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Les
religions fondées sur des révélations divines, comme le christianisme et
l'islam, n'ont pas une très bonne feuille de route sur le plan du respect des
libertés. Toute pensée collectiviste, de surcroît celles qui distinguent
entre des catégories absolues comme les élus et les autres, les croyants et
les infidèles, ceux qui suivent les commandements divins et ceux qui les
ignorent, risque de verser dans l'intolérance lorsque des zélés sont aux
commandes (ce qui arrive inévitablement à un moment ou un autre). Chacune de
ces religions a bien sûr connu ses heures de gloire où le pluralisme et la
raison ont brièvement dominé. Mais on peut se demander si la structure même
de l'idéologie religieuse ne mène pas inévitablement, à terme, à
l'intolérance et au déni de la liberté individuelle.
Les « vérités » chrétiennes ou musulmanes ne sont en effet
pas n'importe quel argument brillant auquel des penseurs mortels et qui
peuvent se tromper sont arrivés par un simple exercice de raisonnement: ce
sont, si on accepte leur logique, les opinions du Créateur lui-même, qu'elles
aient été transmises directement ou par l'entremise d'un prophète. À
plusieurs reprises dans l'histoire des religions révélées, des autorités
convaincues de leur bon droit ont persécuté ceux qui refusaient de se
conformer à leur interprétation des dogmes. Dans la logique des zélés, quelle
importance peut bien avoir en effet une pauvre créature détournée du droit
chemin, en face de la nécessité de se conformer aux commandements de Dieu et
de les imposer à tous?
La pensée libérale a
toujours entretenu une relation d'amour-haine envers le phénomène religieux,
certains penseurs s'évertuant à condamner le sectarisme, d'autres s'appuyant
sur la foi et les Écritures pour défendre la liberté. On n'adhère bien sûr
pas à une religion après avoir évalué sa concordance doctrinaire avec le
libertarianisme, mais plutôt parce qu'on nous a inculqué cette croyance
depuis notre tendre enfance, parce que la société autour de nous en est
imprégnée, par conformisme et paresse intellectuelle, ou parce qu'on éprouve
vraiment ce sentiment indéfinissable qu'est la foi. Les religions étant de
vastes capharnaüms remplis de courants contradictoires, les opinions sur tout
autre sujet peuvent toujours être rationalisées d'une façon ou d'une autre.
Il y a ainsi des chrétiens de gauche (nos bons évêques québécois),
d'extrême-gauche (les partisans de la « théologie
de la libération » en Amérique latine),
ultra-conservateurs (les cathos qui ont appuyé les gouvernements fascistes en
Europe, ou les fondamentalistes nord-américains d'aujourd'hui) et
libertariens (de rares spécimens, comme ceux du Tocqueville Magazine en France, ou du
Acton Institute aux
États-Unis).
Des alternatives pour les non-croyants
Pour les non-croyants
toutefois, on peut présumer que le choix d'une philosophie de vie dépend
moins de considérations émotives ou sociales et plus d'une évaluation
rationnelle de la concordance avec ses propres valeurs. Puisque les
philosophies naturalistes ou matérialistes (c'est-à-dire pour lesquelles il
n'y a rien – ou on ne peut rien connaître – au-delà de l'univers physique
dans lequel nous vivons) placent par nécessité la réalité immanente et l'être
humain au centre de leurs préoccupations, le point de vue par rapport à la
liberté individuelle devient alors beaucoup plus déterminant. C'est la façon
d'organiser sa vie ici-bas qui compte avant tout, non l'obéissance à des
commandements qui nous ouvriront les portes du Paradis après la mort. Le
libertarien désireux d'élargir sa quête de sens s'assurera donc d'adhérer à
un courant philosophique qui prescrit un rôle prépondérant pour la liberté
dans sa vision plus large de l'évolution des sociétés humaines, de la vie et
de l'univers.
Alors qu'il y a des
milliers de sectes et de mouvements religieux, les philosophies matérialistes
se comptent sur les doigts de la main. Celle qui, historiquement, a connu le
plus de succès, est bien sûr le communisme. Pour des raisons évidentes, il
est inutile de discuter ici de sa pertinence.
L'humanisme
contemporain (à distinguer de l'humanisme de la Renaissance, le mouvement
littéraire et philosophique qui rejetait la scolastique et s'inspirait des
valeurs universelles de l'Antiquité) est probablement l'autre courant
naturaliste qui connaît la plus grande vogue au 20e siècle. On trouve
facilement des revues humanistes comme Humanist in Canada
ou Free Inquiry
dans les magasins de presse de Montréal. L'Association humaniste du Canada a
été fondée en 1968 par un médecin montréalais célèbre pour sa lutte en faveur
de la légalisation de l'avortement, Henry Morgentaler.
La philosophie
humaniste, comme toutes les philosophies naturalistes, rejette toute forme de
croyance dans l'au-delà ou dans une entité divine et défend la vision d'un
univers en évolution. L'éthique humaniste vise l'actualisation des
potentialités humaines à travers l'art, la science, l'exploration du monde et
de l'univers qui nous entoure, le bien-être matériel et la participation à la
vie sociale. Les humanistes mettent beaucoup l'accent sur la rationalité
scientifique et sont à l'avant-garde dans les luttes «
sceptiques » pour démystifier les superstitions et autres croyances
sans fondement que sont l'astrologie, les UFO, les apparitions de la Vierge,
l'homéopathie, les pouvoirs des cristaux, des pyramides et autres bébelles
nouvelle-âgeuses. Parmi les humanistes célèbres figurent plusieurs
visionnaires du domaine scientifique comme Carl Sagan, Andrei Sakharov, Isaac
Asimov et Gene Roddenberry (le créateur de la série télévisée Star Trek).
Le libertarien qui
partage la vision du monde rationnelle qu'offre la science évolutionniste
sera séduit par tout ceci, jusqu'à ce qu'il en vienne à la dimension
politique et socio-économique du projet humaniste, où les choses se gâtent.
En bref, et pour caricaturer un peu les choses, les humanistes se considèrent
comme une élite éclairée dans un monde rempli d'idiots, et sont convaincus
qu'il leur faut imposer leurs idées rationnelles et leurs valeurs de
compassion universelle pour sauver le monde de sa folie. Les humanistes sont
des do-gooders radicaux qui, comme la plupart des
bien-pensants qui prêchent en théorie la tolérance, deviennent intolérants
envers tous ceux qui diffèrent d'opinion.
Communistes, humanistes, même combat
Le texte classique du mouvement humaniste contemporain, The Philosophy of Humanism (1949) de
Corliss Lamont, contient des passages renversants. Un an après la parution du
roman 1984 de George Orwell, alors qu'on sort de la
guerre, qu'on connaît les camps de concentration nazis et les goulags
soviétiques, Lamont propose rien de moins qu'un lavage de cerveau collectif
pour inculquer l'idéal humaniste. La vision psychologique simpliste de ce
gourou est d'ailleurs directement inspirée des travaux de B. F. Skinner, un autre scientifique humaniste, qui
croyait pouvoir conditionner les humains à agir dans un sens donné comme il
le faisait avec ses souris de laboratoire. Ainsi, pour amener la population à
adopter des comportements plus conformes à la rationalité humaniste, il faut
d'abord contrer le conditionnement culturel ambiant qui encourage les
impulsions « égoïstes » et «
antisociales »:
« This clearly cannot be done
simply by trying to preach, talk, and argue men out of habits and actions
that run counter to the social good. Hence Humanism considers it most
essential to carry through a systematic and skillful program of training the
motives and the emotions so that the social and sympathetic tendencies of
human beings will be encouraged. (...). Social conditioning, working upon
plastic human nature with all the new techniques of twentieth-century
teaching, communication, and advertising, can accomplish wonders either for
good or for bad. (...).
The
function of individual and community intelligence is to guide and redirect
emotional life; to replace antisocial passions, motives, ambitions, and
habits by those that are geared to the common good. Even those deep-seated
tendencies of hate and aggression that psychoanalysts say practically all
human beings harbor within can be harnessed to a constructive purpose and
directed against such evils as poverty, disease, tyranny, and war. » (p.
246-247)
Les humanistes ont beau prétendre défendre la rationalité, la dignité et la
liberté des individus, leur programme tel que décrit dans TPH
mène directement au communisme mondial. D'ailleurs, Lamont a quelques mots gentils
pour le « matérialisme dialectique » et on n'a pas besoin de chercher bien loin
d'où il tire son inspiration pour décrire les fondements d'un « sound economic order » humaniste:
« A further and crucial stage is
that of continuous national planning for the benefit of all the people and
through the means of coordinating the entire industrial and agricultural life
of a country with transportation, finance, and distribution. Contrary to a
widespread impression, socio-economic planning is fully compatible with
democratic procedures and can be utilized as a major instrument in furthering
the goals of democracy.
World planning for the welfare of all mankind is the highest and broadest
level of all. It becomes possible only with a tremendous extension of
international organization. A successfully functioning United Nations, with
its many specialized agencies, such as the Economic and Social Council, the
Food and Agriculture Organization, the World Health Organization, and UNESCO,
obviously entails some degree of global planning and could lay the foundation
for an integrated world economy and political federation.
» (p. 279-280)
Cinquante ans plus tard, le programme de socialisme mondial promu par l'ONU a
déjà fait un bout de chemin (voir éditorial, p. 2), en partie grâce aux
humanistes comme Corliss Lamont. Si on se fie à leurs publications, les
humanistes d'aujourd'hui sont plus préoccupés de bizarrement promouvoir
l'avortement et de dénoncer de façon hystérique la religion sous toutes ses
formes que de planifier la planète à partir d'un politburo à New York. Mais
le ton reste ultra-élitiste, gauchiste bien-pensant, et essentiellement
intolérant face à ceux qui pensent autrement, notamment les libertariens.
Bref, une philosophie à éviter(1).
Rand et l'homme rationnel
Plusieurs de nos
lecteurs libertariens connaissent sans doute déjà Ayn Rand (1905-1982), ou se
disent même partisans de sa philosophie, l'objectivisme. Immigrante russe aux
États-Unis, Mme Rand a probablement fait plus que n'importe quel auteur pour diffuser
les préceptes du capitalisme libéral à travers ses très populaires romans,
notamment Atlas Shrugged et The
Fountainhead. Comme philosophie centrée sur le concept de l'individu
libre et rationnel et opposée à toute croyance dans une réalité surnaturelle,
l'objectivisme est sans nul doute le choix le plus évident pour un
libertarien non-croyant; ce qui ne la met pas à l'abri des réserves et des
critiques.
C'est sur le plan de
sa vision de l'univers et de la nature humaine en général, et non dans sa
défense de la liberté individuelle, que la philosophie randienne pose
problème. Rand était, semble-t-il, très peu intéressée par les questions
scientifiques, et a élaboré sa philosophie comme si elle n'avait jamais
entendu parler de la révolution darwinienne. Sa vision du monde passe tout à
fait à côté du paradigme central de la science contemporaine, celui de
l'évolution. À l'instar de son maître à penser Aristote, elle catégorise les
objets et les phénomènes comme s'ils possédaient une «
essence » éternelle dans un univers statique.
Ainsi, Rand décrète
que l'homme « en tant qu'homme
» (« man qua man ») est un être essentiellement rationnel, que
sa raison est son seul guide dans l'action et son seul moyen de survivre, et
qu'une analyse rationnelle de sa condition lui montrera qu'il doit agir de
façon égoïste, dans son seul intérêt personnel, et rejeter toute forme
d'altruisme. Tout ceci n'est pas qu'un beau projet éthique, affirme
d'ailleurs Rand, c'est la « réalité objective ». Et pourtant, d'un point de vue
scientifique, il faut admettre qu'il n'y a pas grand-chose de pertinent dans
ces dogmes.
La biologie nous
enseigne que c'est plutôt l'adaptation à son environnement et la propension à
propager ses gènes qui ont permis à l'espèce humaine de survivre.
L'anthropologie et la psychologie évolutionniste nous disent quant à elles
que la raison n'est qu'une stratégie parmi d'autres pour traiter
l'information toujours limitée qui nous permet d'agir de façon optimale: l'instinct,
les émotions diverses programmées dans notre héritage génétique, restent
essentiels pour nous guider, comme c'est le cas chez tous les animaux. Enfin,
les mêmes sciences nous apprennent que l'altruisme a au contraire une
fonction importante dans le développement de la coopération sociale de même
que dans la propagation des gènes, et n'est en rien un pur « sacrifice » de soi, comme le déplore Rand.
Mettre de l'avant une
philosophie sans fondement scientifique n'est pas très grave lorsque, comme
c'est le cas pour les créationnistes, on est prêt à croire n'importe qu'elle
absurdité parce que c'est écrit dans la Bible, ou, comme pour les coupeurs de
cheveux en quatre qui peuplent nos départements de philosophie, ce qu'on
écrit n'intéresse personne de toute façon. Mais Aynd Rand souhaite offrir une
philosophie naturaliste accessible à tout le monde, et elle échoue dans
l'essentiel. La coupure radicale entre l'homme rationnel et strictement
individualiste et l'animal qu'opère la philosophie objectiviste n'est en fait
qu'une vue de l'esprit sans fondement scientifique, et ne sert qu'à appuyer
le modèle randien de l'individu « héroïque »
qu'elle met en scène dans ses romans. On se demande d'ailleurs à quel moment
dans l'histoire de l'humanité « l'homme en tant
qu'homme » décrit par Rand est apparu: l'homo habilis en était-il un? Et nos ancêtres plus
éloignés australopithèques? Ou bien est-ce un phénomène plus récent, apparu
lors la Révolution néolithique, ou avec l'arrivée de la civilisation telle
qu'on la connaît en Mésopotamie? Difficile de trouver une logique dans cette
théorie à moins d'ignorer la dimension évolutionniste.
Comme c'est aussi le
cas pour la philosophie humaniste, le rationalisme exacerbé d'Ayn Rand mène à
une sorte d'intolérance envers tous ceux qui rejettent les dogmes de la vie
éclairée. Il ne suffit pas de vivre en accord avec ses propres inclinations
subjectives, dans un cadre social où la liberté et la coopération facilitent
et maximisent l'atteinte des buts de chacun, comme le prescrivent les autres
écoles de pensée libertarienne: il faut vivre comme la grande prêtresse Ayn
Rand dit qu'on doit vivre. Quiconque a frayé un peu dans les milieux
libertariens a entendu parler ou a rencontré des ex-objectivistes qui ont été
expulsés, ou ont décidé de quitter un cercle d'objectivistes, et en parlent
comme s'ils s'étaient sauvés d'une secte religieuse. Bref, si l'objectivisme
reste un courant important dans la propagation des idéaux de liberté
individuelle, le libertarien non-croyant n'y retrouvera pas nécessairement
une philosophie générale attrayante et pertinente sur tous les plans.
Épicure et la tranquillité d'esprit
Au contraire des
philosophies précédentes, l'épicurisme est loin d'être en vogue: il y a
environ 1700 ans qu'il n'existe plus comme école organisée. Malgré cela, il
n'a cessé d'influencer le développement de la science et des idées libérales
en Occident, surtout aux 16e et 17e siècles, et se présente encore
aujourd'hui comme un système d'une pertinence étonnante.
Après des siècles de
diffamation et de déformation de la part de ses détracteurs stoïciens et
chrétiens, la connaissance populaire de l'épicurisme est aujourd'hui réduite
à un cliché mensonger: l'épicurien serait un bon vivant, un amateur de vin et
de bonne chère. Il est vrai que, comme la plupart des écoles philosophiques
grecques, l'épicurisme prône la recherche du « plaisir »
– l'hédonisme – , mais ce plaisir est plutôt une sorte de bien-être surtout intellectuel.
Le but ultime de la philosophie épicurienne est d'apporter la tranquillité de
l'esprit et de se libérer le plus possible de toute souffrance physique ou
psychique. L'individu qui comprend la nature des phénomènes naturels et
rejette les superstitions est libéré de la peur des dieux et de la mort. En
suivant les préceptes de la sagesse épicurienne, il évite les sources
d'anxiété et planifie les gratifications qu'il peut obtenir de façon
réaliste. « Car ce ne sont pas les banquets et
les fêtes ininterrompus, ni les jouissances que l'on trouve avec des garçons
et des femmes, pas plus que les poissons et toutes les autres nourritures que
porte une table profuse, qui engendrent la vie de plaisir, mais le
raisonnement sobre qui recherche les causes de tout choix et de tout refus,
et repousse les opinions par lesquelles le plus grand tumulte se saisit des âmes. »
Malgré son grand âge,
la philosophie épicurienne est beaucoup plus conforme à la science moderne
que ne peut l'être l'objectivisme. Épicure (341-270) et son disciple romain
Lucrèce (99-55) ont repris et popularisé une théorie révolutionnaire pour
l'époque, celle de Démocrite (460-370) qui veut que l'univers et tous les
objets qu'il contient sont composés non pas de feu, de terre, d'air et d'eau,
ou d'autres substances plus ou moins dépendantes d'une nature divine, mais
bien d'atomes, de petits objets insécables qui s'assemblent de diverses
façons pour former la réalité que nous voyons. Dans la vision atomiste
d'Épicure, notre monde n'a pas été créé de façon intentionnelle par les dieux
mais est issu du mouvement désordonné des atomes dans l'espace, qui a fini
par donner des formes stables – soleil, lune, terre, océan – et capables de
se reproduire – animaux, humains:
« Il importe donc de considérer, non seulement
la nature des éléments, mais encore leurs mélanges; les positions respectives
qu'ils prennent, leurs mouvements réciproques. Les mêmes, en effet, qui
forment le ciel, la mer, les terres, les fleuves, le soleil, forment aussi
les moissons, les arbres, les êtres vivants: mais les mélanges, l'ordre des
combinaisons, les mouvements, voilà ce qui diffère. »
Ce sont des passages d'une modernité fulgurante comme celui-ci (Lucrèce
explique le fonctionnement des atomes en long et en large dans son fameux
poème De la Nature) qui ont incité les scientifiques
de l'ère moderne comme Galilée et Newton à ressusciter la théorie atomiste
après plusieurs siècles d'oubli, une théorie finalement confirmée il y a à
peine 200 ans. D'autres passages parlent de l'évolution des espèces animales,
ou des hommes vivant dans les cavernes, vêtus de peaux de bêtes sauvages,
découvrant le feu et établissant les premiers pactes pour se protéger et
coopérer (tout ceci étant bien sûr pure spéculation, puisque l'anthropologie
et l'archéologie n'existaient pas comme sciences à l'époque).
Pour Épicure, le corps
et l'esprit eux-mêmes ne sont bien sûr qu'un agencement d'atomes qui se
dissout à la mort dans un processus naturel. Il n'y a aucune raison de
craindre celle-ci puisque « la mort n'a aucun
rapport avec nous; car ce qui est dissous est insensible, et ce qui est
insensible n'a aucun rapport avec nous ». De
même, les dieux, s'ils existent, sont des êtres parfaits composés eux aussi
d'atomes, qui ne se préoccupent pas de nous et dont il est inutile de tenter
d'influencer l'humeur en notre faveur.
La philosophie
épicurienne présume que des individus, cherchant chacun à sa façon à combler
ses désirs et coopérant dans un climat d'amitié, finiront par établir un
ordre social où la justice (« ne pas se causer
mutuellement de tort ni en subir ») régnera. En
opposition totale avec ses prédécesseurs Platon et Aristote, Épicure n'a rien
à dire sur l'État ou le Souverain idéal, ni sur la société parfaite, le bien
commun et autres notions collectivistes. Le bien commun est simplement le
résultat de l'action de tous les individus recherchant leur bien individuel.
En fait, son oeuvre ne contient pratiquement rien qui ressemble à une théorie
politique, à part une maxime invitant ceux qui ne veulent pas se créer des
troubles inutilement à ne pas se mêler des affaires publiques. (Épicure est
parvenu à l'âge adulte alors qu'Alexandre le Grand achevait ses conquêtes. Il
a donc vécu le reste de sa vie à Athènes dans une monarchie macédonienne où
il valait mieux ne pas se mêler de politique, et non dans la cité-État
démocratique de l'époque classique.)
On ne peut donc
affirmer que l'épicurisme prône un État minimal ni une idéologie politique
explicitement libertarienne. Malgré cela, tout dans cette oeuvre est centré
sur la recherche individuelle du plaisir et de la tranquillité d'esprit dans
un contexte de coopération volontaire, des notions qui rejoignent les fondements
de la vision libérale. Les penseurs libéraux comme Hobbes, Hume, Mandeville,
Locke et d'autres se sont d'ailleurs inspirés de l'atomisme ainsi que de
l'hédonisme et de l'utilitarisme épicuriens. Plus près de nous, l'un des plus
importants penseurs libertariens du 20e siècle, Ludwig von Mises, a vu dans
l'épicurisme le début de l'émancipation spirituelle, morale et intellectuelle
de l'humanité (Human Action, p.
147).
La philosophie
épicurienne ne plaira sans doute pas à tout le monde: les romantiques et les
grands émotifs, ceux qui visent à devenir des héros randiens, ceux qui
croient qu'une vie pleine est nécessairement remplie d'excitations, de
consommation effrénée, de luxe ou d'exploits, ne s'y reconnaîtront pas.
Épicure ne les dénoncerait pas et les inviterait même à poursuivre ces
gratifications si c'est ce qui les motive, mais dirait simplement qu'ils
risquent d'être constamment anxieux, déçus et malheureux en bout de ligne, la
réalité humaine étant ce qu'elle est.
Actualisé pour tenir compte des
développements contemporains de la science, l'épicurisme a toutefois tout ce
qu'il faut pour répondre aux besoins émotifs et intellectuels du libertarien
non-croyant d'aujourd'hui. De petits groupes de néo-épicuriens, tous libertariens,
sont d'ailleurs déjà à l'oeuvre sur internet (voir The Philosophy Garden et Epicurus& Epicurean Philosophy). En
mariant, dans une approche tolérante et ouverte à tous, une vision
scientifique évolutionniste avec une sensibilité libertarienne, l'épicurisme
offre ce qu'il y a de mieux dans les philosophies humaniste et objectiviste
discutées plus haut, et en évacue les aspects les moins heureux. Reste
maintenant à faire revivre un système injustement discrédité depuis presque
deux millénaires(2).
1. Notons qu'au
sein du mouvement intellectuel des Sceptiques, les opinions sont plus
nuancées. Ainsi, Michael Shermer, éditeur du magazine Skeptic
et auteur de Why People Believe Weird Things, est un
partisan libertarien.
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2. Le
lecteur aura compris que j'ai un parti pris pour l'épicurisme. Je travaille
depuis deux ans sur un essai qui tente justement d'adapter la philosophie
épicurienne à la science contemporaine.
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