En mémoire de
Ronald H. Coase, qui vient de disparaître, je
reproduis ci-dessous un texte sur les travaux de ce grand homme que j'avais
rassemblés en 1991.
Le texte ci-dessous est paru dans le périodique de l'aleps,
35 avenue Mac Mahon, Paris 17ème Liberté
économique et progrès social, n°63, décembre 1991, pp.2-13,
A l'occasion du prix Nobel d'économie décerné à Ronald H. Coase
(ci-dessous).
"Un
jour, Isaac Newton, le célèbre physicien [1642-1727], a dressé le bilan de sa
vie et de son œuvre en déclarant:
'J'ai vécu comme un enfant qui a joué avec les galets sur une plage où
est enfoui un trésor'.
Les hommes de science mesurent la pauvreté de leur œuvre quand ils voient
tout ce qui reste à découvrir.
L'éloge que vous m'adressez – et qui est pour moi une très heureuse
surprise – est-il justifié ?
Je ne suis pas allé sur la plage aux galets.
J'ai simplement indiqué la direction où pourrait se trouver le sentier
qui y conduit : vous voyez que mon rôle a été modeste.
L'éloge que vous m'avez réservé n'est donc pas mérité.
Mais il pourra le devenir le jour où vous-mêmes, universitaires et
étudiants français, pourrez emprunter le sentier et vous retrouver sur la
plage.
C'est le fruit de votre travail qui pourra donner un sens au mien.
Car alors, et alors seulement, on saura si j'ai orienté la science
économique dans le sens qui convenait.
J'ai confiance dans la recherche scientifique française qui a déjà donné
à la science économique mondiale des noms prestigieux et des œuvres
maîtresses.
Je vous remercie pour l'honneur que vous me faites.
Je vous remercie encore plus pour ce que vous ferez plus tard pour que
l'éloge d'aujourd'hui soit mérité"
C'est en ces termes que Ronald H. Coase, Anglais du
Middlesex, 82 ans cette année, à qui le Comité Nobel a choisi de décerner, en
octobre dernier, le prix 1991 de sciences économiques, conclut son
intervention à la XIIè Université d'Eté des
"Nouveaux Economistes" (1989) où Jacques Garello
l'avait convié et lui avait fait remettre la Médaille d'honneur de
l'Université d'Aix-Marseille III (ci-dessous).
La
grande modestie de R.H. Coase dût-elle en souffrir,
il faut reconnaître que le nouveau Nobel a découvert
deux trésors de connaissance : le concept de "coût de transaction"
et un théorème (le "théorème de Coase" comme
le dénomme, depuis maintenant quelques années, une partie de la communauté
scientifique).
L'Académie
royale suédoise ne s'y est pas trompée.
Elle
n'a pas récompensé(1) l'homme, aujourd'hui professeur émérite de l'Ecole de
Droit de l'Université de Chicago, pour l'ensemble de son œuvre, mais le
chercheur pour ses travaux originaux et plein d'avenir sur les coûts de
transaction et sur les droits de propriété, pour la percée qu'ils ont permis
de faire dans la compréhension de la structure institutionnelle de
l'économie.
L'extraction
des trésors ne s'est pas faite en un jour. R.H. Coase
a écrit maints articles très divers sur des sujets pratiques aussi variés
que, par exemple :
-
le monopole de la B.B.C.,
- l'éclairage public,
- les phares maritimes ,
- les étincelles du train qui mettent le feu aux paysages qu'il traverse,
- les fréquences d'émission des radios,
- la pollution,
- la poste britannique.
Beaucoup d'entre eux furent écrits alors qu'il enseignait à la "London School of Economics" (de
1935 à 1951).
Tous étaient à la frontière du Droit et de l'Economie, dans un "espace
flou" comme diraient aujourd'hui les mathématiciens, en vérité dans une
discipline de la connaissance encore méconnue qui fleurira fin décennie
1970-début décennie 1980 (2).
Le fait est qu'il est reconnu et récompensé pour deux articles désormais
classiques, "La nature de la firme" (3) et "Le problème du
coût social" (4) après que, pendant des années, l'un et l'autre ont été
soit négligés soit mal compris par la plupart des économistes.
I.
La firme et le concept de "coût de transaction".
Comme
l'a rappelé Michael Prowse dans un article du Financial
Times du 16 octobre 1991,
"[…] le travail du professeur Coase sur
les coûts de transaction a commencé quand, étudiant encore non diplômé, il
écrivit un texte sur 'La nature de la firme'.
C'est ce texte qui deviendra la publication de l'année 1937.
Il s'y demande pourquoi les travailleurs se soumettent volontairement à
la direction des entrepreneurs au lieu de vendre leur propre produit [leur
temps de travail] directement sur le marché […]
Après une démonstration rigoureuse, sa réponse est que l'organisation
interne bureaucratique d'une entreprise réduit les coûts de nombre de
transactions que devraient faire les individus indépendants sur le
marché".
Dans
"La nature de la firme", Coase
défia l'orthodoxie prévalant en sciences économiques en se posant une
question simple :
-
pourquoi la firme existe-t-elle ?
- autrement dit, pourquoi des activités sont-elles organisées dans le cadre
d'une firme tandis que d'autres sont organisés entre des firmes ?
- ou encore, pourquoi en certaines occasions, acheteurs et vendeurs échangent
"dans le cadre du marché" tandis que, dans d'autres, ils effectuent
des activités semblables "dans une firme intégrée verticalement" ?
R.H.
Coase exclut d'emblée l'argument selon lequel c'est
la présence de l'incertitude qui est la raison qui pousse les individus à
créer des firmes. Toute production est destinée à une demande attendue avec
incertitude, non à une demande certaine.
Toute
production est par nature le fruit de l'action du chef d'entreprise ou de
l'équipe de direction.
Mais le rôle de l'entrepreneur n'est pas le même que le rôle de la firme.
Les compétences des dirigeants peuvent être louées, et le sont, sur le marché
pour gérer l'incertitude.
Pour pouvoir répondre à la question, il découvre qu'un concept lui manque.
Qu'à cela ne tienne, il le forge sans le dénommer : c'est le concept de
"coût de transaction" qu'on devrait dénommer "coût de
l'échange".
I.A.
Les "coûts de transaction".
Il
est une hypothèse absurde qui, jusqu'à la décennie 1960, a été chère aux
théoriciens de l'"équilibre économique général" : c'est l'hypothèse
de la "gratuité" des échanges.
Pourtant, rien n'est "gratuit" en ce bas monde.
Tout échange fait supporter des coûts à chacune des parties car toute
transaction consomme des richesses (au nombre desquelles figure la durée
d'action de chaque individu).
Que l'échange procure aux parties des gains qui compensent plus que les
coûts, c'est une autre question.
C'est même un fait trop souvent oublié qu'il convient de rappeler en passant
: l'échange libre apporte nécessairement un gain net aux parties sinon elles
n'y procèderaient pas.
Il reste que des richesses auront été détruites pour que l'échange prenne
forme, à savoir, en particulier, pour que les parties :
- obtiennent des informations sur les prix et les caractéristiques des biens
désirés,
- négocient le contrat d'échange,
- suivent les résultats qu'elles obtiennent,
- et (fassent) appliquer le contrat.
Chacune de ces utilisations donne lieu à une facette des coûts de
transaction.
I.B. La décision de création d'une firme.
Grâce au concept de "coût de transaction", la réponse à la question
posée est directe.
Les firmes ne sont que des zones d'activité à l'intérieur de quoi les
économies de richesses procurées par l'organisation interne choisie sont
supérieures à celles que permettraient les relations de marché.
En général, toutes les transactions à faire pour atteindre l'objectif
recherché ne sont pas homogènes, mais très variées.
Quand les coûts de transaction s'élèvent trop, quand les coûts de négocier et
de contracter sur le marché deviennent excessifs, il est économique - au sens
pur du terme - de créer une firme.
Autrement dit, les firmes sont créées si les coûts supportés pour organiser
les activités à l'intérieur du type d'institution qu'elles concrétisent sont
inférieurs aux coûts attendus de l'échange sur le marché, de l'économie de
marché.
Bref, et c'était la conclusion de R.H. Coase à
l'époque, les firmes sont créées parce que les "coûts d'utilisation du
mécanisme des prix" varient.
Il reste que la portée de cette réponse ne saurait être exagérée si on en
croît l'auteur.
Elle est même incomplète à ses yeux comme en témoigne le discours qu'il
prononça à une conférence en son honneur à l'Université de Yale il y a
quelques années (5), où il déclara :
"Mon rêve est de construire une théorie qui nous permettra
d'analyser les déterminants de la structure institutionnelle de la
production.
Dans "La nature de la firme", le travail a été à moitié fait.
Il y est expliqué pourquoi il y a des firmes, mais non comment les
diverses fonctions qui sont remplies par les firmes se répartissent entre
elles.
Mon rêve est d'aider à compléter ce que j'ai commencé il y a
cinquante-cinq années et de prendre part au développement d'une telle théorie
explicative"
II. La relation entre droits de propriété, hommes de l'Etat et Droit
: le "théorème de Coase".
"Le problème du coût social" (1960) est de très loin l'article de
sciences économiques le plus souvent cité dans les revues de sciences
sociales.
Le seul endroit où ce travail reste hors du courant de recherche principal
est chez les partisans de la réglementation de l'économie de marché par les
hommes de l'Etat.
D'une façon générale, le travail de R.H. Coase a
été ignoré par l'état d'esprit dirigiste arc-bouté sur ses croyances dans
l'efficacité du commandement et du contrôle étatiques.
Comme celui intitulé "La nature de la firme", cet article a une
petite histoire, peut-on dire.
Il est le prolongement d'un article qui avait été écrit en 1958 sur la
Commission Fédérale de Communications et qui avait fait grand bruit chez les
principaux chercheurs de l'Université de Chicago.
Ce que cet article de 1958 suggérait défia les uns et les autres au point de
les amener à inviter R.H. Coase, alors professeur à
l'université de Virginie (Etats-Unis), à venir défendre l'idée. Il accepta.
Le dernier soir de son séjour dans cette Université, moment que George
Stigler a décrit comme "un des événements intellectuels les plus
excitants de [s]a vie", R.H. Coase refit sa
démonstration à vingt théoriciens de premier plan (parmi eux, deux futurs
Nobel : George Stigler et Milton Friedman) jusqu'à ce que tous soient
finalement persuadés par sa logique.
"Le problème du coût social" est en définitive un défi gagnant à la
conception orthodoxe des "externalités" qui prévalait jusqu'alors en
sciences économiques, depuis les travaux de A.C.
Pigou (6).
Pour le gagner, Coase a introduit le concept de
"droit de propriété" et défini avec ses mots le concept
d'"externalité" (ou d'"effet externe").
II.A. Les "externalités" et les "droits de propriété".
Il
y a "externalité" chaque fois qu'une personne mène une action et
que cette action a un effet externe, i.e. un effet sur autrui. Si autrui
se voit enrichi, bénéficie d'un gain, on dit que l'effet externe est positif,
qu'il y a externalité positive.
S'il se voit appauvri, supporte une perte, on dit que l'effet externe est
négatif, qu'il y a externalité négative.
L'exemple d'externalité toujours évoqué est l'externalité négative dénommée
"pollution".
Selon la conception conventionnelle, la pollution est même un
"problème" nécessitant une action correctrice du gouvernement pour
deux raisons.
Primo, en choisissant leurs technologies ou leurs niveaux de
production, les firmes ne prennent pas en considération l'ensemble des coûts
sociaux qui résulteront de leur comportement irresponsable ou des pertes
qu'elles infligeront à leur environnement.
Secundo, toute externalité donne naissance à une mauvaise allocation
des ressources.
L'analyse de A.C. Pigou, qui a conduit à cette
conception, s'était centrée sur la production de l'effet externe négatif.
Selon R.H. Coase, les externalités ne sont pas un
"problème".
Elles n'ont pas pour fondement l'action d'un individu qui cause des dommages
à un autre.
Bien au contraire, elle témoigne d'un simple conflit entre individus sur
l'utilisation de ressources rares non appropriées car une externalité
renferme toujours une relation de réciprocité entre deux parties, celle qui
la produit et celle qui la consomme.
La partie consommatrice ne peut être ignorée dans l'analyse de la situation,
ni éventuellement dans la politique correctrice.
Dans le cas de la pollution de l'air, les firmes qui produisent cette
externalité négative ne font qu'utiliser l'air pour émettre des polluants
tandis que les voisins souhaitent respirer l'air frais.
II.B.
Le théorème de Coase (et son corollaire: le
théorème de la neutralité).
a)
Enoncés:
Les
externalités ne se produisent que si les droits de propriété sur les
ressources rares n'existent pas.
Quand les droits de propriété sont bien définis et appliqués sans difficulté,
il n'y a pas à se soucier des externalités.
Dans le cas où il n'y a pas de barrière à l'échange entre la partie
productrice et la partie consommatrice, c'est-à-dire où les coûts de
transaction sont bas, une externalité ne donne pas naissance à une mauvaise
allocation des ressources.
Si les coûts de transaction sont bas et s'il n'y a pas de droit de propriété,
les décisions des hommes de l'Etat en matière d'attribution de droits de propriété
– ou de privilèges légaux – soit à l'une, soit à l'autre partie, n'ont aucun
effet sur l'allocation des ressources.
b) Démonstrations:
Considérons une usine au bord d'une rivière.
Pour fonctionner, elle a besoin de prendre de l'eau dans la rivière et de l'y
rejeter : l'usine produit ainsi un liquide résiduaire qui détériore la faune
et la flore de la rivière.
R.H. Coase prit, à l'occasion, l'exemple des
flammèches des trains qui brûlent les terres agricoles.
1)
S'il n'y a pas de coûts de transaction et si les droits de propriété sont
bien définis et respectés, le producteur et le consommateur de l'externalité
négative ont l'incitation habituelle du marché pour négocier un échange de
quantité de biens mutuellement bénéficiaire entre eux et, par conséquent,
pour l'"internaliser" (en fait, le faire disparaître).
Les gains tirés d'un tel échange quantitatif sont rendus maximaux quand
celui-ci porte sur une quantité pour laquelle le coût de la dernière unité
pour une partie est égal au bénéfice tiré par l'autre partie de la dernière
unité.
Il n'y a pas de mauvaise allocation possible de ressources.
Bien qu'on raisonne en termes de possession de droits de propriété, deux cas
opposés sont à distinguer :
i)
La rivière a un propriétaire tout comme l'usine.
Pour pouvoir disposer de l'eau, le propriétaire A de l'usine doit obtenir la
permission du propriétaire B du cours d'eau, dont le poisson sera affecté
négativement par le liquide résiduaire de l'usine.
La pollution détruira une partie des poissons et causera un dommage à B.
"A" pourra obtenir cette permission à condition de fournir une
compensation à "B".
La solution sera ainsi trouvée par le marché.
"A" trouvera profitable de payer une indemnité à "B" pour
le volume d'eau résiduaire déversé (pour la quantité de poissons détruite) où
le bénéfice qu'il tire du dernier litre déversé est égal au coût que
"B" supporte du fait de la mort de dernier poisson de la quantité
en question.
La clé qui permet de résoudre le problème des flammèches, dit-il ailleurs,
est de laisser les compagnies ferroviaires et les agriculteurs établir
personnellement comment rendre minimum les coûts pour éviter les feux.
Et il ajoute que si, au contraire, les hommes de l'Etat donnent, à une
partie, des "droits" qui sont en fait autant d'atteintes aux
"droits de propriété"existants, ils ne
minimiseront que très rarement les coûts totaux car, de cette manière, ils
auront créé des coûts en atténuant lesdroits de
propriété des uns ou des autres.
ii)
Supposons maintenant que "A" a le droit légal – la capacité
juridique – d'utiliser le cours d'eau pour déverser l'eau résiduaire, tandis
que "B" n'est plus propriétaire de la rivière, mais a seulement la
capacité juridique de pêcher.
Ce sera cette fois "B" qui voudra verser une compensation à
"A" pour réduire le volume d'eau résiduaire déversée au niveau où
le bénéfice de pêcher un poisson de plus est égal au coût pour "A"
de déverser un litre d'eau résiduaire en moins.
Le résultat du processus d'échange est le même qu'auparavant : le marché
fournit (pourrait fournir si la transaction était permise) la solution en
amenant "le prix" au niveau où la pollution est au moins compensée
par l'augmentation de la production de biens et services.
D'une façon générale, et à condition de supposer que les variations du
patrimoine en relation avec la transaction n'altèrent pas la demande, le
résultat est le même que ce soit le producteur ou le consommateur de
l'externalité qui détienne le veto sur l'utilisation des ressources inhérent
à son droit de propriété (c'est le corollaire dit de la neutralité).
2)
S'il n'y a pas de droit de propriété défini et pas de coût de transaction,
l'incitation du marché est beaucoup moins grande pour les parties, mais elle
n'est pas nulle. Les préférences des individus concernant le risque
apparaissent déterminantes.
Coase prend l'exemple d'une bande de terre non
enclose, ni appropriée entre la propriété du céréalier et celle d'un éleveur.
Le céréalier aimerait planter du blé mais il s'attend à ce que le bétail qui
passera par là l'endommage inévitablement en se
déplaçant.
Il s'ensuit qu'il ne cultive pas la terre à cause de ce risque de perte.
Cette situation peut être ou non socialement optimale. Si la société valorise
marginalement plus le blé que le bétail, c'est-à-dire donne un prix plus
élevé au dernier épi de blé qu'à la dernière tête de bétail, la situation
n'est certainement pas optimale, puisque le céréalier ne peut ou ne veut
utiliser la parcelle de terre, tandis que l'éleveur peut engraisser davantage
de têtes de bétail à un coût d'engraissement nul.
Pour ce dernier, ce coût nul concrétise une externalité positive.
Supposons maintenant qu'on ne connaisse pas l'utilisation de la bande de
terre la plus efficace du point de vue de la société.
Supposons aussi que le céréalier ne soit pas rebuté par le risque de perte et
prenne sa chance.
Il y plante du blé et tire un bénéfice de la vente … de ce qui n'aura pas été
détruit par le bétail.
Supposons enfin que le céréalier décide de poursuivre l'éleveur devant les
tribunaux pour destruction partielle de sa moisson.
Le tribunal se trouvera dans une position difficile pour décider s'il doit
tenir compte ou non des dommages. Nos deux agriculteurs ont des droits égaux
sur la terre, c'est-à-dire aucun droit ou, autrement dit, des "droits d'occupation
illégale".
Il faut néanmoins que le juge rende un jugement de valeur. Peu importe qu'il
décide d'accorder propriété privée de la terre soit au céréalier, soit à
l'éleveur.
Une fois ce droit accordé, quelle que soit la direction du jugement (en faveur
du céréalier ou de l'éleveur), la terre sera désormais affectée à son
utilisation la plus efficace, évaluée socialement le plus.
3)
Et s'il y a des coûts de transaction élevés, que se passe-t-il?
R.H. Coase n'envisage pas ce cas, vraisemblablement
pour ne pas compliquer inutilement l'analyse et la développer dans toute sa
pureté.
Bien évidemment, si on veut déterminer les conséquences de cette dernière
hypothèse, il faut se rendre compte qu'on est ramené à la question précédente
… de l'existence de la firme et à la réponse donnée : la firme est créée pour
réduire les coûts de transaction élevés. Pour les connaître avec précision,
il suffit de combiner le concept de "coût de transaction" et le
concept de "droit de propriété" (7).
c)
Conséquences.
De
ce théorème se déduit que là où il n'y a pas de barrière à l'échange entre le
producteur et le consommateur de l'externalité, l'intervention du
gouvernement n'est pas nécessaire car une "solution de marchandage"
émerge spontanément : l'externalité est "internalisée" par
l'échange entre les parties en question.
Les arrangements volontaires entre individus ont pour résultat une allocation
des coûts plus judicieuse que celle que les lois, décrets ou règlements
peuvent imaginer.
Le marché est efficace.
Autre conséquence, les "biens publics" à quoi les externalités sont
volontiers identifiées par les dirigistes, ne sont pas aussi ordinaires qu'on
veut bien le supposer.
Plus important, le véritable trouble que fait naître le coût social (8) ne
tient pas dans les externalités elles-mêmes, mais plutôt dans ces barrières à
l'échange que sont les coûts de transaction et les atténuations (ou
amputations totales ou partielles) des droits de propriété qui empêchent
toute solution marchandée d'émerger.
Si les droits de propriété ne peuvent pas être établis ou les coûts de
transaction réduits à leur minimum, alors seulement il faudra convenir que le
marché est en échec.
En définitive, toutes ces conséquences qu'a inspirées l'analyse de Coase ne pouvaient rester sans effets importants sur
l'action des législateurs nationaux dans la mesure où le théorème explique la
relation entre droits de propriété, hommes de l'Etat et Droit.
Il a en fait sapé les bases de l'analyse de A.C.
Pigou sur laquelle ils avaient tendance à s'appuyer et suscité des
implications de nature politique entièrement différentes de celles à quoi
cette analyse menait jusqu'alors.
III.
Implications de l'analyse de R.H. Coase en termes
de coûts de transaction et de droits de propriété.
L'analyse
de Pigou s'était concentrée sur le producteur de l'externalité.
Pareillement, la solution qu'il avait proposée était à appliquer
unilatéralement au producteur.
Avec une externalité négative, le producteur devrait être assujetti à un
impôt égal à la taille de la divergence entre le coût social marginal et le
coût privé marginal.
Avec une externalité positive, il devrait recevoir une aide égale à la
différence entre le bénéfice social marginal et le bénéfice privé marginal.
L'intention dans les deux cas était que tous les coûts (où les
bénéfices) sociaux affectent le producteur de l'externalité.
Au contraire, Coase a symétrisé la situation de
l'externalité.
Pareillement, la solution qu'il a laissé entrevoir sera à appliquer aux deux
protagonistes.
Et il a fait valoir que le "conflit" sera résolu sans difficulté si
la partie productrice et la partie consommatrice de l'externalité ne sont pas
arbitrairement séparées par les hommes de l'Etat.
L'intervention du législateur ne sera pas nécessaire sauf exceptions.
Bien plus, toute réglementation gouvernementale particulière
sera le plus souvent pernicieuse.
Si, dans la situation analysée, les droits de propriété n'existent pas et les
coûts de transaction sont faibles, au juge de jouer.
La voie à suivre est tout simplement celle de l'attribution par ses soins de
droits de propriété à l'une des parties.
Très concrètement, son analyse a affecté le débat sur la politique antitrust.
Elle a conduit à faire reconnaître que beaucoup de contrats d'affaires, jugés
antérieurement anti-concurrentiels, sont, en fait, des artifices ingénieux
destinés à mitiger une variété de coûts de transaction.
Par exemple, beaucoup de restrictions verticales (en particulier,
distribution exclusive, maintien d'un prix de revente) sont des moyens
contractuels pour permettre aux entreprises produisant des biens de
consommation de contrôler la qualité du produit au stade de la distribution
et du détail, plutôt que des tentatives pour monopoliser les marchés.
La politique de l'environnement a aussi tenu compte de l'analyse.
Il y a eu de nombreuses expériences qui ont d'abord établi un niveau de
pollution propre à une zone géographique, puis assigné aux entreprises des
droits de polluer transférables.
Les entreprises qui sont plus efficaces dans la lutte contre la pollution
vendent des droits de polluer à celles qui sont moins efficaces.
Le concept récent d'échange de droits de polluer n'est jamais qu'une
application retardée du théorème de Coase.
L'analyse de Coase est enfin remarquable pour
répondre à certaines questions que soulèvent les titres financiers.
Par exemple, elle permet de répondre à la question de savoir si les
actionnaires devraient être responsables vis-à-vis des obligatoires pour le
dommage que les rachats d'entreprise par ses salariés (ou les recapitalisations)
provoquent sur les prix des obligations (9).
IV.
Conclusion.
Les
hommes politiques qui disent que les aéroports, les écoles et les autoroutes
sont des biens publics par nature ou trop complexes pour être privatisés
devraient lire l'étude de Coase sur l'éclairage
privé de la Grande Bretagne.
A première vue, seul le gouvernement peut fournir le service d'éclairage à
cause de la difficulté d'identifier les clients, d'établir les prix et d'être
payés pour le service.
Coase prouve néanmoins que le marché est capable de
développer des contrats privés pour rendre le service à la fois efficace et
profitable.
Plus généralement, dans un état de droit où les coûts de transaction sont
réduits au minimum, le but des hommes politiques devraient être de voir la
propriété de tout ce qui existe dans les mains des personnes privées.
"Nous conseillons aux gens de l'Europe de l'Est, le marché",
a dit Coase en apprenant qu'il était lauréat du
prix Nobel (10),
"mais ce n'est pas facile de passer au marché quand on n'a pas
toutes les institutions qui le rendent possible"
Et Coase de citer trois institutions essentielles :
- un système de droits de propriété transférables,
- des contrats applicables et
- une monnaie fiable.
Nous ajouterons, pour notre part, que les détériorer quand on les possède
comme cela a été fait en France, au départ, dans la décennie 1930 (avec en
particulier la destruction de l'étalon-or et la création du contrôle des
changes sur ses décombres), puis dans la décennie 1940 (avec en particulier la
destruction des assurances sociales, la création de l'organisation de la
sécurité sociale obligatoire sur leurs décombres et les étatisations de
firmes de diverses natures), puis dans la décennie 1960 (avec en particulier
l'instauration de la "politique agricole commune"), puis dans la
décennie 1980 (avec en particulier une nouvelle vague d'étatisations de
firmes de tout nature), puis dans la décennie 1990 … (le cauchemar serait-il
fini ?) est véritablement un délit social majeur commis par les hommes de l'Etat
qui s'en sont rendus coupables.
A une époque où le spectre de la re-réglementation
plane au-dessus de l'économie mondiale à l'instigation des institutions
internationales créées par les hommes de l'Etat dirigiste au lendemain de la
guerre de 1939-45 (Organisation des Nations Unies, Fonds monétaire
international, Banque internationale pour la reconstruction et le
développement, etc.) (11), depuis (Organisation de coopération et de
développement économique, Communauté économique européenne, etc.) ou très
récemment (Banque européenne pour la reconstruction et le développement),
l'Académie royale suédoise des sciences a rappelé, en honorant R.H. Coase, les véritables clefs de la liberté économique et
du progrès social que sont la propriété privée, les contrats et les marchés
libres.
Puissent, comme pourrait le dire R.H. Coase, les
coûts de transaction déjà très élevés que constituent les hommes de l'Etat
pour les individus, ne plus augmenter !
Puissent
ces derniers réussir à les réduire !
Notes.
(1) Le montant est de l'ordre de 5 650 000 francs.
(2) Cette discipline est connue en France sous la dénomination "Analyse
économique du droit". Cf. par exemple le précis que vient d'écrire
Bertrand Lemennicier sur le sujet sous le titre Economie
du droit. Il est publié par les Editions Cujas.
(3) Coase, R.H. (1937), "The Nature of the Firm", Economica , n.s., 4, novembre,
pp.386-405.
(4) Coase, R.H. (1960),
"The Problem of the Social Cost", Journal of Law and Economics,
3, octobre, pp.1-44.
(5) Cf. Lehn, K. (1991), Wall Street Journal, 18-19 octobre.
(6) En particulier, Pigou,
A.C. (1929), The Economics of Welfare, MacMillan, Londres.
(7) On ne
saurait trop souligner qu'en écrivant "Ironiquement, cependant, le
travail du Professeur Coase sur les coûts de
transaction mine son propre théorème de Coase"
sous prétexte qu'il ne fait pas intervenir les coûts de transaction dans son
cadre d'analyse, Michael Prowse donne un coup de
patte à R.H. Coase dans The Financial Times
du 16 octobre 1991 qui passe pour le moins à côté de la question
scientifique, pour ne pas écrire qu'il est nul et non avenu.
(8) Remarquons en passant que R.H. Coase a avancé
aussi une troisième méthode (après celle de Pigou et celle de Viner) pour
rendre égaux le coût privé et le coût social. Avec sa méthode, il devient
difficile de voir apparaître une divergence entre les deux coûts ; en fait,
cette difficulté semble avoir poussé Coase à
ignorer le concept de coût social et à soutenir qu'à ce titre, la mesure
qu'il propose se distingue des mesures traditionnelles (cf. Cheung, S.N.S.
(1980), "The Myth of Social Cost", CATO Paper, n°16,
pp.15-16 et pp. 57-59).
(9) La tradition du droit des entreprises aux Etats-Unis a toujours voulu que
les obligataires puissent contracter une protection contre de tels événements.
L'émergence des contrats d'"option de vente", ces dernières années,
est allé dans ce sens et, d'une certaine façon, renforcé la tradition.
(10) Cf. Wall Street Journal, op.cit.
(11) Il n'y en avait pas auparavant digne de ce nom. La Banque des Règlements
Internationaux était privée, la Société des Nations avait été un vœu, plus
qu'une réalité.