoi
les Etats-Unis et certains de ses alliés voudraient-ils voir baisser le prix
du pétrole ? a demandé en octobre dernier le président du Venezuela,
Nicolas Maduro. Pour porter atteinte à la
Russie ».
Beaucoup
pensent que le prix du pétrole est la conséquence d’une collusion délibérée
et planifiée par les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite de punir la Russie et
l’Iran pour avoir soutenu le régie d’Assad en Syrie.
Punir Assad et frères
Ceux
qui adhèrent à cette théorie mentionnent généralement la réunion du 11
septembre dernier entre le secrétaire d’Etat américain John Kerry et le roi
saoudien Abdullah dans son palace de la mer Rouge. Selon un article
publié par le Wall Street Journal, c’est lors de cette réunion que des
accords ont été établis entre Kerry et Abdullah concernant le support des Saoudiens
aux attaques aériennes contre l’EIIL en échange du soutien de Washington aux
Saoudiens dans le renversement du régime d’Assad.
Il
est vrai que si des accords avaient été établis, nous n’aurions pas de quoi
nous en étonner, au vu des rivalités entre l’Arabie Saoudite et son grand
rival de la région : l’Iran. En s’opposant à la Syrie, Abdullah a eu
l’opportunité de porter atteinte à l’Iran, qu’il perçoit comme un puissant
rival en raison de ses ambitions nucléaires, de son soutien au Hamas et au
Hezbollah, et de son alliance avec la Syrie, à laquelle il fournit armes et
financements. Les deux nations sont aussi divisées par la religion. Une
majorité des Saoudiens sont des Sunnites, alors qu’une majorité d’Iraniens
sont considérés Shiites.
« Le
conflit est désormais une guerre de procuration entre l’Iran et l’Arabie
Saoudite, et se joue dans toute la région, rapportait Reuters le 15 décembre
dernier. Les deux camps perçoivent leur rivalité comme un conflit pour le
tout ou rien : si le Hezbollah shiite prenait la main au Liban, alors
les Sunnites du pays – et par extension leurs patrons saoudiens – perdraient
la bataille face à l’Iran. Si un gouvernement shiite solidifiait son contrôle
sur l’Irak, alors l’Iran gagnerait sur un deuxième front ».
Les
Saoudiens savent que les Iraniens sont vulnérables au prix du pétrole. Selon
les experts, le pays aurait besoin d’un baril à 140 dollars pour équilibrer
son budget. A moins de 60 dollars le baril, les Saoudiens ont pu faire
pression sur le souverain iranien, l’Ayatollah Ali Khamanei,
et possiblement contré ses ambitions nucléaires et rendu le pays plus pliable
face à l’Occident, qui a le pouvoir de réduire ou de lever ses sanctions sir
le pays décidait de coopérer.
Pour
ajouter du poids à cette théorie, le président iranien Hassan Rouhani a décrété lors d’une réunion du cabinet qui se
tenait un peu plus tôt ce mois-ci que la chute du prix du pétrole est un acte
politique et une « conspiration contre les intérêts de la région, le
peuple et le monde musulman ».
Conspiration de pipelines
Certains
observateurs ont avancé une théorie un peu plus conspirationniste concernant
le désir des Saoudiens de se débarrasser d’Assad. Ils renvoient à un accord
passé en 2011 entre la Syrie, l’Iran et l’Irak qui visait à la construction
d’un pipeline depuis le port iranien d’Assalouyeh
jusqu’à Damas, en passant par l’Irak. Le projet de 10 milliards de dollars
aurait dû voir le jour sous trois ans et aurait dû acheminer le gaz produit à
South Pars, un champ pétrolier que l’Iran partage avec le Qatar. Les
fonctionnaires iraniens ont aussi mentionné l’extension de ce pipeline
jusqu’en Europe et la mer Méditerranée – une compétition directe avec le
Qatar, plus gros exportateur mondial de gaz naturel liquéfié.
« Le
pipeline qui reliera l’Iran, l’Irak et la Syrie – s’il était construit –
pourrait solidifier l’axe shiite au travers d’un cordon ombilical
économique », a écrit le
correspondant d’Asia Times, Pepe Escobar.
Global
Research, une cellule de réflexion basée au Canada,
va plus loin encore, en suggérant
que le refus d’Assad en 2009 de permettre au Qatar de construire un pipeline
depuis North Field jusqu’en Syrie et vers la
Turquie et l’Union européenne, combiné à l’accord de 2011, « ait pu
déclencher l’attaque menée par l’Arabie Saoudite et le Qatar contre
Assad ».
« Aujourd’hui,
les guerres menées par les Etats-Unis en Ukraine et en Syrie ne sont que deux
fronts d’un même conflit stratégique qui vise à affaiblir la Russie et la
Chine et à rompre l’apparition d’un contre-pôle eurasiatique dans le cadre du
Nouvel ordre mondial contrôlé par les Etats-Unis. Le contrôle des pipelines,
notamment des pipelines de gaz naturel – depuis la Russie jusqu’en Union
européenne en passant par l’Ukraine et depuis l’Iran et la Syrie vers l’Union
européenne – est un objectif stratégique » - Global Research,
26 octobre.
Titiller l’ours russe
Et
que vient faire la Russie dans la baisse du prix du pétrole ? En tant
qu’allié clé de la Syrie, et puisqu’il soutient Assad grâce à des milliards
de dollars d’armements, le président Vladimir Poutine a, avec l’Iran, été la
cible de la maison des Saoudiens. Les ambitions territoriales de Poutine en
Ukraine l’ont également placé en face du président Barack Obama et des
dirigeants de l’Union européenne, qui en mai de cette année imposaient des
sanctions à la Russie.
Comme
nous avons pu le voir, la manipulation du prix du pétrole par l’Arabie
Saoudite a deux fois déjà pris pour cible la Russie. Mais cette fois-ci, les
effets de la baisse du prix du pétrole ont particulièrement affecté Moscou,
en raison des sanctions déjà établies et de l’affaiblissement du rouble. La
semaine dernière, dans un effort de défendre sa devise, la Banque de Russie a
relevé les taux d’intérêt pour les faire passer à 17%. Cette mesure a échoué,
et le rouble a perdu 20% supplémentaires, ce qui a entraîné dans le pays des
vagues de spéculation qui pourraient déboucher sur l’établissement de
contrôles de capitaux. Poutine a saisi l’opportunité lors de son adresse
télévisée annuelle d’annoncer que bien que l’économie devrait encore souffrir
au cours des deux années à venir et que les Russes devraient se préparer à
une récession, « l’économie de la Russie sera diversifiée, et le prix du
pétrole pourra de nouveau grimper ».
Il
se peut qu’il ait raison, mais quels seront les effets d’une longue période
de bas prix ? Eric Reguly,
qui
écrit pour The Globe and Mail, a souligné samedi dernier qu’avec des
réserves de devises étrangères de 400 milliards de dollars, l’Etat russe ne
risque pas de s’effondrer, même dans l’éventualité d’une profonde récession. Reguly prédit que la menace qui pèse le plus lourdement
sur le pays est le secteur privé, dont la dette s’élève à 700 milliards de
dollars.
« Rien
que ce mois-ci, 30 milliards de dollars de dette privée devront être
remboursés, et 100 milliards de dollars supplémentaires seront dus l’an
prochain. Le problème est rendu plus grave encore par les sanctions
économiques, qui ont rendu impossible pour les sociétés russes de se financer
sur les marchés occidentaux », écrit-il.
Cela va-t-il fonctionner ?
Que
vous soyez un théoricien de la conspiration ou un théoricien des marchés,
pour ce qui est de l’explication apportée à la chute du prix du pétrole, il
n’importe que très peu de savoir quelle en est la cause, puisque les effets
en importent bien plus. Poutine s’est déjà prouvé être un maître sur
l’échiquier de la politique énergétique, et la suggestion qu’un baril à moins
de 60 dollars puisse écraser le dirigeant russe doit être prise avec des
pincettes.
La
décision prise par Moscou le 1er décembre d’abandonner le projet
de construction de pipeline de gaz naturel de South Stream, un projet de 45
milliards de dollars, en faveur d’un nouveau projet en alliance avec la Turquie
souligne la volonté de Poutine de contourner ses partenaires européens et
continuer ses livraisons vers les pays d’Europe qui reposent sur la Russe en
matière d’énergie. Cet accord place la Turquie dans le camp russe, à une
heure où la Russie se retrouve aliénée par l’Occident.
Bien
entendu, l’alliance de la Russie avec la Chine s’inscrit dans le cadre du
pivot oriental de Poutine pour alimenter la demande en énergie russe alors
que les Saoudiens et l’OPEP, peut-être en accord avec les Etats-Unis, continuent
d’en faire baisser le prix. Les accords de novembre, suite auxquels Gazprom
devrait alimenter la société publique chinoise CNPC à hauteur de 30 milliards
de mètres cubes de gaz par an, font suite à un contrat de vente de 38
milliards de mètres cubes par an à la Chine.
Comme
Oilprice.com l’a mentionné,
« les projets en cours continuent d’être exploités et la production
russe de pétrole devrait se maintenir en 2015 ».
« La
Russie coulera avec son navire avant de céder sa part de marché – notamment
en Asie, où Poutine a réaffirmé l’établissement d’un pivot. L’Arabie Saoudite
et l’Amérique du Nord devront continuer de produire face à Poutine, qui est
déterminé à aller jusqu’au bout dans le grand jeu des BRIC ».